L’OUVERTURE DE LA SINGULARITE
Pour comprendre comment une personne reconstitue son « soi incarné » et comment elle est réhabilitée (Seymour, 1998), il faut d’abord comprendre comment son soi incarné est perturbé par la maladie. Les deux explications sont liées l’une à l’autre. Pour Wendy Seymour, la maladie ou l’accident perturbe le « soi incarné » dans la mesure où il introduit un décalage entre le soi et le corps, et entre l’image de soi par soi et l’image de soi par les autres; inversement, le processus d’incarnation est le processus qui permet de réduire ce double décalage. Mon objectif est, je le rappelle, de partir de l’expérience particulière des personnes, qui est l’expérience de la transformation de leur corps à travers la maladie et à travers l’interaction avec des aides techniques et humaines; je veux analyser comment cette transformation du corps est simultanément une transformation du sujet et de son monde. Comprendre cette transformation demande de mettre en question ce qu’est la personne : de suspendre pour un temps l’intégrité physique et subjective de la personne, et son intégrité individuelle. La notion de singularité est l’outil analytique qui me permet de réaliser cette mise en suspens de la personne comme entité définie : comme corps et comme soi. Cette mise en suspens est ce que j’appelle l’ouverture de la singularité; cette ouverture sera réalisée de deux façons : d’une part par le regard des acteurs et de l’observateur (section 1.1.), d’autre part, par la maladie (section 1.2.). Dans une troisième section (section 1.3.), je montrerai que l’interaction entre une personne et un fauteuil doit être analysée comme une transformation de cette singularité : de son corps et de son monde.
L’ouverture de la singularité par les acteurs et le regard de l’observateur
Le point d’entrée pour mon analyse de la singularité, de son ouverture et de sa fabrication, est la notion de dispositif d’aide. Sous le terme « dispositif d’aide », j’englobe les aides techniques, les aides humaines et les appareillages. Dans le vocabulaire technique employé par les acteurs, la notion d’appareillage désigne les appareils qui compensent un déficit moteur ou sensoriel, dans un rapport étroit et constant avec le corps. Ces appareils sont amovibles par rapport au corps. La notion d’aide technique désigne des outils, des instruments voire des méthodes utilisables pour se mouvoir, toucher, saisir, manipuler des objets, accomplir les actes de la vie quotidienne. La notion d’aide humaine désigne l’ensemble des personnes dont le rôle ou la profession est d’aider les personnes handicapées pour réaliser tous les actes de la vie quotidienne. Le terme « dispositif d’aide » peut également englober les aides animales (chiens et singes), des opérations chirurgicales (trachéotomie, arthrodèse, etc). Chacune des notions utilisées par les acteur est précise et relativement technique; j’emploierai parfois ces notions dans la suite du texte. Mais en général, j’emploierai la notion de dispositif d’aide. Pour justifier cet emploi, je m’appuie sur l’héritage de la sociologie des sciences et des techniques.
Un premier enseignement de la sociologie des sciences et des techniques est le suivant. L’analyse ne doit pas focaliser son attention sur la nature du dispositif, technique ou humain, mais plutôt sur ce qu’il fait et fait faire. Cette sociologie des sciences et des techniques a également montré que les entités n’étaient jamais de « race pure », mais des « hybrides ». Les dispositifs d’aide sont généralement des associations d’entités humaines et d’entités non-humaines. Par exemple, une personne qui marche difficilement mais qui possède encore un peu de force dans les bras peut choisir un fauteuil roulant manuel. Elle pourra se déplacer seule sur de petites distances, mais fera appel à une autre personne pour la pousser lors de trajets plus longs. Enfin, la notion de dispositif d’aide permet de laisser indéterminée la question du sujet et de l’objet de l’action. Par exemple, le lève-malade facilite les transferts (lit-fauteuil-WC-bain…), mais la question de savoir qui est aidé (l’infirmière ou le patient) est laissée ouverte.
Pour analyser l’ouverture et la fabrication des singularités en prenant comme point d’entrée et fil conducteur le dispositif d’aide, j’ai réalisé différents terrains composés essentiellement d’observation ethnographique et de conversations informelles ou d’entretiens plus formels. Parmi ces différents terrains, trois sont centraux : un séjour ethnographique dans deux Services Régionaux d’Aide et d’Information (SRAI) de l’AFM, un séjour ethnographique dans un centre d’essai de fauteuils dans un hôpital et un séjour avec un revendeur de matériel. Chacun de ces séjours avait pour but de faire varier mon point de vue, variation qui permet de mettre en évidence un aspect du processus à chaque fois différent.
Suivre un acteur particulier, c’est prendre sa position et observer la situation à travers ses yeux puisque très souvent l’acteur présente la situation à l’observateur et lui restitue ses impressions après. Pour chaque acteur suivi, j’ai cherché à le laisser diriger mon regard. On peut caricaturer et simplifier les trois points de vue adoptés de la manière suivante. Le revendeur centre son et mon attention sur le dispositif d’aide, le SRAI centre son et mon attention sur la famille et dans le centre d’essai, l’attention du kinésithérapeute et la mienne sont centrées sur le patient. A ces trois terrains, s’est ajouté un terrain secondaire : le suivi d’une innovation technique. Pour présenter chacun des terrains réalisés, je partirai de conversations ou d’entretiens dans lesquels les acteurs m’expliquent quel est le rôle du service où je vais me rendre. L’ordre de présentation des terrains ne suit pas l’ordre chronologique dans lequel je les ai effectués, mais plutôt leur ordre d’importance pour la thèse .
SEJOUR DANS LES SERVICES REGIONAUX D’AIDE ET D’INFORMATION (SRAI)
Les Services Régionaux d’Aide et d’Information ont été créés par l’AFM après le premier Téléthon pour aider les familles à résoudre les problèmes liés à la maladie neuromusculaire d’un de leurs membres. Pour présenter les SRAI et le terrain que j’y ai réalisé, je partirai d’un entretien avec J.-L. Sarran datant de juin 1998, dont le but était d’organiser mon séjour. J.-L. Sarran était alors responsable du service aux personnes de l’AFM; il supervisait les SRAI au niveau national. Sa présentation des SRAI permet de décrire le point de vue que j’adopterai sur ce terrain et la position qui sera la mienne. La création des SRAI par l’AFM part d’un double constat :
Extrait 1.1.1.
J.-L. Sarran : le constat, c’est qu’il n’existait pas dans le dispositif médico-social français qui est déjà bien étoffé, qui comporte un certain nombre de choses… Il manquait probablement un professionnel, capable de faire… d’être dans une famille et de regarder les choses le plus globalement possible, c’est-à-dire faire le tour le plus exhaustif possible de tous les problèmes qui se posent à la famille à partir du moment où survient la maladie… autrement dit de faire un état des lieux le plus précis possible. Cela, c’est la première chose. La deuxième chose qui va avec cela, c’est de miser sur le fait que les familles, les malades ont des compétences et qu’il n’y aura pas de salut si on ne part pas des compétences des gens et si on n’utilise pas les compétences des gens et si on ne les aide pas à reconnaître les compétences qu’ils ont, mais ils ne savent même pas qu’ils les ont à certains moments et éventuellement à en acquérir d’autres avec le temps… […] Ce professionnel va jouer le rôle d’interface entre la famille et l’ensemble du réseau médico-social qui existe, qui a toutes les réponses, mais ces réponses, elles sont partialisées. […] Cela veut dire aussi qu’il faut aider les gens internes du réseau, les professionnels du réseau, en termes d’informations, de formations, en termes de regard porté sur le malade. (Entretien avec un responsable AFM, J.-L. Sarran, juin 1998) .
D’une part, lorsqu’une famille est confrontée à la maladie, elle se trouve face à des professionnels médico-sociaux qui chacun ne prend en charge qu’une partie bien précise de ses problèmes. D’autre part, ces professionnels ne s’appuient pas sur les compétences de la famille pour solutionner ses problèmes et ne s’adaptent pas à elle. Le SRAI est alors conçu par l’AFM comme un service intermédiaire entre la famille et le réseau de professionnels, mais il ne peut jouer ce rôle que s’il possède une double vue générale : sur la famille et sur le réseau. Le SRAI doit avoir un regard qui surplombe à la fois la famille et le réseau médico-social pour pouvoir discerner les relations internes aux deux parties et développer de nouvelles relations entre les deux. Cet objectif attribué généralement aux SRAI par l’AFM explique le terme « technicien d’insertion » : le but du SRAI est d’une part d’insérer la famille dans un réseau où elle trouve les moyens de résoudre les problèmes posés par la maladie neuromusculaire et d’autre part d’insérer les professionnels dans ce réseau tourné vers la maladie neuromusculaire. Le travail du SRAI – sa raison d’être – est de créer un réseau de compétences sur la maladie neuromusculaire où familles et professionnels sont insérés et reliés l’un à l’autre.
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Table des matières
Introduction Générale
1ère Partie. Le dispositif technique : Fabrication de la singularité
Introduction de la 1ère partie
Chapitre 1. L’ouverture de la singularité
Introduction
1.1. L’ouverture de la singularité par les acteurs et le regard de l’observateur
1.1.1. Séjour dans les Services Régionaux d’Aide et d’Information (SRAI)
1.1.2. Séjour dans un centre d’essais de fauteuils roulants
1.1.3. Tournée avec un revendeur de matériel
1.1.4. Début d’enquête chez un industriel
1.1.5. Le fauteuil roulant : histoire d’une rencontre
1.2. L’action de la maladie sur la singularité et le collectif
1.2.1. La maladie comme rétraction de la singularité
1.2.2. L’action de la maladie sur le collectif
1.3. Vers la fermeture de la singularité : le dispositif d’aide comme technique du corps
Chapitre 2. Une anthropologie de l’ajustement
Introduction
2.1. La fabrication de la singularité
2.1.1. Transformation de la matérialité / Ajustement matériel
2.1.1.1. Epreuve pour la singularité : mise en cause des liens entre le corps et le fauteuil
2.1.1.2. Transformation de la matérialité : fabrication d’une matérialité commune
2.1.1.3. Formation d’une matérialité rigide / Formation d’une matérialité souple
2.1.1.4. Le fauteuil comme technique du corps
2.1.2. Transformation du monde / Ajustement émotionnel
2.1.2.1. Emergence d’une action et attribution de cette action à la singularité
2.1.2.2. Emergence de la créativité
2.1.2.3. Ouverture au monde
2.2. La fabrication du collectif et du monde
2.2.1. Le dispositif comme dispositif collectif d’aide
2.2.2. Le dispositif comme fabrication d’un monde
2.3. La prothèse
2.3.1. Définition de la prothèse
2.3.2. Prothèse et articulation
Conclusion de la 1ère partie
2ème Partie. Le dispositif discursif : Emergence de la per-sonne
Introduction de la 2ème partie
Chapitre 3. Le statut du discours dans le champ du handicap
Introduction : « Voulez-vous bien être politiquement correct ? »
3.1. Les modèles discursifs du handicap
3.1.1. Mise en tension des modèles selon un axe « individu – société »
3.1.2. Les modèles individuels
3.1.3. Les modèles sociaux
3.2. Le statut du discours dans le champ du handicap
3.2.1. Le modèle des Disability Studies, un modèle radical
3.2.2. le discours sur le handicap : un discours politique
3.2.2.1. Quand dire, c’est faire / agir
3.2.2.2. Quand dire c’est définir un collectif et identifier
3.3. Le maniement du discours : une situation éthique
Chapitre 4. « Vaincre Les Myopathies » (VLM) :
Ouverture d’un espace de justification
Introduction
4.1. « Vaincre Les Myopathies », une re-présentation de l’AFM
4.2. Choix de la méthode
4.2.1. La méthode Evalog© : méthode des mots associés
4.2.2. La méthode RéseauLu©
4.3. L’ouverture d’un espace de justification
4.3.1. Préparation des données et constitution d’une base de données relationnelle
4.3.1.1. Saisie des données : encodage
4.3.1.2. Précodage des données : définition de catégories
4.3.1.3. Constitution d’un échantillon de textes
4.3.2. Un espace de justification et un discours
4.3.2.1. Une carte spatiale
Analyses sur les titres
Analyses sur les textes
Cartographie du contenu de VLM
4.3.2.2. Une ligne temporelle
Importance des catégories les unes par rapport aux autres
Variation de l’importance des catégories au cours du temps
Chapitre 5. Le discours développé dans VLM : un discours prosthétique
Introduction
5.1. Un Discours politique et éthique
5.1.2. Qui parle dans VLM ?
5.1.3. L’éditorial : mise en mouvement des acteurs
5.2. L’évolution du discours de l’AFM
5.2.1. Périodisation
5.2.2. Description des différents modèles mobilisés par l’AFM au cours de son histoire
5.2.2.1. 1983-1987. « Lutter contre » : une maladie oubliée, la myopathie L’AFM se situe dans le champ de la maladie De la maladie à l’action sociale
5.2.2.2. 1988-1994. Vivre avec : constitution d’une politique médico-sociale autour de trois axes Articulation de la recherche, du médical et du social Organisation du domaine médico-social autour de trois axes
5.2.2.3. 1995-1999 : Vers le médicament et la citoyenneté
5.3. Un discours prosthétique
Conclusion de la 2ème partie
3ème Partie. Le dispositif institutionnel
L’institution de la personne
Introduction de la 3ème Partie
Chapitre 6. Normalisation et institution
Introduction
6.1. Accéder aux personnes
6.1.1. Le projet Gâte Argent
6.1.2. L’établissement La Forêt
6.1.3. Centre de Rééducation et de Réadaptation pour Adultes de Coubert
6.2. Handicap, norme et institution
6.3. Le processus de normalisation
6.3.1. Les présupposés de l’analyse classique de la normalisation la normalisation comme réduction de la différence
6.3.2. Une nouvelle interprétation de la normalisation la normalisation comme fabrication de la différence
6.3.2.1. La réadaptation : éclatement des normes
6.3.2.2. L’interaction comme production d’une norme
6.3.2.3. Instituer les différences et les insérer dans le social
6.4. Les cadres institutionnels de l’interaction
6.4.1. L’établissement La Forêt
6.4.1.1. Vivre en collectivité
6.4.2.2. Un lieu de vie et de soin
6.4.2. L’habitat-services Gâte Argent
6.5. L’institution de la personne : un processus ambivalent
Chapitre 7. Le projet Gâte Argent
Introduction
7.1. Emergence d’un projet
7.2. Conception du projet
7.2.1 Dimension du projet : une recherche-action
7.2.2. Démarche
7.2.3. Utilisation dans la démarche du modèle de l’OMS et de la notion de « situation handicapante »
7.2.3.1. Généralisation
7.2.3.2. Normalisation
7.2.3.3. Banalisation
7.2.4. Le statut du projet : Habitat-Services
7.2.5. De la conception à la réalisation
7.3. La réalisation
7.3.1. L’autonomie
7.3.1.1. Autonomie : se prendre en charge et se décharger
7.3.1.2. Autonomie, sécurité et responsabilité
7.3.2. Vivre chez soi
7.3.2.1. La circulation de l’information
7.3.2.2. Les cadres de l’interaction
7.4. Evolution du projet
Conclusion de la 3ème Partie
Conclusion Générale
Bibliographie
Annexes
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