« Peintre d’histoire, ancien pensionnaire de l’Ecole de France à Rome, membre de l’Académie de Florence, etc. ». Ainsi se présente toute sa vie, sous ces titres ronflants, un artiste aujourd’hui bien oublié, Louis Lafitte (1770-1828). Bien oublié, ou plus exactement, méconnu, car son nom s’est frayé un chemin, peut-être justement en raison de cette formule inlassablement égrenée dans les journaux à chaque parution d’un nouvel ouvrage illustré. Et, deux siècles et demi après sa naissance, il évoque spontanément pour les historiens de la période le souvenir de douze délicieuses nymphes illustrant si joliment le calendrier républicain, ou plus sinistrement, celui des Formes acerbes, ou encore celui de La Fusillade du Champ de Mars. Mais guère plus. Ce décalage entre les titres, indiquant a priori un artiste éminent, et le peu d’œuvres à mettre à son actif, voilà bien de quoi s’interroger, et c’est la cause première de ce travail de recherche doctorale : combler le vide. Qu’a oublié de nous transmettre l’histoire des arts, et, somme toute, y avait-il seulement de quoi transmettre ? Pourquoi cet ensevelissement ?
BIOGRAPHIE
Les années de jeunesse
Louis, né le 15 novembre 1770, est le deuxième enfant survivant — et le deuxième fils — de Jean Lafitte et Louise Bidault, mariés le 20 avril 1766 . Il a été baptisé à Saint Germain l’Auxerrois. Parrain et marraine sont des parents en ligne maternelle, Louis Gommetaud, son cousin germain, et Angélique Salbert, sa tante . La famille loue « rue Saint Honoré, du côté de la rue des Bourdonnais » un espace suffisamment vaste pour comporter à la fois des pièces à usage d’habitation, et un local dédié à l’activité professionnelle. Aucun document ne vient préciser cette question, mais il doit être commode et tout à fait satisfaisant, car Jean Lafitte ne quitte ce logement qu’après le décès de sa femme en 1817. Quatre autres enfants complèteront la famille : Cyr Henry (1768 -1850), Madeleine Louise (1772 – après 1850), et Henriette Louise (1777 – 1836). Il est question dans un acte de 1782 d’un fils Jean, et nous supposons qu’il s’agit du premier enfant du couple, peut-être né en 1767, et qui a dû disparaître assez jeune . Henriette-Louise a épousé un traiteur-restaurateur, parfois qualifié de pâtissier, Marc Christophe Koller ; ils ont tenu un restaurant à Montmartre, qu’elle a continué à exploiter après le décès de son mari en 1832. Un seul de leurs quatre enfants a pu faire souche, mais nous n’en avons pas trouvé de traces. Fidèle au modèle familial, elle est morte rentière après 1850, sans doute en Eure-et-Loir. Nous ignorons à peu près tout des deux autres, si ce n’est qu’ils sont restés célibataires, et qu’ils résidaient avec leur père dans la même pension de famille — peut-être même sont-ils restés ensemble toute leur vie. Voilà l’image d’une famille qui s’éteint, le nom se perd, puisque la seule descendante sera Antonia, la fille de Louis. Une famille qui pourtant avait produit de nombreux rejetons tout au long du XVIIIe siècle, conformément au modèle démographique du temps. Le milieu natal, la tradition familiale, peuvent être des déterminismes parfois contraignants, qui, à des degrés divers, influent, pèsent, voire imposent des orientations sur le devenir de tout individu. Mais celui-ci ne se résume pas à son hérédité ; il apporte ses propres composantes, ses caractéristiques, ses potentialités, qui se développeront, ou non, selon l’éducation qu’il recevra, les rencontres qui le feront avancer, les soutiens qui le maintiendront sur la voie qu’il a choisie. Très peu de documents ou de témoignages apportent des informations sur son enfance et son éducation. À vrai dire, il n’y en a que deux, encore sont-ils complètement contradictoires ; leur seul point de convergence, la vocation d’artiste, favorisée dans un cas, freinée dans l’autre.
Duchesne nous apporte des informations sur ce point, mais nous entraîne dans le schéma typique de la biographie d’artiste auréolée de merveilleux, qui allie précocité extraordinaire et découverte inattendue d’un talent hors du commun par un artiste confirmé. En l’occurrence, cet artiste serait Simon Mathurin Lantara, sorte de peintre maudit avant l’heure, vagabond par goût, nécessiteux par besoin, et qui aurait été recueilli un temps par la famille Lafitte . « Le jeune Louis […] s’amusait à dessiner sous ses yeux, de manière qu’il lui fut facile d’apercevoir les dispositions que cet enfant montrait pour le dessin ».
L’information est invérifiable, mais si on voulait lui accorder un tant soit peu d’attention, il faudrait d’abord constater que les dates ne concordent pas. Louis ne peut avoir rencontré à l’âge de dix ans, soit en 1780, Lantara, qui est décédé deux ans plus tôt, en 1778. Quoiqu’il en soit, Duchesne indique encore qu’on confia aussitôt l’enfant au graveur Demarteau. On fait donc le choix d’une formation technique d’artisan plutôt que d’artiste . On reconnaît là la marque du réalisme et du pragmatisme propre au milieu natal de Louis. La carrière d’artiste dans ces années 1780 bénéficie d’un certain prestige, mais n’est pas encore un objet de désir pour ces artisans enrichis. L’acceptation de la vocation d’un des fils pose aussi la question de l’établissement des autres, particulièrement s’ils sont les ainés. Si Louis peut s’engager sur cette voie, c’est évidemment que l’avenir de ses frères Jean et Cyr Henry est assuré : l’un est pourvu d’une charge, et l’autre promis sans doute à hériter de celle du père . On trouve une situation semblable dans le cas de Guérin : la carrière du fils aîné de la famille, entré dans l’armée, est établie. Les parents respectifs peuvent laisser cadet s’engager dans une formation qu’ils imaginent sûrement moins prometteuse.
Aux origines familiales
Eléments de généalogie
Son ascendance
Son père Jean Lafitte est né à Montauban le 26 juin 1739, d’un père marchand mercier, lui-même prénommé Jean, et d’une mère fille de maître orfèvre, Anne Proussel . Pour plus de commodité, nous les nommerons Jean II et Jean III, d’autant plus il y a aussi un Jean I, l’arrière-grand-père. En 1741, le curé de Saint Jacques indique qu’ils habitent « sous les couverts de la place de cette ville », place réservée au commerce et lieu central de la vie de Montauban . Ils font sûrement partie de la frange relativement à l’aise de la société montalbanaise. Les qualités des parrains et marraines montrent un relationnel en conséquence ; on trouve un avocat en parlement, des bourgeois de Montauban et Moissac, des marchands et des maîtres artisans. C’est dans cette dernière catégorie qu’il faut voir le secteur d’activité de la famille : l’arrière-grand-père Jean I est qualifié de tanneur, corroyeur, marchand tanneur ; on le dit maître corroyeur à son décès en 1713 à « environ septante deux ans ». Il serait donc né vers 1641, mais nous n’avons pas trouvé d’acte de naissance dans la paroisse Saint Jacques. D’une façon générale, le patronyme apparaît peu dans les registres durant toute la période consultée (1640-1766). Plusieurs parrains laboureurs venant du diocèse de Cahors nous font supposer que la famille y a ses origines. D’ailleurs, des quatre fils de Jean I nés entre 1690 et 1697, un seul fait souche à Montauban, Jean II. D’un tout autre secteur d’activité vient Anne Proussel, mère de Jean III : le monde de l’orfèvrerie. Un artisanat, qui requiert des qualités artistiques, un sens de l’esthétique, et témoigne du goût pour les belles choses de celui qui s’y adonne. Un artisanat un peu plus ‟haut de gamme” également, par la clientèle nécessairement plus fortunée qui fréquente sa boutique. Dans les registres, on sent une certaine déférence à l’égard de cet Antoine Proussel, que l’on appelle « Monsieur ». Il a su s’allier : sa femme est issue d’une famille qui compte notaire royal et praticiens. La seule autre fille dont nous ayons trouvé la trace a épousé un bourgeois de Moissac. L’environnement familial de Jean III a-t-il été teinté par un mode de vie un plus raffiné, d’où l’art n’est pas absent ? Cela pourrait expliquer qu’il se soit orienté vers cette profession de perruquier, non pas vraiment de luxe, mais dans laquelle le sens de l’esthétique, la recherche de la beauté jouent un rôle non négligeable. On pourrait même y voir une lointaine raison de son assentiment face aux facilités dont fait preuve Louis.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 LES ANNEES DE JEUNESSE
I – AUX ORIGINES FAMILIALES
1 – Eléments de généalogie
1.1 – Son ascendance
1.2 – L’implantation parisienne
2 – Sociologie de la famille
2.1 – Des migrants isolés qui font souche
2.2 – La boutique et l’échoppe
3 – Éléments économiques
3.1 – Le rang de fortune
3.2 – Les perruquiers
II – AU DOMICILE PARENTAL
1 – Légende dorée contre rumeur noire
2 – Un père « amateur des beaux-arts »
CHAPITRE 2 VOCATION ET FORMATION
I – LES PREMIERS MAITRES
1 – Un Demarteau peut en cacher un autre
2 – Atelier de Jean-Baptiste Regnault
II – À L’ACADEMIE
1 – Un parcours exemplaire
2 – Le Salon de 1791
3 – Une vie hors l’Académie
4 – L’état des arts
CHAPITRE 3 LE SEJOUR ITALIEN
I – À ROME
1 – Le cadre des études
1.1 – Le Palais Mancini
1.2 – La communauté artistique de Rome
1.3 – Les rapports entre la France et Rome
2 – Une année mouvementée
2.1 – Un équilibre bien précaire
2.2 – Hugou de Bassville
3 – La crise de l’hiver 1792-1793
3.1 – La dépose des symboles
3.2 – Les réunions patriotiques
4 – « Le tumulte » du 13 janvier 1793
4.1- L’ultimatum de Mackau
4.2 – « Une éruption décisive du peuple »
4.3 – « Des pensionnaires exécrés »
II – A FLORENCE
1 – Le refuge
2 – Un intermède compliqué sur le plan matériel
2.1 – Une situation d’attente
2.2 – Une indécision pesante
3 – … mais prolifique sur le plan artistique
3.1 – Que pensent-ils du rappel ?
3.2 – Encore des questions d’argent
4 – Il faut partir
4.1 – La rupture de la neutralité
4.2 – Fin de l’histoire
CHAPITRE 4 UNE REINSTALLATION DELICATE
I – REGLER LES PROBLEMES EN SUSPEND
1 – Se mettre en conformité avec la loi
1.1 – Une société sous contrôle
1.2 – Un point sensible : partir ou pas pour les frontières ?
1.3 – Le Garnissaire
2 – Le débat en cours : art et civisme
2.1 – Artiste ou soldat ? Artiste et soldat !
2.2 – Le cadeau républicain des artistes d’Italie
2.3 – Examen de passage réussi
3 – Régler les affaires de la pension
3.1 – Le nouveau brevet
3.2 – Les questions financières
II – LA VIE PRIVEE
1 – Se loger
1.1 – Changement de quartier
1.2 – Un quartier engagé
2 – Fonder une famille
2.1 – La belle-famille : Pugin et Duchesne
2.2 – Le mariage et la vie familiale
CHAPITRE 5 INVENTER UNE CARRIERE
I – UN REFLEXE SECURITAIRE : LA PENSION
1 – Rester pensionnaire, une assurance
1.1 – Le décret sur l’organisation de l’instruction publique
1.2 – L’arrêté du Directoire du 23 fructidor an VI
2 – … mais pas une garantie
2.1 – « Heur et malheur » des pensionnaires
2.2 – Un monde à part
3 – Une franche hostilité
II – CONCOURS ET COMMANDES
1 – Élever les monuments de la République
1.1 – Les concours de l’an II
1.2 – Le Vengeur
2 – La fusillade du Champ de Mars
2.1 – Les événements
2.2 – La fusillade vue par Lafitte
3 – De rares commandes
3.1 – Une première au théâtre
3.2 – Allégories politiques
III – LE ‟MYSTERE LAFITTE”
1 – La communauté des artistes
1.1 – La réconciliation de l’Ecole française
1.2 – « L’entrée triomphale des œuvres d’art d’Italie »
1.3 – L’échange d’un Lesueur
2 – L’artiste au travail
2.1 – Les Salons
2.2 – « Les arts qui ont le dessin pour base »
3 – Un artiste sans atelier
4 – Un point d’étape sur sa carrière
CHAPITRE 6 UNE CARRIERE DIVERSIFIEE
CONCLUSION