« L’oubli » de la dimension éthique du Droit

« L’oubli » de la dimension éthique du Droit 

« …vivre est en soi un jugement de valeur. Respirer, c’est juger. » L’Homme révolté.

Le titre fait bien entendu écho à « l’oubli de la question de l’être » de Martin Heidegger bien que la pensée et l’homme aient a priori fort peu à voir avec Camus dont on a déjà mentionné la défiance à l’égard de la philosophie allemande. Peu à voir sinon, précisément, ce thème d’un oubli fondamental. Pour Heidegger, l’homme est défini comme un « pouvoirêtre » et non comme une nature, suivant la formule célèbre d’Être et Temps : « l’essence du Dasein réside dans son existence». Pour Camus, contrairement à lui et à Sartre qui s’en est largement inspiré, il y a une nature humaine qui n’est ni un destin ni par conséquent une entrave à la liberté, mais dont il doit être raisonnablement tenu compte. Il est de la nature de l’homme de s’interroger sur ce qu’il est et sur ce qui peut donner sens à son existence ; ni sa nature ni son existence n’étant figés. Mais encore faut-il qu’il soit en capacité de pouvoir répondre à de telles questions ou peut-être plus exactement de prendre position par rapport aux différentes réponses qui peuvent leur être apportées. Ce qui n’est pas le cas lorsqu’il est en situation de survie, lorsqu’il ploie sous les contraintes, lorsqu’il est pétri de certitudes ou qu’il est comme anesthésié par la routine. L’oubli de la question de l’être — de ce qu’il en est et de ce qu’il en va, d’être humain —, peut avoir diverses causes, mais aucune d’elles n’est une fatalité.

Il faut dit Camus, que « les murs absurdes s’écroulent » (ces « murs de l’oubli ») pour que la question de l’être affleure à la conscience — en l’occurrence des juristes —, et s’y développe. Un développement qui va alors concerner tous les secteurs de l’existence humaine, parmi lesquels, mais en bonne place puisque cette existence est naturellement sociale, celui des relations sociales et de ce qui les régit — le Droit. La question « qu’est-ce que le Droit ? » étant alors posée en continuité d’un questionnement existentiel fondamental qui, avec Camus, se déploie depuis la révélation solitaire de l’absurdité de la condition et la révolte qu’elle suscite, jusqu’à la révélation du « nous sommes » ou autrement dit de la solidarité comme valeur matricielle de toutes les autres valeurs dont, notamment, la liberté. Une valeur des valeurs de l’existence humaine et donc du droit qui la régit. Une valeur que l’on peut dire oubliée par l’immense majorité des juristes, à l’instar des émissaires d’Ulysse qui, après avoir consommé les fruits du lotus, avaient oublié la raison de leur présence sur l’île des Lotophages. Un oubli sur lequel a pu fleurir sans peine une conception du droit et de l’office du juge qui exclut l’éthique de l’un et de l’autre.

La fausse égalité neutraliste du Droit et de la loi 

La neutralité axiologique du juge ou autrement dit la neutralité axiologique du droit pour le juge, qui est au cœur du credo neutraliste, a pour conséquence de priver le droit et conjointement le juge, de toute autonomie. Pourtant, le juge sans nécessairement se référer à la théorie correspondante, croit en cette autonomie et même, pense que sa neutralité en est la condition sine qua non. Ce qui est étonnant puisqu’en s’interdisant tout jugement de valeur sur la loi, le juge ne fait évidemment qu’appliquer la volonté politique qu’elle exprime sous forme de norme. Sa neutralité étant au contraire de ce qu’il pense, ce qui fait obstacle à toute autonomisation du droit comme objet et discipline. Et cela malgré tout l’appareillage juridique mis en place pour donner à la loi un semblant de protection contre la toute puissance politique. En particulier avec la mise en place d’un contrôle de constitutionnalité des lois.

Un droit réduit à l’expression normative de l’action politique 

On peut dire que malgré une considérable expansion et sophistication du droit positif au cours des âges, sa conception n’a pas foncièrement évolué. Le droit est toujours, exclusivement, le système des normes voulues par ceux qui détiennent, avec la force, le pouvoir politique . Des normes qui expriment les valeurs que ce pouvoir entend promouvoir, qu’il est illusoire pour les juges de prétendre appliquer en toute neutralité, toujours, en toutes circonstances, quelles que soient ces valeurs . À cette illusion de neutralité inconditionnelle sur laquelle repose la fausse grandeur, le faux honneur, de l’office du juge, il est proposé de substituer, avec l’affirmation d’une limite éthique à l’application de la loi qui est la condition même de l’autonomie du Droit et de l’office du juge, la véritable grandeur, le véritable honneur de ce dernier. Il s’agit, au final, de sortir du mirage que constitue l’émancipation du juge et du Droit du pouvoir politique, en l’absence d’une telle autonomisation de l’un et de l’autre qui est l’objet central de cette thèse .

L’archaïsme de la conception contemporaine du droit

La balance de Thémis, la déesse grecque, composée de deux plateaux suspendus à un fléau, est dans la conscience collective la représentation exacte de la justice. Elle est associée à des notions d’ordre, mais aussi d’impartialité (le bandeau que porte la déesse), d’équilibre, d’équité et d’harmonie. Il y a le glaive (le troisième élément) mais il ne saurait s’abattre sur qui ce soit arbitrairement. Pour allégorique qu’elle soit, elle est conforme à la représentation populaire d’une justice en tant qu’institution qui ne saurait se délier des valeurs qui lui sont spontanément associées ; qui ne saurait donc être réduite à une simple courroie de transmission de la volonté du pouvoir auquel elle devrait au contraire pouvoir s’opposer lorsqu’elle est arbitraire. Cette exigence populaire d’autonomie est forte ; d’autonomie ou, en d’autres termes, de limitation du pouvoir à laquelle la pensée de Camus de la mesure, de l’équilibre et de la limite que toute action humaine doit rencontrer pour ne pas sombrer dans l’hybris, permet de conférer une forme.

C’est une pensée que l’on s’attend à voir partagée en toutes circonstances par le juge, alors qu’il n’en est rien. Ce n’est pas le juge qui est la source de la mesure quand la loi est mesurée , mais le législateur, et lui seul. Que la loi sombre dans la pire démesure et le jugement suivra. Un « suivisme » qui trouve son explication dans le fait que, selon la conception à laquelle le juge se croit tenu (et contrairement à ce que pense tout un chacun), le droit n’est qu’un autre mot pour désigner la loi. Ce que dit le juge en disant le droit, ce n’est pas autre chose que de la politique mise en loi. Dans cette optique, le contenu politique de la loi (ses motivations, ses fins, ses conséquences) échappe donc totalement en tant que tel à l’appréciation du juge. Et le pouvoir politique peut toujours — à condition bien entendu d’en avoir les moyens politiques — prendre toutes les mesures qu’il veut pour l’instauration de l’ordre social tel qu’il le conçoit, aussi préjudiciable soit-il éventuellement pour la cité, sans que le juge n’ait son mot à dire. Le droit d’aujourd’hui, confondu avec la loi du pouvoir politique en place, n’est pas, en cela, fondamentalement plus évolué que les droits les plus archaïques, par exemple que celui codifié en 1730 avant Jésus Christ par Hammurabi le sixième roi de la première dynastie de Babylone.

La loi dite du Talion souvent traduite en « œil pour œil, dent pour dent », dont on retrouve des traces dans le droit pénal musulman fondé sur la charia, n’est pas pour un neutraliste plus à exclure qu’une autre, puisque pour lui il n’y a aucun jugement de valeur à porter sur le droit identifié à la loi. Il n’y avait de même pour lui aucun inconvénient de principe à ce que la loi en France jusqu’en 1981 punisse de mort la commission de nombreuses infractions ; non seulement sur les personnes, mais également sur la propriété, telles que le vol aggravé par le port d’une arme apparente ou cachée ou la destruction volontaire par explosifs de certains biens. Une peine de mort que Camus, en son temps, a vigoureusement combattue, notamment en publiant en 1957 aux côtés d’Arthur Koestler, un essai en forme de réquisitoire vibrant et très documenté en écho à Victor Hugo qui plus d’un siècle auparavant à l’Assemblée constituante, le 15 septembre 1848, avait déclaré y voir « le signe spécial et éternel de la barbarie ». Laquelle pourrait bien entendu retrouver une actualité à l’occasion d’un revirementpolitique qui ne peut jamais être exclu. Ainsi sur le média « France info » en janvier 2018, Louis Aliot député du Front National n’avait-il pas hésité à défendre la peine capitale à laquelle selon un sondage publié en 2015, rapporté et commenté dans Le Monde, 52% des français se sont également déclarés favorables. Il n’est pas douteux que ce qui a été présenté à juste titre comme un progrès du droit assimilé à celui de la civilisation, au moment de son abolition, puisse au contraire à d’autres moment où règne par exemple un climat d’insécurité, éventuellement plus ou moins créé, entretenu et amplifié par ceux qui peuvent y avoir intérêt, être considéré comme l’une de ses causes ou en tout cas comme un frein au rétablissement de l’ordre.

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Table des matières

Introduction générale
pourquoi Camus ?
PREMIERE PARTIE : PENSER LA DIMENSION ETHIQUE DU DROIT
Titre 1 : « L’oubli » de la dimension éthique du Droit
Chapitre 1 : La fausse égalité neutraliste du Droit et de la loi
Chapitre 2 : La trompeuse et dangereuse évidence du Droit
Titre 2 : La nécessité de la dimension éthique du Droit
Chapitre 1 : L’ancrage existentiel de l’éthique du Droit
Chapitre 2 : L’insoutenable tolérance des juges à l’inhumanité
DEUXIEME PARTIE : PENSER L’AUTONOMIE ET L’ART DU DROIT
Titre 1 : Le double fondement de l’autonomie du Droit
Chapitre 1 : La révolte
Chapitre 2 : La solidarité
Titre 2 : Les deux ouvertures sur l’art du Droit
Chapitre 1 : Le Droit au miroir pédagogique de la littérature
Chapitre 2 : Le Droit au service d’un art de vivre ensemble
Conclusion générale
Annexes

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