L’origine homérique des savoir-faire

L’ORIGINE HOMÉRIQUE DES SAVOIR-FAIRE

Inutile de rechercher dans les textes anciens de l’Iliade et de l’Odyssée une réflexion argumentée sur l’idée de savoir­faire. Celle­ci apparaît en filigrane, concrètement incorporée dans des activités qui témoignent de la volonté de vivre en harmonie avec une nature animée par des forces invisibles et surpuissantes. Le savoir que ce désir suppose renvoie donc à l’histoire ou à la légende, qui indiquent une forme d’organisation sociale possible, ainsi que la manière dont les discours s’ajustent avec les actions et les productions humaines. Aussi, sans que le monde d’Homère ait véritablement existé, il parvient à enseigner aux générations futures, sous le couvert du récit, une pensée, un art de vivre séculaire, le fruit d’expériences accumulées dans l’unité d’une civilisation possible. En étudiant la pensée de la technique chez les anciens Grecs, nous rencontrons les conditions universelles dans lesquelles l’humain travaille. Si cet universel n’apparaît pas d’emblée comme contradictoire, il est en revanche paradoxalement marqué par le refus de distinguer l’idée abstraite des phénomènes particuliers, ou le sujet singulier de son objet de pensée. Ainsi, le récit homérique semble réconcilier le discours et l’expérience, l’idée et le fait, l’activité et la connaissance de l’activité . Dès lors, la distinction de l’™pist»mh et de la tšcnh semble se perdre dans une unité soit inconsciente soit illimitée : ces pôles ont­ils encore quelque réalité ?

Les conditions normatives du savoir et du faire

Pour interroger les relations qui maintiennent une tension entre le savoir et le faire, il nous faut le savoir, qui naît historiquement dans la culture orale et collective. Il nous faut aussi le faire, qui s’incarne dans une activité, au moment où l’homme produit ou agit sur une nature rétive au premier abord. Se demander ce que signifient le savoir et le faire, c’est circonscrire un espace de signification, un sens, une direction. Si le savoir et le faire ont une réalité intelligible, c’est donc qu’ils indiquent une finalité qui leur est extérieure et qui justifie leur usage. Bien que séparés comme concepts ultérieurs, ils doivent renvoyer à un référent commun, susceptible de poser la normativité des activités qui leur sont liées. Comment, dès lors, penser l’unité du savoir et du faire sans tomber dans l’irrationalité de leurs antagonismes ? L’appréciation de la technique et de la science semble dépendre de ce questionnement, au­delà de l’interdiction divine qui pousse l’homme à se soumettre à la nature.

Les raisons du savoir

Pour réfléchir sur la nature des savoir­faire, il peut sembler légitime d’interroger les racines de la philosophie, ce moment délicat où le savoir n’est pas encore constitué comme tel. Pourtant nous nous heurtons immédiatement à une limite inhérente aux textes envisagés : la question de la nature du savoir n’est pas posée comme telle dans Homère, puisqu’il n’utilise pas la raison pour argumenter, mais le récit mythologique dans lequel dieux et héros légendaires sont au coeur des problèmes humains : où donc trouver la connaissance qui n’a pas encore conscience d’ellemême ? La conception du savoir dépend donc ici de celle de la raison.

Le mythe comme mode d’accès au savoir
Dans les épopées anciennes, c’est le mythe màqo$ qui tient le rôle d’explication des phénomènes. Il désigne une parole, un récit, qui ne s’oppose pas au discours du lÒgo$ comme intelligence et comme raison. Dans quelle mesure peut­il conduire au savoir ? Le màqo$est multiforme : il regroupe des genres aussi divers que la théogonie, la cosmogonie, la fable, la généalogie, le conte symbolique, l’allégorie, la parabole, le proverbe ou la sentence morale. En bref, il s’appuie sur le « on­dit », mais un « on­dit » organisé, transmis de génération en génération. Il traduit une forme particulière de pensée qui limite et définit les savoirs communs aux membres d’un groupe. À en croire M. I. Finley, les Grecs « y apprenaient la morale et la conduite de la vie… et ils en tiraient un enseignement »  .

Si la justification rationnelle est quasi absente de l’œuvre homérique, cependant la compréhension du monde physique, mais aussi de l’homme, de ses savoirs singuliers et efficaces, prend une place considérable. Admettons avec Platon qu’Homère « a fait l’éducation de la Grèce » , et considérons la masse immense des commentaires anciens et modernes sur son œuvre qui nous sont parvenus depuis le VIIIe siècle avant J.­C. L’Iliade et l’Odyssée, récits intemporels, nous transmettent un passé héroïque, en sorte « que chaque génération puisse conserver ce savoir, pour en user à son tour de la même façon » .

Ainsi, Homère fut, selon M. I. Finley, le « symbole » du peuple grec . En effet, un Grec cultivé du IVe siècle se devait d’apprendre par cœur des passages entiers du poète. La discussion sur le mythe était considérée comme une activité sociale de haut niveau. Le récit privilégie l’action, les évènements et les faits au dépend des idées, des croyances, des représentations symboliques : « en écoutant les récits, au cours des rites, dans les cérémonies des concours, ou à d’autres occasions, on vivait par procuration l’expérience que d’autres avaient vécu » . L’Iliade et l’Odyssée cristallisent donc un héritage fondamental de la culture hellénique. Ces textes constituent une première tentative pour comprendre l’homme, relever les questions qu’il se pose et proposer des réponses à ses problèmes.

Aussi, lorsque les Grecs éprouveront le désir de rompre avec l’autorité d’Homère et de ses contes en faveur d’un lÒgo$ omniscient, ce sera moins pour contester son contenu que pour critiquer la forme du discours et son mode d’accès à la vérité. C’est en ce sens précis que la forme de pensée « alogique » des textes homériques s’oppose au lÒgo$ indépendant des philosophes de l’époque classique. F. Buffière, qui voit dans le corpus homérique la « Bible des Grecs » , remarque comme « l’Iliade et l’Odyssée prennent ainsi figure de livres ésotériques, dont le sens profond n’est intelligible qu’aux initiés ». Ainsi, le mythe ne cache en rien le monde réel ; il est «une fiction qui illustre la vérité ».

En somme, le savoir archaïque est rendu indirectement par le conte et par l’exemple: il est un savoir tacite transmis par reproduction et imitation du modèle auquel renvoient dieux et humains aux parcours peu communs.

L’explication par les dieux

Le mythe véhicule donc un ensemble de savoirs. Cependant, ceux­ci demeurent imprégnés de croyances religieuses. Les explications profanes de la nature, d’inspiration positive, sont quasi absentes du corpus homérique. Les puissances divines, les pratiques rituelles animent les récits sacrés. Le monde physique est imprégné par les qualités religieuses du faste et du néfaste, du céleste et de l’infernal. L’ordre cosmique s’appuie sur les récits des théogonies traditionnelles, transmises le plus fréquemment par voie orale. Quelle place reste­t­il alors pour la compréhension rationnelle du monde, ainsi traversé par le magique et le religieux ?

Le mythe transmet une expérience et un savoir « déjà élaborés » : par ce biais, Homère tente de « mettre le monde en ordre » et accorde « l’homme avec la nature, dieux et hommes » . Comme le remarque H. Joly, « l’explication par la divinité recouvre, chez Homère, un certain type de rationalité » . Dès lors, le mythe projette des représentations anthropocentrées sur le monde qui prend alors une forme plus humaine : anthropomorphiser revient donc à rationaliser.

Aussi, l’explication par les dieux ne suppose pas nécessairement l’intervention d’un principe magique qui vaudrait comme cause ad hoc. Même chez le dieu forgeron, ce sont des « savants pensers »  qui expliquent le travail bien fait. Héphaïstos travaille comme un homme : il pratique une tšcnh, dispose d’un atelier, déploie un outillage et opère, sur matériaux, tout un travail de métallurgiste . Pareils aux humains, les dieux procèdent souvent par art et non par magie, tel Héphaïstos qui forge les armes d’Achille :

« le bouclier comprend cinq couches. Héphaïstos y crée un décor multiple, fruit de savants pensers » .

En ce sens, pour les néoplatoniciens, le poète a atteint « l’immortalité, la félicité éternelle grâce au savoir, à la connaissance, au culte des Muses ». Pour Proclus, les mythes homériques nous fournissent une connaissance de la nature fusiolog…a et des dieux qeolog…a. Ils sont de « véritables visions des mystères divins », les « miroirs de vérités surnaturelles » . Enfin, ils permettent d’exciter « les esprits curieux et philosophiques ». Ainsi compris, Homère puise directement à la source divine ce savoir qu’il nous dispense. Il est « le chantre qui embrassait toutes les branches de la culture » , tandis que d’autres musiciens ont pris chacun un morceau de son art universel.

Ainsi, l’explication mythologique fournit une explication rationnelle dans la mesure même où les dieux forment la part transcendante et motrice des phénomènes naturels. Avec Homère, loin que la divinité nous éloigne de la vérité, elle nous en rapproche plutôt. Par là, elle nous permet d’accéder à un savoir universel.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : CONCEVOIR
Chapitre un : L’origine homérique des savoir-faire
I. Les conditions normatives du savoir et du faire
II. Les limites de la pensée technique
III. L’humanité des visages d’Ulysse
Chapitre deux : Savoir-Faire et Logos
IV. Autonomie de la science et irréductibilité des techniques
V. Les techniques immatérielles
VI. L’unification des savoir-faire
DEUXIÈME PARTIE : ACCROÎTRE
Chapitre trois : l’unité renaissante de la connaissance
I. Héritages et mise en patrimoine
II. Des artistes rationalistes au service de la société
III. Léonardde Vinci, une imagination efficace et singulière
IV. La rencontre des sciences et des techniques au Quattrocento
Chapitre quatre : Francis Bacon, la science de l’expérience
I. Une nature des facultés dépersonnalisée
II. Inventer et interpréter
III. Fins et valeurs du savoir
Chapitre cinq : Descartes, le Je de la règle
I. Le travail de la mathemasis universalis
II. Raison et expérimentation
III. Les conditions de la recherche scientifique
IV. Savoir et Vie
V. Éclaircir les secrets des savoir-faire
VI. Sagesse et Philosophie
Chapitre six : Leibniz, la logique et le labyrinthe de l’histoire
I. Progrès de la connaissance, progrès de la raison
II. Ordres théoriques et pratiques
III. La connaissance des techniques
IV. L’écriture technologique
Chapitre sept : Diderot, l’encyclopédie et la critique des métiers
I. L’interprétation de la nature
II. La connaissance des artisans
III. L’arbre de la connaissance
IV. Les raisons du travail
Chapitre huit : Critique et science de l’art
I. La critique de l’œuvre d’art : prétexte ou connaissance ?
II. Diderot et la persistance de la critique
TROISIÈME PARTIE : TRANSMETTRE
Chapitre neuf : F. W. Taylor et la « rationalisation » des savoir-faire
I. La montée en puissance du machinisme industriel
II. Les « exécutions » tayloriennes
III. La conception du travail
Chapitre dix : Savoir-faire et gestion
I. La fonction Ressources Humaines
II. Économie ou management de la connaissance ?
Chapitre onze : Wittgenstein et les savoir-faire
I. Système de règles et jeu de langage
II. Éthique et esthétique
Chapitre douze : Régulation et renormalisation dans les activités humaines
I. La vie et les valeurs selon G. Canguilhem
II. La discipline ergologique selon Y. Schwartz
CONCLUSION

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