Le territoire d’implantation : Grenoble
Quelques éléments d’ordre général
Grenoble est la 16e ville de France, chef-lieu du département de l’Isère. Son aire urbaine, 2 e de la région Rhône-Alpes compte environ 670 000 habitants. Michel Destot, maire socialiste – également docteur en physique nucléaire et ancien chef d’entreprise – a été réélu en 2008 avec 48% des voix. L’adjointe à la culture est Madame Eliane Baracetti.
La communauté d’agglomération Grenoble Alpes Métropole associe 28 communes et près de 400 000 habitants. Marc Baïetto (PS), maire de la commune d’Eybens en est le président, succédant à Didier Migaud, anciennement maire de Seyssins. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le président n’est pas le maire de la ville-centre comme il en est souvent l’usage. En effet, Grenoble a la particularité d’être une ville minoritaire au sein de son agglomération. Devenue Communauté d’agglomération en 2000 « la Métro » ne dispose pas de la compétence culturelle, des dispositions sont à l’étude concernant notamment le réseau de lecture publique.
Fort d’une histoire marquée par l’industrie, (découverte de la houille blanche notamment), un certain progressisme politique et social (notamment lors de la période mandataire de Hubert Dubedout : 1965-1983), d’une politique favorable à l’innovation technologique, Grenoble est aujourd’hui considéré comme grand un centre de recherche et de développement scientifique au niveau européen. Grenoble est jumelée avec 13 villes dont, notamment, Ouagadougou (Burkina Faso) et Suzhou (Chine) qui ont toutes deux accueillis des projets de La Forge.
Actuellement, la municipalité mène plusieurs chantiers de rénovation urbaine visant à améliorer le cadre de vie, rendre la ville attractive aux yeux de travailleurs qualifiés et des investisseurs, améliorer la cohérence territoriale en termes de transports, logements, services publics, etc. La stratégie municipale en direction des institutions culturelles et des équipes artistiques s’inscrit fortement dans ce schéma de cohérence territoriale et privilégie une vision transversale et inclusive de la culture.
Grenoble et la culture : quelques repères historiques
On l’a dit, Grenoble porte une histoire politique et sociale que l’on peut considérer comme globalement « progressiste » (prémisses de la Révolution française en 1788, Haut-lieu de la résistance pendant la 2 nd guerre mondiale, ouverture du 1 e planning familial en 1961, laboratoire urbain d’expérimentation sociale sous M. Dubedout, etc.). Grenoble est donc apparu comme un terreau fertile pour l’innovation intellectuelle en matière d’action culturelle.
A ce titre, il est indispensable de citer ici le mouvement d’éducation populaire crée à Grenoble par d’anciens élèves de l’école des cadres d’Uriage : « Peuple et Culture ». Et avec eux le projet révolutionnaire de « penser la société toute entière comme un travail pédagogique ininterrompu » (Julia, 1981). Souvent cité en exemple, il est un héritage fondamental pour tous les penseurs d’aujourd’hui et du passé récent de l’action culturelle. Il est d’ailleurs intéressant de constater que Grenoble en a accueilli beaucoup et continuent de le faire dans les laboratoires de recherche de ses universités ou à l’Observatoire des Politiques Culturelles, institution unique en son genre au niveau nationale, créée en 1989. Concernant la musique : en 1968, André Malraux inaugure la Maison de La Culture de Grenoble, parmi les premières en exercice. Dirigée successivement par des « grandes figures » des politiques culturelles récentes telles que Catherine Tasca, Georges Lavaudant ou Michel Orier, elle est aujourd’hui 1e Scène Nationale de France. Peu après, le Conservatoire de Musique est inauguré en 1969 dans une période économique favorable. Au début des années 70 quelques passionnés créent le Jazz Club de Grenoble qui deviendra après de nombreux remaniements l’A.G.E.M. puis le « Grenoble Jazz Festival », aujourd’hui fusionné avec le festival « Les 38 e Rugissants », lui-même crée en 1989. Fondé en 1982, le prestigieux orchestre baroque « les Musiciens du Louvre » est depuis 1996 en résidence permanente à Grenoble où ils occupent l’auditorium Olivier Messiaen. En termes d’équipements, La Chaufferie et Le Ciel forment « La Régie 2C », Etablissement public municipal visant à accompagner et diffuser les pratiques amateurs et professionnelles dans le champ des musiques actuelles. A noter la construction récente de plusieurs salles dédiées dans des communes de l’agglomération (Maison de La Musique de Meylan, La Source à Fontaine), et le projet de salles pour les musiques amplifiées prévu pour 2014.
Pratiques culturelles des grenoblois
Il est une étude tout à fait passionnante pour qui s’intéresse aux problématiques grenobloise en matière de culture : l’enquête « Pratiques et Représentations Culturelles des Grenoblois », réalisée en 2004 et 2005 par l’Observatoire des Politiques Culturelles et chercheurs délégués, à la demande de la ville de Grenoble. Il s’agit là du premier modèle d’enquête véritablement localisé concernant les comportements autant que les conceptions individuelles en matière de culture. « L’enquête s’articule autour de deux grandes problématiques qui se chevauchent et se complètent. Il s’agit à la fois d’appréhender la façon dont les habitants grenoblois se saisissent de l’offre culturelle et comment ils s’approprient, intègrent, structurent, justifient leurs pratiques culturelles à partir des propositions du territoire. »
Cette enquête révèle de manière spécifique que les grenoblois ont une pratique culturelle que l’on peut considérer comme intense par rapport aux moyennes nationales. Cette tendance s’explique en grande partie par des raisons socio-démographiques : les profils des grenoblois représentent une large part d’étudiants, de célibataires et de professions intellectuels supérieurs, et historiques : « les politiques municipales ont crée un « chemin de dépendance » favorable » . On y apprend également que les pratiques se concentrent en premier lieu vers les grandes institutions, puis vers les structures dites de proximité. Chose qui nous intéresse particulièrement pour le sujet de ce mémoire, les grenoblois ont davantage de pratiques culturelles domestiques que la moyenne nationale et ce dans tous les domaines de l’art. Ceci s’explique en grande partie par les caractéristiques socio-démographiques territoriales suscitées. Mais il est fort intéressant d’apprendre que les pratiques domestiques des grenoblois sont transversales, c’est-à-dire qu’elles concernent l’ensemble des idéaux-types concernés par l’enquête, des « assidus » aux « indifférents ». Ce qui confirme le rôle essentiel des structures de proximité et du cercle familial dans l’appropriation individuelle de l’art et de la culture.
Aujourd’hui : la « stratégie publique » de la culture
« Une stratégie publique de la Culture au service du « vivre ensemble » »
Hormis cette formule qui laisse apparaître la culture comme une « stratégie », il est difficile de se procurer les textes qui encadrent et déterminent la politique culturelle actuellement menée à Grenoble. En ce qui concerne les « musiques actuelles et culture de proximité », on peut lire sur le site internet de la ville : « L’aboutissement du projet de la Salle des Musiques Amplifiées qui vient couronner un ensemble d’initiatives dans le domaine des musiques actuelles portant sur la formation (Régie2C), le rapprochement entre les organisateurs de grandes manifestations (Festivals de Jazz et 38ème Rugissants) et entre certaines initiatives en musique classique (Orchestres universitaires, La MC2 et Les Musiciens du Louvre Grenoble). La structuration par la conclusion de conventions sur des missions complémentaires entre les opérateurs STUD, la Bobine et PMI. » Il n’apparaît donc pas que le soutien aux ensembles musicaux, hormis « Les Musiciens du Louvre », est considéré comme un axe (affiché) de la politique culturelle de la ville. Alors qu’il n’est pas à prouver l’existence d’une scène musicale active et reconnue pour sa qualité au sein du territoire grenoblois, il ne semble en effet pas exister de réelle volonté d’accompagnement des équipes de création musicale. Au contraire, le recentrage récent sur quelques projets d’envergure tend à s’inscrire davantage dans une stratégie de rayonnement territorial. Celle-ci semble viser à inclure « l’outil culturel » dans une dynamique globale de rénovation sociale et urbaine de la ville. Un exemple saisissant de cette « utilisation » concerne le projet de rénovation sociale et urbaine de la Villeneuve temporairement nommé : « La Villeneuve, un quartier rénové exemplaire ». A la question (par internet) d’un habitant concernant l’avenir du « foyer des gentianes », on lui répond qu’il accueille temporairement des « résidences d’artistes » . Or, il s’avère impossible de trouver des précisions à ce sujet. Il ne s’agit plus dans cet exemple d’inclure dans un projet de rénovation urbaine une dimension d’action culturelle, mais bel et bien d’utiliser l’image positive véhiculé par « l’artiste » afin de « modifier en profondeur la vie quotidienne et l’image de la Villeneuve ».
Mais cette stratégie passe avant tout par un politique de l’équipement et de l’institutionnalisation. Construire, structurer. Il va sans dire qu’un théâtre de qualité ou une salle de musiques actuelles sont des atouts autant que le sont les crèches, les espaces verts ou les éco-constructions pour attirer des individus qualifiés venus travailler à Grenoble. Ils le sont encore plus s’ils orientent leur action et/ou leur programmation en direction des secteurs stratégiques de la technologie, de l’innovation, de l’économie sociale et solidaire, lorsqu’ils se placent au service / en synergie avec le projet global de développement urbain. Certes cette stratégie est facteur de cohérence structurelle, et fait indéniablement bénéficier la ville d’une image lisible, visible, globalement positive. Toutefois, il est permis de se questionner comme l’ont fait les membres du groupe d’EELV dans un communiqué sur la prise en compte de toutes les tendances et de toutes les pratiques à un niveau équitable. Dans une interview accordé au journal culturel local, l’ancien adjoint à la culture, M. Jérôme Safar indiquait : « la municipalité fait un gros effort sur les grosses institutions, et là-dessus », ajoute t-il, « je n’ai pas d’état d’âme » . Selon les Verts de Grenoble : « Ces propos de l’Adjoint au Maire viennent confirmer une politique qui fait l’impasse sur tout un pan de la culture ; celle qui cherche plus à créer du lien social qu’à viser une reconnaissance institutionnelle. Dans ce cas là il ne s’agit même pas obligatoirement d’aider financièrement mais simplement de « permettre », c’est-à-dire de favoriser l’existence de lieux de vie, de « tiers lieux » dans lesquels différentes pratiques et publics peuvent se croiser mais aussi, tout simplement, de laisser vivre des expériences alternatives. »
En 2012, la ville de Grenoble consacre 55 millions d’euros soit 16,5 % de son budget au secteur culturel (dont plus de la moitié consacrés aux équipements municipaux que sont : musée, bibliothèques, conservatoire).
Panorama de l’offre actuelle
On l’a vu, l’histoire de Grenoble est riche en matière de pensée culturelle et d’initiatives publiques et privées dans ce domaine. Aujourd’hui, il est courant d’entendre dire de Grenoble qu’elle n’a pas à rougir des villes plus grandes en matière d’offre culturelle. Il existe en effet de nombreux équipements et associations sur le territoire de la ville mais aussi de l’agglomération dont notamment : un Centre Nationale d’Art Contemporain, un Musée de Peinture d’envergure internationale, un Muséum d’Histoire Naturelle, Une Ecole Supérieure d’Art Visuel et Décoratifs, un théâtre municipal, deux Scènes Nationales, un Conservatoire National de Région, un Centre Dramatique National, Un Centre Chorégraphique National, un Centre de Développement Chorégraphique, une cinémathèque, divers festival de musiques, de cinéma, un important réseau de lecture publique, divers lieux et expériences alternatives, etc.
Alors en effet, il est possible de dire que Grenoble dispose d’une offre culturelle importante et de qualité. Toutefois, on l’a vu il serait faux de dire que Grenoble est un terrain d’expérimentation artistique à l’égale des grandes villes auxquelles on la compare souvent. En effet, cette « politique favorable » en matière de culture a des bons comme des moins bons effets. Le pendant de cette volonté de structuration sectorielle autour d’équipements et d’institutions (personnes morales et personnes physiques) est la tendance au ralentissement des initiatives indépendantes, alternatives voire subversives qui se voient contraintes pour s’exposer soit : d’inclure leur démarche dans ce processus de structuration – de légitimation ? -, soit d’aller exposer leurs travaux ailleurs. En somme, le paysage culturel grenoblois est assez symbolique de la tendance politique qui met la culture « au service de ». Cette tendance, qui a l’atout indéniable d’apporter crédit(s) et légitimité à l’action artistique et culturelle, à également l’inconvénient d’imposer aux artistes et aux professionnels un règne du « critère », et donc d’orienter à des fins politiques le contenu et la manière.
On l’aura compris, le soutien aux équipes artistiques locales (subventions, programmation, autre) ne constitue pas un axe prioritaire des politiques culturelles de la ville de Grenoble. Aussi, le travail de « La Forge », qui consiste avant tout dans la création et la production de spectacles musicaux, n’en est pas tout à fait facilité. Les principaux subsides du collectif seront à chercher à d’autres niveaux, nous aurons l’occasion de le voir plus avant.
Le « secteur » du jazz et des musiques improvisées
Pour des informations historiques ou sur l’héritage artistique des musiques improvisées européennes, on se reportera au préambule du présent travail.
Un secteur européen
Ndlr. J’ai effectué l’année dernière un travail de recherche sur la question, cette souspartie est l’occasion de livrer quelques unes de mes conclusions.
De nombreux éléments témoignent d’une volonté forte de la part des professionnels, d’aboutir à la structuration d’un « secteur » des musiques improvisées européennes. En effet, les acteurs rencontrés indiquaient majoritairement que leur volonté de prendre part aux réseaux de coopération, aux programmes d’échanges ou d’aide à la mobilité artistique n’étaient pas uniquement motivé par le fait d’obtenir des financements ou une meilleure visibilité pour leurs activités. Au contraire, porté par un discours militant, tous indiquent que cette participation (ou pour certains, cette impulsion) témoigne avant tout d’une volonté de rassemblement. On sait désormais que le militantisme culturel, qu’il soit radical ou modéré, est un aspect intrinsèquement lié au développement du secteur autour de ces esthétiques dont le militantisme artistique n’est pas à prouver. En ce sens et dans un grand nombre de ses aspects, le secteur des musiques improvisées européennes marche dans les pas des musiciens qui ont crée son contenu.
Ce n’est donc pas un hasard si, de manière « naturelle », il revêt aujourd’hui une dimension foncièrement européenne. Certains ont tendance il est vrai à reconnaître aux musiques improvisées une dimension européenne en tant qu’esthétique musicale. C’est possible. En revanche, nous soutenons avec d’autres que l’existence de réseaux européens dont l’activité est réelle (EJN, AFIJMA), de programmes d’échanges entre intermédiaires culturels ou de projets artistiques transnationaux, montrent l’existence d’une véritable dynamique européenne, au-delà des différences nationales, dans la manière dont se mettent en place les outils de la création et de la diffusion des musiques improvisées en Europe. Un « secteur européen » des musiques improvisées, dont il est certes difficile de tracer les limites.
Mais là n’est pas la question qui nous intéresse directement car La Forge – ainsi qu’une large majorité des artistes de musiques improvisées – bien que faisant partie de ce secteur européen, n’en est pas un acteur tout à fait significatif. Voyons donc les raisons de cette « nationalisation » des équipes de création dans le champ des musiques improvisées européennes.
Problématiques des subventions locales et tertiarisation du secteur
Certains diront que l’entrée du jazz français dans « l’ère de la subvention publique » a permis l’émancipation des musiciens français par rapport au modèle américain. Selon l’enquête de Philippe Coulangeon (1999) « l’accès à l’aide publique est apparu fortement corrélé au type de répertoire pratiqué. Ainsi, les musiciens déclarant se consacrer essentiellement à un répertoire de standards ont-ils eu beaucoup moins fréquemment accès à l’aide publique (c’est le cas d’un peu moins d’un quart d’entre eux) que ceux se consacrant essentiellement à un répertoire original (près de trois quarts d’entre eux ont eu accès à l’aide publique). »
Et les tensions qui naissent de ce rapport entre les deux esthétiques amoindrissent les espoirs de certains de voir un jour se construire un secteur « global » du jazz (et prétendus dérivés) au niveau national. « Car de fait, jazz historique et musiques improvisées sont tributaires des mêmes instances à vocation représentative. Ils se voient juxtaposés, et comparés : dans les revues généralistes (à l’échelle du jazz), dans des proportions et des buts variés selon la ligne du périodique ; dans les institutions musicales organisées au niveau national (écoles et conservatoires, avec un même diplôme d’enseignant spécialisé ; sociétés civiles de droits d’auteurs et d’édition ; scènes nationales…) ; ou dans les organigrammes administratifs (l’intitulé conventionnel des services et textes réglementaires est « jazz et musiques improvisées »). À l’échelle nationale, il existe donc des concurrences objectives pour l’apparition dans les revues, le contrôle des programmations des grandes salles subventionnées et des activités scolaires, ou l’obtention d’aides publiques.
Chacune des instances qui organise ces concurrences constitue un espace où l’une des activités principales consiste à mettre en équivalence, à comparer, à hiérarchiser les pratiques variées qui sont étiquetées jazz à un moment donné. »
Un secteur économique
« Lorsqu’on étudie l’évolution des Royalties / droits d’auteur entre les Etats unis et l’Europe, de 1900 à 1970, on s’aperçoit que la balance des échanges commence à connaître une inversion à partir du milieu des années 30, paradoxalement en pleine période dite de « l’isolationnisme américain ». Cette phase correspond alors aux premières retombées de l’attirance que l’« American way of life » exerce sur les habitants du Vieux Continent.(…) Comme toutes les activités culturelles, le jazz, au travers du marché des disques et des concerts, devient un marché économique non négligeable (…) »
Dans leur phase d’émergence, les musiques improvisées européennes ont d’abord surpris voire outré certains musiciens américains qui y ont vu la consécration d’une esthétique « dénaturée ». Depuis, beaucoup d’entre eux avouent s’en être inspirés et les exemples de collaborations intercontinentales sont nombreux. On ne pourrait cependant pas affirmer que les musiques improvisées européennes connaissent ou ont connu en dehors de l’Europe, ce que l’on pourrait qualifier de succès commercial (ni vraiment à l‘intérieur de l’Europe d’ailleurs). En effet, le principal problème du « marché » des musiques improvisées européennes repose d’abord dans le caractère incertain de son existence, ensuite dans le fait qu’il ne peut prétendre à un quelconque équilibre au vu de la profusion de l’offre et de la faiblesse de la demande. Face à cette contradiction de base, la régulation du modèle est le fait de deux paramètres majeurs. La mobilisation et la mise en synergie des acteurs et les financements publics.
Peut-on parler de « marché » des musiques improvisées ?
Certains se plaisent à dire que le montant des flux financiers générés par une année d’échanges sur le marché des musiques improvisées représente les bénéfices d’une journée sur le marché de la biscotte. Certes le marché ne revêt pas une importance considérable, si bien que certains rechignent à utiliser ce terme pour le qualifier. Or, lorsqu’il se met en place des mécanismes de réponse de l’offre à la demande (les commandes ou « créations ») ou de demande à l’offre (les spectacles disponibles sur catalogues) il paraît difficile de ne pas parler de « marché ». Toutefois ce marché ne laisse pas la main invisible contrôler son bon fonctionnement : il n’est absolument pas autorégulé. Qui pourrait prétendre que la création artistique serait amenée à s’interrompre faute de demande ? En France, certains collectifs ou labels ont l’obligation de mener des actions de sensibilisation artistique en parallèle de leurs activités de création ou de promotion, afin d’obtenir des financements de la part des pouvoirs publics, qui leur permettent de mener par ailleurs leurs activités de promotion. Du côté des diffuseurs, le prix qu’il est possible d’investir dans une création dépendra plus ou moins des bénéfices qu’il pourra en tirer (partenariats, vente de billets, droits de suite), suivant s’il se trouve dans l’obligation de trouver de l’argent en dehors des financements habituels (subventions, fondations).
Ce qui justifie du poids d’un secteur économique sur le « marché », c’est également la capacité de celui à générer et à pérenniser de l’emploi. Les structures de diffusion et de production des musiques improvisées engagent au gré des projets (dont le nombre est difficilement comparable à un autre secteur) de nombreux artistes, techniciens et personnels administratifs, ce qui en fait un employeur non négligeable dans le champ du spectacle vivant.
De plus, depuis l’institutionnalisation progressive de ces musiques, les intermédiaires culturels et autres employeurs du secteur de plus en plus « professionnalisés », s’efforcent, avec l’aide des sociétés civiles, de déclarer les cachets de façon systématique et de payer les musiciens de façon décente, même pendant les temps de répétition.
Etude d’un cas spécifiques : les labels
Aujourd’hui, certains affirment qu’« entre répertoire et prise de risques, une dynamique existe. Marginalisée, elle est le fait de petits labels indépendants, de lieux de diffusion en situation précaire, et d’une poignée de passionnés en butte à une absence de curiosité généralisée et entretenue par un système économique préoccupé par la seule rentabilité immédiate. »
Il est vrai que le fonctionnement des labels spécialisés en musiques improvisées tels que celui de La Forge « Label Forge », ne s’accorde que difficilement avec les règles de la distribution commerciale des œuvres enregistrées. Les recettes générées par la vente des disques étant rarement capable d’équilibrer les dépenses liées à la production d’un enregistrement, les labels et sociétés de production font régulièrement appel aux sociétés civiles (en France : ADAMI , SACEM , SPEDIDAM ). Ces dernières peuvent en effet attribuer des financements à certains producteurs dans le dessein de favoriser les pratiques légales (les financements servent souvent à déclarer les heures de travail en studio) et de faire vivre la création artistique en permettant la survie de ceux qui la génèrent. Toutefois, on voit apparaître, dans le champ des musiques improvisées, certaines formes de limites à la pérennité d’un tel système. Prenons l’exemple de l’ADAMI. L’association prévoit des critères pour l’obtention d’une aide à la production phonographique, et il apparaît que pour les formes les plus radicales des musiques improvisées, certains soient difficiles à remplir. En premier lieu, le fait de devoir justifier d’une perspective véritable de distribution commerciale (contrat avec un distributeur) et d’une production minimale en termes d’objets est tout à fait problématique pour les esthétiques considérées comme marginales. En effet, les distributeurs peu nombreux portent un regard suspicieux sur les musiques qui « ne vendent pas », et les labels vont parfois jusqu’à demander de manière effrénée un disque absent des rayonnages pour créer une demande et ainsi obliger les distributeurs à commander et donc référencer ledit objet. La seconde difficulté provient de la pluralité des aides nécessaires, qui doivent toutes faire l’objet d’une demande de subventions et pour lesquelles il faut adapter un discours et présenter un projet sous angle à chaque fois différent. « Ces aides ne peuvent former que le complément d’un financement déjà acquis. En moyenne, il vous sera demandé d’investir 70 % du budget d’enregistrement. »
Ces contraintes demandent des compétences d’administration musicale, du temps et de la persévérance. En deçà d’un certain seuil de professionnalisation, il parait donc difficile pour les collectifs et associations de musiciens de promouvoir leurs enregistrements de manière « indépendante ».
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Table des matières
Préambule – quelques éléments esthétiques et historiques
Introduction
Partie 1 – Contexte territorial et sectoriel
I.1 Le territoire d’implantation : Grenoble
I.2 Le « secteur » du jazz et des musiques improvisées
Partie 2 – L’Expérience dans son contexte
II.1 L’organisme d’accueil : La Forge – Compositeurs Improvisateurs Réunis
II.2 Expérience
Partie 3 – Les musiques improvisées face aux enjeux de l’action culturelle
Conclusion
Postface
Table des matières
Bibliographie
ANNEXES
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