Le cabinet X : une problématique au cœur des rationalisations contemporaines des Entreprises de Services Professionnels
Les limites de l’artisanat intellectuel
Le cabinet X est un cabinet d’expertise et de conseil qui accompagne les comités d’entreprise (CE) dans l’exercice de leurs prérogatives économiques. Les CE ont été créés en 1945 par le Gouvernement provisoire dirigé par de Gaulle. En plus de leurs activités sociales et culturelles, ils ont des prérogatives économiques dans les entreprises. Organe parmi d’autres du dialogue social, ils sont informés et consultés par les directions sur la marche de l’entreprise et sur des sujets inscrits dans le droit du travail. Pour exercer leurs prérogatives, les CE peuvent se faire accompagner par un expert-comptable de leur choix. Dans des cas définis par le droit du travail, la mission est payée par la direction de l’entreprise.
Peut-on considérer que l’assistance aux CE relève des services professionnels?
Si les consultants du cabinet X sont bien des professionnels au sens où ils ont fait des études longues, l’activité présente des spécificités. Tout d’abord, il ne s’agit pas
d’une profession au sens traditionnel malgré le rattachement à l’Ordre des expertscomptables. En effet, les savoirs mobilisés vont bien au-delà du champ comptable et même financier (stratégie, économie industrielle, statistique, analyse des données sociales,…). Des dispositifs de formation interne spécifiques sont nécessaires à l’apprentissage de l’activité. De plus, la majeure partie des professionnels ne sont pas experts-comptables. Enfin, s’il existe un comité Social de l’Ordre des expertscomptables, il n’a été créé qu’en 1996 et l’expertise auprès des CE n’est qu’un axe de ses missions. C’est la qualification de l’activité de services qui nous permet de la définir en tant que service professionnel. En quoi consiste-t-elle ? Il s’agit de répondre aux besoins d’information et d’action d’un CE. Pour cela les prestations sont des missions dont l’objet est par exemple de dresser un état des lieux prospectif de l’entreprise ou d’analyser les fondements économiques d’un plan de licenciement collectif et le Plan de Sauvegarde de l’Emploi. Le travail analytique demandé est donc un service professionnel. Dernier point important pour notre travail : la dynamique des besoins des clients est à l’origine de l’évolution des prestations et des champs de savoirs mobilisés. Ainsi, le fait que le dialogue social soit passé du partage de la valeur ajoutée (dans les années 1970) aux questions d’emploi (essentiellement à partir des années 1980) a eu des conséquences majeures sur le contenu des prestations du cabinet X. De plus, l’objet d’analyse des prestations sont les entreprises dont nous avons précisé qu’elles et leur environnement se sont transformés et complexifiés. En conséquence, les consultants du cabinet X se retrouvent eux-mêmes confrontés à des objets d’analyse plus ardus à appréhender. Au final, l’activité du cabinet est donc bien un service professionnel, dont il faudra cependant considérer la dynamique spécifique par la suite afin d’éviter toute généralisation excessive (Djellal et al., 2007, p42).
Fondé en 1971, le cabinet X compte aujourd’hui 400 membres dont 350 consultants répartis dans des « groupes » sectoriels et régionaux qui sont des unités opérationnelles. Celles-ci gèrent les relations avec les clients et l’exécution des missions qui sont réalisées de manière autonome par les consultants après une phase d’apprentissage. Originellement, même si les professionnels travaillent toujours au minimum en binôme, une division du travail horizontale permet un travail autonome en parallèle. Le cabinet X a par ailleurs été créé selon un idéal autogestionnaire et a un fonctionnement démocratique : les « responsables de groupes » et de fonctions locales (recrutement, finances,…) sont élus par les membres du groupe dans leur ensemble. De la même manière, l’assemblée générale de l’ensemble des membres élit un « comité de direction » composé de trois ou quatre directeurs. Tous les mandats électifs sont sujets à rotation obligatoire tous les six ans au maximum.
Notre équipe a été sollicitée par le cabinet X en septembre 2004. Après une phase exploratoire, deux recherches interventions ont été menées entre mars 2005 et avril 2008. Elles trouvent leur origine dans deux crises de l’action collective. La première, et la plus longue, portait sur ce qui a été formulé initialement par l’entreprise comme une « aide à la gestion des compétences ». Plutôt que de concevoir d’emblée un outil de gestion des compétences, l’enjeu est apparu plus large. L’activité professionnelle se transforme profondément depuis une dizaine d’années : les besoins des clients se diversifient (variété des questions) et se complexifient (demandes d’analyse prospective en particulier). Ceci occasionne une accélération expansion des savoirs nécessaires aux prestations. De plus, ces dernières se diversifient puisque à côté des missions auprès des CE, le cabinet X développe de nouvelles prestations sous la forme d’études socio-économiques pour des institutions françaises et européennes. Dans certains cas, elle porte sur des champs très émergents comme le développement durable dont les problématiques sont nouvelles et les savoirs existants lacunaires. L’ESP est de ce fait traversée par une problématique générale d’évolution de son activité qui remet en cause le modèle traditionnel d’autonomie complète des professionnels que nous appelons l’« artisanat intellectuel » . Il existe des limites cognitives individuelles qui se heurtent aux évolutions de l’activité.
La question générale qui se pose à l’organisation et à nous est alors : quelles sont les voies de rationalisation à concevoir et à mettre en œuvre pour répondre à ces nouveaux enjeux de l’activité tout en conservant le cadre démocratique ?
Pour situer les enjeux de recherche associés à ces questions empiriques, il convient de mettre en perspective ces dernières par rapport aux travaux existants. Le cabinet X est-il un cas unique ? N’a-t-il tout simplement pas les bons modes d’organisation et de gestion par rapport à d’autres ESP ? C’est une hypothèse qu’on ne peut exclure a priori. Mais alors, quelles voies de rationalisations sont proposées par les chercheurs qui travaillent sur les ESP ? Suffirait-il d’adapter à un contexte démocratique les dispositifs et outils de gestion existants par ailleurs ? Est-ce possible ?
Les crises des ESP : des rationalisations partielles aux effets incertains
L’organisation « classique » d’une ESP se décrit à deux niveaux (Russell, 1985; Greenwood, Hinings, & Brown, 1990; Mintzberg, 1990, chap 10) :
– un niveau « opérations » : passé une phase d’apprentissage, les professionnels jouissent d’une large autonomie pour réaliser l’activité ce qui est facilité par le peu de besoins de coordination requis. De nombreuses ESP sont également caractérisées par une division du travail hiérarchique. Les associés (qui possèdent des parts de l’ESP) gèrent les relations clients et prescrivent le travail aux non-associés (Lazega, 2001).
– un niveau « gouvernance » : les partners exercent une gouvernance collégiale de l’ESP. Les principaux objets de gouvernance sont l’affectation des clients et des missions, les rémunérations et la répartition des bénéfices, le contrôle entre pairs et la gestion des promotions au partnership.
H. Mintzberg caractérise ces « organisations professionnelles » par le fait qu’elles portent sur des « activités complexes mais stables » dont « l’apprentissage est long mais stable » (Mintzberg, 1990, p262). L’hypothèse sous-jacente est donc que les savoirs nécessaires à la réalisation des prestations sont suffisamment stables pour permettre des apprentissages individuels progressifs et atteindre l’autonomie in fine. On retrouve ici ce que nous avons appelé l’« artisanat intellectuel ».
Or, à l’instar du cabinet X, de nombreuses ESP sont confrontées aux limites d’une telle organisation du travail. Depuis une vingtaine d’années environ, la littérature relate des déstabilisations des organisations « classiques » liées à la complexification des demandes clients, à la multiplication des champs de savoirs par prestation, à la transformation même des clients (par ex : Cooper, Hinings, Greenwood, & Brown, 1996; Greenwood & Lachman, 1996; Brock, Powell, & Hinings, 1999; Powell, Brock, & Hinings, 1999; Stumpf et al., 2002; Pinnington & Morris, 2003; Empson & Chapman, 2006; Hitt, Bierman, & Collins, 2007). Des processus de rationalisation des ESP sont en cours que ce soit au niveau des « opérations » ou de la gouvernance.
Comment dépasser les limites de l’artisanat intellectuel ?
Limites de la spécialisation et inefficace hiérarchisation
Face à la multiplication des champs de savoirs requis par les prestations, la réponse la plus classique est de spécialiser les professionnels (Abbott, 1988a, p106). Cette opération constitue une restriction cognitive qui permet de reconstituer la stabilité de la dynamique d’apprentissage et de réalisation autonome de l’activité décrites par Mintzberg (cf. ci-dessus). Mais elle n’est possible qu’à la condition de pouvoir constituer des triplets savoirs de la spécialité – type de prestations – clients. C’est le cas par exemple de juristes qui seraient spécialisés dans le droit de la propriété intellectuelle et qui offrent leurs services pour breveter des innovations de clients. Lorsqu’elle est possible, la spécialisation est un moyen efficace de gestion des dynamiques de savoirs à un niveau individuel.
Lorsque des prestations nécessitent par contre la mobilisation de plusieurs spécialités, l’autonomie complète n’est plus tenable. On est alors conduit à faire coopérer des professionnels qui deviennent interdépendants (Quinn, 1994, p303). Le cabinet X est aujourd’hui confronté à ces enjeux. Mais la coopération entre professionnels n’est pas du tout évidente. Elle pose en première analyse des problèmes cognitifs et relationnels :
– Cognitifs : pour coopérer, les professionnels doivent partager un minimum de savoirs communs (Moisdon & Weil, 1992; Weil, 1999; Sardas, 2000). Une spécialisation trop poussée des individus peut donc empêcher la coopération entre spécialités.
– Relationnels : le management des professionnels ne semble pas pouvoir s’appuyer sur une hiérarchie (par ex Mintzberg, 1998; Drucker, 1999). En effet, celle-ci suppose que le manager soit en capacité de prescrire l’activité des professionnels. Or les activités de services professionnels sont nécessairement décentralisées et le manager a une vision partielle des enjeux locaux (par ex Greenwood et al., 1990).
Si la hiérarchisation n’apparaît pas pertinente et que la spécialisation comporte des limites, la question des modes de coopération dans les services professionnels reste ouverte.
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Table des matières
INTRODUCTION
DESTABILISATION DES ORGANISATIONS
PARTIE 1. DYNAMIQUE DES CLIENTS, DYNAMIQUE DES SAVOIRS ET CRISE DES ENTREPRISES DE SERVICES PROFESSIONNELS
CHAPITRE 1. UN CADRE D’ANALYSE DES TRANSFORMATIONS DES ACTIVITES DE SERVICES PROFESSIONNELS
Introduction. Cadrage des services professionnels et dynamique des savoirs
1.1. La dynamique de cadrage des champs de savoirs professionnels
1.2. La dynamique de production et d’innovation dans les services professionnels
1.3. Un cadre d’analyse des transformations des services professionnels
Conclusion. Explorer les transformations au niveau de l’entreprise
CHAPITRE 2. LES ENTREPRISES DE SERVICES PROFESSIONNELS : REGIMES DE COLLEGIALITE ET AUTONOMIE DES PROFESSIONNELS
Introduction. Une variété de régimes de collégialité
2.1. La collégialité homogène : le modèle « originel » de la communauté de pairs
2.2. L’idéal-type de l’ESP : le partnership oligarchique
2.3. Une organisation alternative : la collégialité étendue de l’entreprise démocratique
2.4. Comparaison des régimes de collégialité : des alternatives d’organisation de l’autonomie des professionnels
Conclusion
CHAPITRE 3. QUELLES VOIES DE RATIONALISATION POUR DEPASSER LES LIMITES DE L’ARTISANAT INTELLECTUEL ?
Introduction. Un cas qui interroge les logiques d’évolution des ESP
3.1. Les transformations contemporaines des services professionnels
3.2. Des foyers de rationalisation multiples
3.3. L’étude des rationalisations d’une ESP confrontée aux limites de l’artisanat intellectuel
PARTIE 2. CRISE DE L’ARTISANAT INTELLECTUEL ET DEMARCHES D’ORGANISATION D’UNE DYNAMIQUE DE SERVICES PROFESSIONNELS DANS LE CABINET X
CHAPITRE 4. DES LIMITES DE L’ARTISANAT INTELLECTUEL A LA GESTION DE LA DYNAMIQUE DE SERVICES PROFESSIONNELS
Introduction
4.1. Généalogies de l’activité et du cabinet X
4.2. Des transformations de l’activité qui interrogent l’organisation
4.3. La conception d’un cadre de gestion de la dynamique de services professionnels
Conclusion. Plusieurs niveaux de gestion de la dynamique de services professionnels
CHAPITRE 5. L’ORGANISATION D’UNE GESTION LOCALE DE LA DYNAMIQUE DE SERVICES PROFESSIONNELS
Introduction
5.1. Le cas d’un groupe sectoriel parisien
5.2. Limites et insuffisances de la seule approche locale
CHAPITRE 6. ORGANISATION DE L’INNOVATION ET MODALITES DE PILOTAGE
Introduction
6.1. Pour organiser l’innovation et l’évolution de l’offre de services : les groupes transverses (GT)
6.2. Nouveaux besoins de pilotage et évolution des fonctions de direction
Conclusion-synthèse sur les rationalisations du cabinet X
PARTIE 3. NOUVEAU REGIME D’ACTIVITE, NOUVEAUX OBJETS DE GOUVERNANCE ET EVOLUTION DU REGIME DE COLLEGIALITE
CHAPITRE 7. NOUVEAU REGIME D’ACTIVITE ET EVOLUTION DU REGIME DE COLLEGIALITE ETENDUE DANS LE CABINET X
Introduction
7.1. Régime d’activité différencié-intégré et besoins de gestion collective
7.2. La nécessaire évolution du régime de collégialité étendue pour l’adapter au régime d’activité différencié-intégré
Conclusion. Des crises du démocratique inévitables ?
CHAPITRE 8. PILOTER LES EVOLUTIONS DE LA GOUVERNANCE COLLEGIALE
Introduction. La dynamique contingente de l’entreprise démocratique
8.1. Fondements théoriques de l’entreprise démocratique : mythe rationnel et régulation par la démonomie
8.2. Dynamique de l’entreprise démocratique et révision de la démonomie
8.3. Le pilotage de la démonomie comme moyen de réviser le fonctionnement démocratique
Conclusion. Un cadre d’analyse des processus de rationalisation du cabinet X
CHAPITRE 9. CADRE DE GESTION DE LA DYNAMIQUE DE SERVICES PROFESSIONNELS ET ORGANISATION DES ESP : PORTEE ET PERSPECTIVES
Introduction. Une exploration de la portée des cadres développés
9.1. La portée du cadre de gestion du régime différencié-intégré : stratégie – gestion des savoirs – gestion des parcours
9.2. Régime d’activité-régime de collégialité : un cadre de pensée de la variété des ESP et de leurs rationalisations ?
Conclusion. Une exploration qui ouvre des pistes de recherche
CONCLUSION GENERALE
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