L’oral comme outil pédagogique : enjeux sociaux et éducatifs
La maîtrise de l’oral : un indicateur de réussite
« L’oral est […] un puissant marqueur social qui va jouer un rôle déterminant dans la réussite de l’élève. La maîtrise des compétences orales et des habilités de communication est un véritable instrument de pouvoir et d’ascension sociale». Comme l’affirme ici Marie Gaussel, chercheuse au service Veille et Analyses de l’Institut français de l’Éducation (IFÉ), la maîtrise de l’oral conditionne la réussite des élèves à l’école, ce que les auteurs des Héritiers soulignaient déjà en 1964 :
« Tout enseignement, et plus particulièrement l’enseignement de culture […], présuppose implicitement un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir dire qui constitue le patrimoine des classes cultivées ».
Comme l’indiquent ci-dessus Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, la maîtrise de la culture passe par celle de l’art de la rhétorique. Au sein des catégories sociales à fort capital culturel le bagage langagier des enfants leur permet d’accéder à la culture en étant, grâce à un « habitus » commun entre l’école et la famille, en accord avec la parole de l’enseignant. Dès lors, la maîtrise du langage semble être pour Pierre Bourdieu un paramètre essentiel du déterminisme social. Pour lui l’école, par discordance d’ « habitus » entre le professeur et les élèves issus des familles à faible capital culturel, reproduit et accentue les inégalités sociales en matière d’éducation. Cette vision critique de l’école reste encore aujourd’hui efficiente, bien que certains sociologues aient nuancé le déterminisme bourdieusien, à l’instar de Bernard Lahire qui théorise le concept d’ « Homme pluriel » , capable de maitriser après son transfuge social plusieurs « habitus ». Incombe donc à l’école la mission de construire des individus en mesure de s’émanciper et de s’épanouir par la maitrise des savoirs et des savoir-être. En somme de lutter contre le déterminisme social et de donner à tous la chance d’accéder à la pluralité des « habitus ».
Donner davantage la parole aux élèves …
La vision précédemment exposée est partagée par Elisabeth Bautier, enseignante-chercheuse à l’université de Paris 8, qui affirme que l’école doit : « conférer à l’oral et à l’enseignement de l’oral une fonction transformatrice et de socialisation cognitive de première importance si tout au moins il s’agit de penser l’École comme le lieu de construction et d’émancipation des sujets ». Elisabeth Bautier explique que par la multiplication des activités orales en contexte scolaire l’école augmente les inégalités entre les élèves, car ceux-ci n’ont pas tous le même bagage langagier. Les élèves maîtrisant le moins l’art du langage peinent en effet à s’exprimer et à utiliser l’oral comme un outil sociocognitif permettant de mener à bien une réflexion. Ce constat est aujourd’hui au cœur de l’actualité, au regard de la réforme du baccalauréat qui mettra en place à partir de 2021 l’épreuve du « grand oral ». Un tel exercice doit naturellement induire un enseignement de l’oral au fil de la scolarité des élèves, car l’expression orale ne s’acquiert pas uniquement par mimétisme, mais surtout par l’acquisition de codes et d’éléments langagiers au travers d’un temps de parole plus étendu et partagé au sein de la classe, à la fois avec l’enseignant et entre les pairs. Pour Elisabeth Bautier il convient donc de permettre : « aux élèves d’acquérir des conduites discursives transformatrices et non d’être « seulement » capables d’effectuer des tâches à l’oral avec du « déjà là » de leur oralité spontanée […]. Il s’agit donc d’enseigner et de faire apprendre des façons d’être au langage et au monde qui participent profondément de la construction et de la socialisation des sujets et non des actes de parole ou des genres discursifs ou des formes linguistiques, apprentissages nécessaires évidemment, mais insuffisants pour apprendre et comprendre et qui pour certains élèves se réduisent le plus souvent à des acquisitions techniques ».
L’enseignement de l’oral à l’école est donc fondamental pour la construction d’individus éclairés et en mesure de s’exprimer au sein de la société civile et dans le monde du travail, car pour Marie Gaussel « les compétences orales sont sélectives dans un grand nombre de domaines de la vie quotidienne et professionnelle et leur apprentissage est un enjeu déterminant pour l’égalité des chances ». Cependant, l’oral comme outil pédagogique a timidement fait son apparition dans la classe, passant du silence au service de l’attention sous l’école de la IIIème République à l’introduction du cours dialogué et du dialogue didactique dans la seconde moitié du XXe siècle. Or le cours dialogué, dont l’enseignant à la totale maîtrise, ne permet pas à l’élève d’apprendre avec ses pairs et de construire un savoir détaché de l’enseignant. De plus, comme l’affirme Nathalie Denizot, chercheuse à l’université de Cergy-Pontoise, « la verbalisation est possible dans le cours dialogué, mais elle est généralement réservée à quelques élèves », c’est pourquoi elle affirme l’utilité du travail de groupe pour rendre la parole aux élèves, car « le travail de groupe favorise la parole de tous les élèves ». Pour Nathalie Denizot le travail de groupe, qui libère et étend la parole des élèves, permet une plus grande acquisition des compétences langagière : « Ce que nous apprennent ces analyses d’interactions, c’est que les élèves, si on les met face à des tâches suffisamment complexes, se construisent de réelles compétences langagières et que pour cela, le travail de groupes est généralement plus efficace que le cours dialogué – ne serait-ce que parce que le temps de parole réel de chaque élève y est incommensurablement plus long ! ».
… car « L’acte de parole est aussi un lieu d’invention du savoir » (Françoise Waquet)
L’historienne Françoise Waquet, qui étudie la place de l’oralité dans l’éducation, montre dans ses travaux que l’oralité est depuis longtemps un vecteur dans la transmission et la construction des savoirs. Elle démontre que depuis la Renaissance l’oralité est un puissant outil cognitif manié lors des séminaires, des leçons magistrales, des conférences ou des colloques, afin de construire du savoir.
A partir de ce constat, nous pouvons partager l’affirmation portée par Marie Gaussel, affirmant que « le langage permet une structuration de la pensée ». Elle souligne les liens prégnants entre le linguistique et le cognitif, tout en soulignant par ailleurs le peu de temps de parole dont dispose les élèves en classe, les échanges étant en effet trop souvent contrôlés par l’enseignant au travers un modèle qu’elle qualifie d’« adulto-centré », ce qui pénalise les élèves déjà peu alaises avec l’expression orale. Or, au sein de chaque discipline existe ce qu’elle nomme des « positions énonciatives » spécifiques sur lesquelles peut reposer la construction des savoirs. Pour éclairer son propos Marie Gaussel évoque les travaux de Martine Jaubert et Maryse Rebière , pour qui la classe constitue une « communauté discursive disciplinaire scolaire » où l’on trouve des situations propices à la construction des savoirs par le langage. Ces différents auteurs insistent donc sur l’utilité de travailler sur l’inscription des élèves dans des pratiques discursives et langagières spécifiques à chaque discipline. Au sein de la classe l’oral doit donc s’ériger en véritable outil permettant de décrire, de formuler des idées, de synthétiser, d’expliquer et de raconter, grâce à la coopération langagière.
Toutes les disciplines partagent des taches langagières qui confèrent un rôle pédagogique prégnant à l’oral, à l’image de l’exemplification, de la démonstration, de la récapitulation et de la reformulation. A l’inverse il existe au sein de chaque
discipline des genres spécifiques, ce que le sociolinguiste russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) nomme « créations verbales ». En amont il distingue deux genres oraux : le « genre premier » et le « genre second ». Le genre premier relève du langage commun et spontanée de la vie quotidienne, alors que le genre second s’incarne lors d’échanges culturels, notamment à l’école, dont le but est l’objectivation et la formalisation. Dans sa démarche langagière un individu peut utiliser le genre premier pour acquérir le genre second, ce qui dans le cadre de l’école s’établit au travers du processus de secondarisation, dont l’objectif est l’assimilation des savoirs stabilisés et maitrisés. Au sein de chaque discipline l’oral est donc un support de la secondarisation des savoirs, car ceux-ci sont conjointement construits par les élèves via un processus cognitif partagé et ancré dans un réseau conceptuel précis.
Les interactions orales assurent donc la construction des savoirs au travers le discours argumentatif, justificatif ou explicatif. Cette construction cognitive commune transite par une volonté respective au sein du groupe à vouloir agir sur l’autre. Au fil des interactions, où l’on constate des stratégies argumentatives, les élèves partagent un univers de savoirs commun. En somme, pour Michèle Lusetti la « discussion augmente les forces centrifuges qui intensifient l’activité entre les interactants, la concentration sur la tâche et le travail d’administration de preuves».
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Table des matières
Introduction
1. Etat de l’art
1.1. L’oral comme outil pédagogique : enjeux sociaux et éducatifs
1.1.1. La maitrise de l’oral : un indicateur de réussite
1.1.2. Donner davantage la parole aux élèves …
1.1.3. … car « L’acte de parole est aussi un lieu d’invention du savoir »
1.2. Oral et travail coopératif : des concepts à mobiliser
1.2. 1. L’oral : un objet pluriel
1.2. 2. Le travail coopératif : de quoi parlons-nous ?
2. Comment analyser les interactions langagières entre les pairs ?
2.1. Le degré d’alignement
2.2. Le degré de symétrie des rôles
2.2. Le degré d’accord
3. Analyses
3.1. La co-élaboration des savoirs par le conflit sociocognitif
3.2. La co-élaboration des savoirs par l’inter-questionnement
3.3. La co-élaboration au risque de l’élaboration acquiesçante
Conclusion
Bibliographie
Annexes