L’open…et ses traductions : une formule révélatrice d’enjeux contemporains

Open access : un terme, plusieurs significations 

Le huis clos 2.0 à la française décrit précédemment montre un quiproquo. Tous les protagonistes emploient le terme open access mais derrière cette expression, différentes significations semblent se rencontrer. S’agit-il d’accéder gratuitement à la lecture d’un article scientifique déposé sur une plateforme ou bien est-il question de pouvoir le télécharger et le partager sur un autre site ? Dans ce dernier cas, sous quelles conditions cette réutilisation est-elle possible ? Le débat de 2013 a l’avantage de mettre en évidence le flou autour du terme d’open et d’amener certains des protagonistes à apporter quelques éléments de précisions en s’appuyant notamment sur les traductions françaises qui aident à clarifier ces significations. Le billet « Accès libre, accès ouvert quelques précisions basiques » souligne qu’il est important de distinguer, d’une part, un « gratis open access » (traduit par ‘accès ouvert’), c’est-à-dire un document accessible sans barrière mais dont la réutilisation est limitée par les droits d’auteurs « classiques » et, d’autre part, le « libre open access » (traduit par ‘libre accès’) qui ajoute une dimension nécessaire à l’’accès ouvert’ : l’emploi de licences libres. Ces licences, spécifiques aux ressources numériques, donnent des droits supplémentaires aux internautes permettant la circulation du document en ligne et sa réutilisation potentielle. Le billet de blog « Un Open Access sans licence libre a-t-il un sens ? » mentionne cependant que ce gratis open access diffère des objectifs originels du mouvement de l’open access visant ce ‘libre accès’. La présentation des débats lors du #MSWGate met aussi en lumière l’usage d’un ensemble de mots (libre, ouvert, gratis, gratuit) pour venir préciser le sens donné au qualificatif open. Ces mots et leurs significations multiples circulent via Internet encore plus aisément aujourd’hui et leurs usages sont le reflet même du contexte social et historique donné qui participent à les façonner. En effet, chaque terme « véhicule un passé et un sens (ou de multiples sens), avec son propre bagage idéologique », selon les mots de Sally Burch (2005) auteure du livre Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information . Les définitions des mots peuvent être l’objet de controverses et faire ressortir différentes visions d’une même situation, ainsi que divers intérêts.

Les mots sont aussi un formidable moyen d’accéder aux enjeux sociaux, culturels et politiques dont ils sont imprégnés. La prise en compte de leur usage et de leur circulation à une époque donnée a par exemple amené Michel Foucault à mener un vaste projet archéologique et généalogique sur la culture occidentale. En se qualifiant d’ethnologue de sa propre culture, il s’est consacré à interroger le sens des mots. Il a montré ainsi comment l’émergence même de termes et de concepts est une trace des modalités de penser le monde à une époque donnée (epistémès) .

Cet effet est encore plus puissant dans les domaines dévolus à la production des savoirs (les sciences modernes à notre époque), car les concepts qui y sont créés agissent eux-mêmes sur les capacités d’une société à pouvoir penser, identifier et comprendre des phénomènes . Porter une attention spécifique à ces mots, c’est aussi rappeler toute l’importance du discours. Bien loin d’un simple assemblage linguistique, les discours sont tout au contraire représentatifs d’un jeu à la fois politique, polémique et d’un ensemble de stratégies et de pratiques sociales . Cet intérêt pour les discours a mené, notamment en France, au développement du champ disciplinaire de l’analyse du discours et de ses différents courants et spécificités . Même si ma recherche doctorale ne s’ancre pas directement dans le champ de l’analyse du discours, elle y est particulièrement sensible et en emprunte quelques concepts. Les discours/activités argumentatives considérés dans leur dimension pragmatique sont un des objets d’étude de cette recherche, à la fois comme phénomènes discursifs mais aussi comme pratiques communicationnelles et sociales. Pour cela, la notion de « formule », issue entre autres du champ de l’analyse du discours, a été une aide précieuse pour cheminer dans les discours ayant pour fil directeur le terme open.

La formule : une invitation à suivre les dynamiques des discours et leurs enjeux

En analyse du discours, le concept de formule est un outil heuristique employé pour suivre la circulation d’un mot ou d’une expression largement utilisée dans l’espace public. Alice KriegPlanque a contribué en France, par ses ouvrages, à définir la notion de formule, à en présenter quelques-unes de ses caractéristiques et à rendre accessible ce concept pour d’autres disciplines . Une formule peut se définir comme « une séquence verbale, formellement repérable et relativement stable du point de vue de la description linguistique qu’on peut en faire » . Telle ou telle expression peut être assimilée à une formule lorsqu’elle commence à être investie par un certain nombre d’acteurs dans l’espace public et se charge d’un ensemble d’enjeux sociopolitiques qui peuvent être contradictoires .

Une formule présente différentes caractéristiques. Tout d’abord, il s’agit d’une expression, donc d’un ensemble de mots, qui se présente sous une forme stabilisée et qui est dénommé « figement » . Dans ce sens, « développement durable » ou bien « purification ethnique » sont considérées comme des formules, tout comme, dans un domaine plus proche de ma recherche, la notion d’« autonomie des universités ». Toute formule a pour deuxième caractéristique d’être un référent social, c’est-à-dire un « signe qui évoque quelque chose pour tous à un moment donné » . Autrement dit, une expression peut être considérée comme une formule si elle traverse des sphères diverses et n’est pas seulement employée par un groupe d’acteurs en particulier. Un dernier élément d’intérêt majeur concerne la polysémie d’une formule qui participe à sa dimension polémique. La  formule a un « fonctionnement discursif». Elle est au cœur d’un ensemble d’enjeux, et son usage même participe à la dynamique des débats qui y sont associés pour lui associer une signification donnée.Les formules font l’objet de recherches en analyse du discours ou en linguistique qui ont pour but d’en comprendre la genèse et de donner une définition fine et détaillée de leurs caractéristiques. L’usage de ce concept a dépassé le périmètre de ces disciplines pour devenir un outil heuristique précieux, notamment au sein des sciences de l’information et de la communication (SIC) .

Les SIC étudient plus particulièrement l’usage des formules en contexte. Elles jouent en quelque sorte le rôle de balises ou d’étiquettes pour les chercheurs qui veulent comprendre comment circulent les significations employées par différents acteurs. Une formule sert ainsi de « guide heuristique pour rendre saillants certains enjeux supportés par les discours, aux côtés d’autres questionnements plus spécifiquement historiques, sociologiques ou communicationnels » . Suivre une formule permet notamment de retracer les divers espaces (entre autres numériques) où elle peut être employée et de découvrir le réseau sociotechnique où elle se déploie. S’intéresser à une formule en SIC, c’est porter plus spécifiquement un regard sur les pratiques communicationnelles en tant qu’éléments de mobilisation pour une cause commune. Des études se sont intéressées à la situation de circulation particulière constituée par le passage d’une formule d’une langue à l’autre et les spécificités de ce passage. La traduction peut être l’occasion de lisser un sens ou d’orienter une signification et de révéler ainsi des stratégies particulières de communication employées par certains acteurs. Les SIC peuvent également explorer d’autres facteurs importants concernant la genèse des formules et leur dynamique, notamment en portant attention à la matérialité des dispositifs de communication . J’y reviendrai tout au long de cette thèse.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE – L’OPEN…ET SES TRADUCTIONS : UNE FORMULE RÉVÉLATRICE D’ENJEUX CONTEMPORAINS
Introduction – L’open une formule
Chapitre 1 – Open : les différentes facettes du ‘numérique’
Chapitre 2 – Dans le domaine scientifique : un régime des savoirs en action ?
DEUXIÈME PARTIE – ITINÉRAIRE DENQUÊTE : CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES
Introduction – Doctorat et construction d’une posture de recherche
Chapitre 3 – Sensibilité théorique et choix de quelques concepts-clefs
Chapitre 4 – La consultation république numérique : épreuve de réalité « équipée »
INTRODUCTION PRÉALABLE AUX CHAPITRES D’ANALYSE – Troisième et quatrième partie
TROISIÈME PARTIE – CONCEPTIONS « PRÉ-NUMÉRIQUES » : UNE ADAPTATION À L’OPEN CONTROVERSÉE
Chapitre 5 – Science et lettres rétablies : la défense d’esprits du régime des savoirs passés
Chapitre 6 – Science en transition : l’adaptation d’un régime technoindustriel-marchand controversée
QUATRIÈME PARTIE – CONCEPTIONS « NUMÉRIQUES » : LES DEUX FACETTES DE L’OPEN
Chapitre 7 – Science réappropriée : la défense d’un régime civique-technoindustriel des savoirs
Chapitre 8 – Libre diffusion et régime processuel des savoirs : de la défense des sciences communes à l’effleurement des enjeux computationnels marchands
CINQUIÈME PARTIE – D’UNE MODÉLISATION À UNE THÉORISATION : PISTES DE RÉFLEXION OUVERTES
Introduction – Modélisation et ouverture à d’autres agencements sociétaux
Chapitre 9 – Les stratégies dans l’épreuve : un reflet des logiques mobilisées et des modèles démocratiques
Chapitre 10 – Dynamiques de reconfiguration : des esprits aux agencements sociétaux en~action
CONCLUSION GÉNÉRALE

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