LOGIQUES POLITIQUES ET RELIGIEUSES DE L’ACTION SOCIALE FÉMININE CATHOLIQUE EN FRANCE ET EN ITALIE (1900-1930)

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De la société religieuse à l’action catholique

La loi de 1901, en même temps qu’elle frappe les congrégations, offre le cadre légal pour l’organisation des laïques. Elle permet de regrouper les catholiques – hommes et femmes – dans la perspective des élections de 1902176. Elle est l’occasion d’un réinvestissement des formes d’engagement religieux dans le siècle au sein d’une association qui n’a de statut que celui conféré par la loi de la République. Elle représente ainsi un cas de retournement des armes utilisées par les radicaux à l’encontre des religieux.
L’éviction des ordres et sociétés religieuses de leurs activités traditionnelles par l’intervention croissante de l’État républicain débute avec la politique scolaire de Jules Ferry dans les années 1880 pour aboutir à la loi de Séparation de 1905. Le décret pris par Jules Ferry, le 29 mars 1880, interdisant un certain nombre de congrégations enseignantes vise tout particulièrement la Compagnie de Jésus (S.J.). Sans être expulsés, ceux-ci perdent une de leurs prérogatives d’éducation puisqu’ils se voient interdire l’enseignement dans les établissements scolaires. Cependant, leur influence se maintient dans les œuvres sociales, notamment à travers les œuvres des F.C.M. Cela explique peut-être pourquoi en 1901, le révérend père (R.P.) Antonin Eymieu (1861-1933)177, S.J., directeur de conscience de Jeanne Lestra (1861-1951), la soutient quand elle veut fonder à Lyon le premier comité de la Ligue des femmes françaises178.
Il sait où trouver, parmi les sociétés religieuses féminines sous l’influence de la Compagnie de Jésus, les cadres nécessaires à l’armature du mouvement qui doit être le support du développement national de l’association : « De suite, il songea à la Société afin d’encadrer ces bonnes volontés, de les soutenir par des dévouements désintéressés et de les orienter dans la ligne des directives de l’Église par celles qui font profession de leur attachement inviolable au Siège Apostolique »179. En choisissant les filles de Marie, il s’assure de leur fidélité absolue au Vatican, particulièrement précieuse dans un contexte de division à l’égard du ralliement et de l’attitude du pape Léon XIII vis-à-vis du gouvernement de Waldeck-Rousseau. En effet, le monde catholique est alors partagé sur la question de l’acceptation de la République et sur la définition du rôle à jouer par les catholiques dans le système démocratique. L’entreprise nécessite donc une armée zélée et fidèle aux ordres. Le père Eymieu croit trouver dans les F.C.M. un soutien sans faille et des réseaux mobilisables facilement pour préparer la riposte catholique lors des élections de 1902 : « Pour s’assurer définitivement de cette précieuse collaboration, il vint à Paris solliciter [la collaboration] de la V. M. Faivre, alors Supérieure Générale [des Filles du Cœur de Marie] »180. Ainsi, la Ligue patriotique des Françaises (qui naît de la scission avec le comité lyonnais) est le fuit d’une initiative des jésuites, qui espèrent maintenir leur influence à travers elle, par l’entremise des F.C.M. qu’ils croient contrôler.
Le rôle de ces dernières dans la L.P.D.F. est bien connu de la hiérarchie, qui est même invitée à donner des signes d’encouragement dans la poursuite de l’action électorale. Une note anonyme conservée aux archives secrètes vaticanes témoigne de l’influence qu’on leur prête.
Un certain nombre de filles de Marie s’occupent très activement de la Ligue patriotique des Françaises unie à l’Action libérale populaire. Elles en organisent les cadres principaux des organisations à travers la France. C’est grâce à leur concours qu’on a pu regrouper plus de trois cent mille adhérentes bien organisées et disciplinées car personne dans les Comités ne sait qu’elles sont filles de Marie, aussi peuvent-elles maintenir la même discipline dans tous les comités. Les résultats obtenus sont considérables : elles ont facilité beaucoup l’organisation des comités de l’Action libérale populaire et tant à Paris que par les Comités de Province, “ la Ligue patriotique” a pu rassembler près d’un million (de francs) pour la lutte électorale grâce à leur concours et leur discipline. Monsieur Jacques Piou attache une très grande importance à leur concours pour l’avenir de l’Action libérale populaire181. »
Toute la complexité de cette action réside dans l’extension du mandat des F.C.M. à l’œuvre électorale qui contredit deux injonctions à l’égard de la politique : les femmes catholiques ne sont pas invitées à participer au suffrage ni à le réclamer ; les religieuses ne sont pas supposées militer pour un parti politique182. Cette action, nous le verrons plus loin, n’est pas toujours définie comme une action politique. Il n’empêche que c’est l’Action libérale populaire (A.L.P.), qui représente les hommes politiques ralliés à la République, qui est activement soutenue par la S.F.C.M., sauf à Lyon, comme l’indique la réponse anonyme faite à une demoiselle du comité de la Ligue patriotique des Françaises183.Dans la Capitale des Gaules, en effet, l’archevêque qui soutient la L.F.F. est plutôt favorable aux candidats monarchistes, tout comme les fondatrices du mouvement dont les proches sont à l’Action Française (A.F.).

Les carrières politiques pour les épouses de notables

L’investissement des épouses d’hommes politiques dans la carrière politique de leur mari est un phénomène assez répandu chez les dirigeantes de la Ligue que nous avons observées. La baronne Reille, la mère de la vicomtesse de Vélard – elle aussi ligueuse, Mme Ménard, Mme Piou pour ne citer qu’elles, ont participé de façon plus ou moins active à l’élection (ou à la candidature) de leur mari. Les chevauchées de la baronne Reille dans les campagnes du Tarn pour faire élire par tous les moyens son époux en 1859 constituent l’archétype de l’épouse de notable, notable elle-même, qui participe à l’entreprise politique du mari, comme Eric Phélippeau et Isabelle Duterne214 l’ont fait remarquer pour le baron de Mackau dans l’Orne215.
La L.P.D.F. offre une perspective différente de cette répartition sexuelle des rôles dans l’entreprise politique maritale. Elle confère une dimension collective à ce type de pratique et constitue une possibilité inédite pour les femmes de mener une carrière politique. Cette notion de carrière politique désigne ici à la fois une sorte de cursus honorum qui codifie les différentes étapes de la trajectoire attendue des militantes tout en intégrant la dimension déviante associée à ces parcours féminins216. En effet, dans un contexte d’absence du suffrage et où l’Église plaide pour une valorisation de la fonction maternelle et pour la distinction des activités sociales féminines et masculines, l’irruption de femmes catholiques dans la compétition électorale constitue la transgression d’une norme explicite. La première étape de la carrière politique est donc une transgression plus ou moins explicite et formulée de cet interdit justifiée par des circonstances exceptionnelles. L’action individuelle féminine revêt alors une dimension collective : au lieu d’être au service d’un seul homme, la militante se met
celui d’un groupe politique – la Ligue patriotique des Françaises, l’Action libérale populaire et dans certains cas l’Action française. Tout l’enjeu par la suite sera de légitimer ce type de carrières politiques par un processus de requalification des activités accomplies dans la L.P.D.F.
La première étape, à savoir l’entrée dans l’association, peut se faire – pour les fondatrices qui sont des religieuses – à l’occasion du mandat confié par une supérieure. Dans ce cas, la question de l’engagement ne se pose pas dans les mêmes termes que pour les épouses de notables. En effet, elles ne peuvent refuser la mission qui leur est confiée, même si certaines ne vivent pas toujours très bien le passage à la L.P.D.F. Dans le cas des laïques, c’est-à-dire des simples fidèles, le recrutement peut se faire autour d’un noyau familial qui s’élargit aux brus. C’est le cas chez les Reille : la famille Reille, grâce à Geneviève (1844-1910) née Soult de Dalmatie, est bien implantée dans le Tarn. La baronne Geneviève Reille, veuve du député du Tarn, maître des forges à Carmaux, est secondée à la tête de la Ligue de 1906 à 1910 par ses belles-filles – Mmes Amédée et Xavier Reille – qui sont aussi actives dans le Tarn, où leurs maris sont députés de l’Action libérale populaire jusqu’en 1910.
Le cas de la baronne Reille, qui fut la troisième présidente de la L.P.D.F. de 1906 à 1910, mérite que l’on s’y attarde, tant elle pourrait faire figure d’archétype de « la femme politique moderne » à la L.P.D.F. Elle incarne, en effet, le passage de l’épouse de notable, participant activement à la carrière politique du mari, à la femme agissant dans une organisation de masse et organisant l’intervention féminine collective dans la compétition électorale.
Née en 1844 à Paris, Geneviève Marie Eulalie Sophie Soult de Dalmatie grandit dans un milieu catholique très pratiquant. Cette famille de la noblesse impériale possède également un fief dans le Tarn, Saint-Amans-Labastide, où le duc de Dalmatie a été maire de 1851 à 1857 et a usé de son influence pour faire relier Montargis à Paris par la voie ferrée. Le père de Geneviève avait été membre de la Chambre des députés et de l’Assemblée législative. Geneviève, qui n’a qu’une sœur, reprend ainsi la tradition familiale d’action politique et religieuse, puisque sa mère, à son veuvage en 1857, confie une partie de ses biens à l’Église et fonde une école libre de filles, dont elle confie l’administration à des religieuses.
Elle épouse le baron René Charles Reille, fils du maréchal Reille en 1869. Il avait pris part à la campagne d’Italie où il connut le père de Geneviève. Il démissionne en 1869 de ses charges militaires pour se consacrer à la politique et s’appuie sur son épouse pour hériter du fief tarnais. Selon l’auteur de sa notice biographique dans le Dictionnaire des généalogies des Tarnais, « en épousant Geneviève Soult§ (1844-1910), petite fille du maréchal qui illustra Saint Amans, il devint tarnais et se lança dans la politique »217. Il est élu conseiller général en 1867, puis député en 1869. Les élections de 1869 font l’objet d’un recours de la part du candidat radical Péreire, qui fait état de fraudes électorales massives organisées par le baron et son épouse218. Elles sont l’occasion pour Geneviève Reille d’intervenir directement lors de la campagne. Elle distribue des bulletins de son mari, en les substituant à ceux du candidat Pereire.
Depuis lundi dernier que M. Eugène Pereire fit publier sa profession de foi et ses bulletins par la voie de la poste aux lettres, M. le maire de la commune de Saint-Amans Soult, accompagné de Madame…, parcourait les campagnes de deux communes brisant les bulletins en les compensant par ceux de M. Reille. Les gardes de cette commune ont suivi l’exemple de M. le maire et madame… […] Plus de 200 bulletins de M. Pereire ont été ravis aux mains des électeurs par Madame…., accompagnée de Grosse, receveur de l’enregistrement, par les gardes et la gendarmerie, au moment où les électeurs marchaient avec entrain et confiance à l’urne du scrutin, et Madame… brisait les bulletins de M. Pereire en disant : ce sont des coquins, c’est un juif, ne votez pas pour lui219. »
On la retrouve aussi utilisant la position de son mari pour menacer les femmes de représailles visant leurs maris ou leurs frères, comme indiqué dans la déposition de Rosalie Cabrol du 28 mai 1869.
Madame… a dit au sieur Cros, métayer à Barbeau, commune de Rouairoux, qui a un enfant au service militaire, qu’il fallait qu’il vote pour son mari, lui et ses domestiques, et qu’elle promettait que son fils serait renvoyé du régiment et rentrerait dans ses foyers ; c’était quinze jours avant les élections. Au nom de Madame … les métayers de cette dernière ont renouvelé la même promesse sous la même condition, et, comme garantie de l’exécution de ce marché, ils exigèrent qu’il leur fut fait remise des bulletins Pereire.
On a dit que la …. avait encore promis au nommé Barthès, qui a un fils qui doit tirer au sort l’an prochain, que s’il votait et faisait voter pour son mari, M. le baron le ferait exempter ; cette promesse a été faite dans les rues de Barbeau, en présence de plusieurs personnes attroupées devant Madame…220. »

La loi sur les associations de 1901: entre contrainte et opportunité pour les femmes catholiques

La loi sur les associations de 1901, précédée par le procès des assomptionnistes en 1900242, réactiva la contestation du ralliement et les crispations au sein du monde catholique français. Cette loi s’appuyait sur un point faible du Concordat, les congrégations, qui n’étaient pas encadrées par le texte et dépendaient du pape. Or cette autonomie de congrégations enseignantes, majoritairement féminines, n’était pas toujours bien vue, tant par certains évêques que par des radicaux qui voulaient parachever l’œuvre scolaire de Ferry en privant les congrégations de leur rôle d’éducatrices (notamment des filles). Le pape Léon XIII, qui avait choisi une voie conciliatrice, n’était pas complètement isolé. Il était suivi par les catholiques libéraux, qu’il encourageait à se présenter et à lutter contre des lois injustes sur le terrain constitutionnel243. Mais cette politique était aussi contestée par des catholiques intransigeants et une partie de l’épiscopat pour lesquels seule une rupture avec le gouvernement républicain pouvait conduire à la restauration du pouvoir de l’Eglise sur le plan politique. Cette position impliquait également un renforcement de l’engagement dans les œuvres, au moyen desquelles ces catholiques entendaient faire advenir la société chrétienne sur terre.
Les hommes catholiques, dans ce contexte, avaient donc le choix entre mener une action politique dans des structures partisanes qui représentaient des catholiques, comme l’Action libérale populaire, ou dans des ligues à la limite de l’action politique constitutionnelles, comme l’Action française, ou encore celui d’agir au sein d’associations moins directement impliquées dans la lutte pour le pouvoir, comme l’Association catholique de la jeunesse française, le Sillon, les Cercles d’ouvriers, etc. En revanche, pour les femmes, la promotion d’une société chrétienne et d’une politique conforme à leurs options religieuses passait nécessairement par l’association, d’une part parce que les congrégations et sociétés religieuses sont progressivement interdites, et d’autre part parce que les femmes n’ont pas de possibilité de désigner et de porter directement leurs revendications dans les assemblées puisqu’elles ne votent pas.
De ce fait, la loi de 1901 a été un moment de mobilisation intense pour les femmes catholiques. Durant les premières années de la Ligue, elle est citée par les militantes comme le déclencheur immédiat de l’engagement. Marie Du Rostu (1891-1979), qui prend la tête de la Ligue féminine d’action catholique française en 1935, raconte le rôle joué par la loi, se faisant l’écho de la mémoire de l’événement telle qu’elle est véhiculée dans l’association.
Dès octobre 1901, à la suite des lois iniques votées par la franc-maçonnerie, un bon nombre de femmes françaises s’émurent et décidèrent d’unir leurs efforts pour lutter à leur manière contre la laïcisation et sauvegarder l’âme de leurs enfants ; et en vue de ce but d’éclairer l’opinion, réveiller les consciences et former une élite pour entraîner la masse 244. »
Cette analyse est développée par Odile Sarti qui voit dans cette loi une occasion fédératrice, pour les femmes catholiques divisées sur le Ralliement, d’agir contre la sécularisation245. En effet, l’événement est souvent décrit comme un moment de crise politique qui s’accompagne d’une rupture biographique, où la vie des militantes est remise en question. Se produisent des requalifications, des passages d’une forme d’existence religieuse à une autre, rendus possibles par le foisonnement d’œuvres suscité par la loi246.
Ces femmes catholiques se mobilisent contre la loi parce qu’elle représente à leurs yeux l’oppression. Elle contraint en effet les congrégations à demander une autorisation à la préfecture et l’on pressent que celle-ci n’est qu’une étape vers une laïcisation de l’appareil d’État qui commence par l’école. Marthe de Vélard, qui prend la tête de la L.P.D.F. en 1910, évoque, lors de l’anniversaire de la fondation en 1927, « ces mesures iniques ne pouvaient que faire tressaillir l’indignation des Françaises et des mères : il n’y avait pas à se leurrer : c’était l’âme de l’enfant qui était l’enjeu de la lutte… Quoi d’étonnant qu’elles se soient levées comme des lionnes qui défendent leurs petits et dressées contre ceux qui forgeaient les lois ? »247. L’enfant est l’objet de la bataille entre l’État – incarné dans ces propos par les hommes athées ou libres penseurs – et l’Église, représentée ici par les femmes – garantes des mœurs et de la foi. C’est au nom de sa protection que la L.P.D.F. est créée et que ses fondatrices pensent leur action non seulement comme légitime, mais comme nécessaire à la survie de l’Eglise.
Ce spectre qui semble menacer cette dernière est évoqué par Mlle Dijon, conférencière et fondatrice de la Ligue dans le Jura, dans son autobiographie : « le 1er juillet 1901, l’ancienne idée de Waldeck-Rousseau déclarant les congrégations religieuses illicites et immorales est reprise. On vote la fameuse loi dite des Associations (…). À quoi ne devions-nous pas nous attendre, nous surtout les femmes ?248 »
Pour nombre de femmes catholiques, la loi atteint donc un élément constitutif de leur identité : la foi, qui est pensée comme consubstantielle à la féminité. Elle menace également l’une des prérogatives, maternelle ou féminine, qu’est l’éducation. En interdisant l’enseignement à tout membre d’une congrégation non autorisée (1901), puis tout enseignement congréganiste (1904), la fonction éducatrice des religieuses est clairement remise en cause par le gouvernement249.

L’implantation géographique nationale.

La Ligue s’implante surtout dans les grandes villes et dans les zones où la pratique religieuse est importante. Des villes où les filles de Marie sont présentes ont également des comités florissants. C’est le cas de Versailles, par exemple, où Mlle de Bournonville est particulièrement active. En Province, les comités bretons sont dynamiques.
La plupart des villes où les filles de Marie ont une maison ont un comité de la L.P.D.F. Dans la Province du centre : Chartres-Dreux, Châteauroux, Bourges, Elbeuf, Evreux, Les Andelys, Orléans, Rouen, Versailles, Villers-sur-Mer, Caen ; pour la Province du Nord Est, les comités de Beaune, Besançon, Dijon, Dole. La Province du Sud-Est a une activité moindre la L.P.D.F. peut-être en raison de la « culture blanche » évoquée par B. Dumons283. Dans la province de l’Ouest, chaque ville, où sont présentes les F.C.M., a un comité : Angers, Brest, Landerneau, Lannion, Laval, Le Mans284, Morlaix, Saint-Pol de Léon, Nantes, Plouër, Paramé, Quimper, Rennes, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Saint-Servan, Vannes, Vitré, Etrelles.

L’insertion de la L.P.D.F. dans le champ politique (1902-1914)

La difficulté pour cette association féminine est de s’insérer dans un champ où elles ne peuvent être les actrices principales, puisqu’elles ne votent pas. Nous verrons ici comment les femmes qui sont exclues du marché politique qui se structure à ce moment-là autour de la compétition électorale, investissent d’autres organisations collectives pour promouvoir leur agenda politique. Cette structure, qui rappelle le parti de notables en raison du poids des aristocrates de naissance ou d’une « aristocratie religieuse », c’est-à-dire les filles de Marie, âmes d’élite qui se distinguent des adhérentes, implique la mobilisation d’un certain type de capital économique, symbolique, culturel et aussi de genre, c’est-à-dire rôle des salons, de l’entre-soi et de « l’influence » des femmes de la haute société, par opposition à un répertoire d’action moderne que l’on trouve chez les féministes socialistes.

La conquête difficile de l’autonomie par rapport à l’A.L.P. (1902-1904)

Au lendemain des élections de 1902, qui ne voient qu’une trentaines de députés de l’A.L.P. envoyés à la Chambre, les Lyonnaises décident de se retirer de la lutte électorale, laissant cette activité aux seules Parisiennes, de plus en plus proches de l’A.L.P. L’alliance est scellée au mois de juin, entre le comité parisien et l’A.L.P., et elle est rendue publique par la lettre adressée à tous les comités féminins électoraux par la baronne de Brigode, Mlle Frossard et la baronne Reille qui expliquent que :
De toutes parts, on nous demande de persévérer. La lutte, en effet, n’est pas finie. Tout annonce qu’elle va être poursuivie contre nos croyances et nos intérêts les plus chers. Nous, femmes, nous ne voulons point faire de politique : ce n’est ni notre désir, ni notre rôle. Les derniers événements nous ont montré qu’il fallait réserver les décisions purement politiques aux organisations d’hommes, mieux à même de traiter ces délicates questions qui nous diviseraient. Nous nous sommes donc entendues avec l’Action libérale populaire. Son programme qui assure la liberté à nos croyances, le rôle considérable qu’elle a joué dans les dernières élections, l’autonomie qu’elle nous laisse, nous ont décidées à entrer en rapport avec elle, de façon à garder notre vie propre et de contribuer d’une manière plus efficace au salut du pays »315.
La Ligue patriotique se constitue donc pour poursuivre le combat contre le gouvernement anticlérical, avec l’appui de l’Action libérale populaire. Néanmoins, pour être acceptable, cette entente doit préserver l’autonomie de l’association féminine, ce qui ne va pas toujours de soi malgré les propos rassurants de ses dirigeantes.
L’alliance plutôt que le lien organique : la négociation d’une autonomie féminine
Les liens avec l’Action libérale populaire ne font pas l’unanimité même chez les femmes de la Ligue patriotique des Françaises. La secrétaire générale, Marie Frossard, tout comme la première présidente, la baronne de Brigode, maintiennent cependant l’alliance entre les deux mouvements, contre vents et marées, jusqu’en 1906. L’alliance est déjà contestée au nom même de l’autonomie féminine, comme en témoignent les reproches que la 2e circulaire entend balayer.
Si l’on nous disait que c’est ainsi nous effacer et passer au second rang, nous répondrions que c’est à nous, femmes chrétiennes de France, à donner le conseil et l’exemple du renoncement comme de la générosité dans un ralliement de toutes les énergies à la défense des intérêts les plus sacrés, non plus seulement menacés, mais déjà si profondément lésés316. »
En 1903, lors de la fondation du comité de Bordeaux – où les tendances royalistes sont bien représentées –, la secrétaire générale, Marie Frossard, présente l’union entre les deux formations comme un lien amical, où l’autonomie de la L.P.D.F. est préservée.
Les comités qui nous sont rattachés dans les diverses régions ont appris avec une profonde satisfaction l’organisation du comité de la Gironde. C’est que, de toutes parts, la Ligue Patriotique rencontre les plus vives sympathies. En effet, son programme, que vous connaissez, répond aux aspirations des femmes françaises. Son intervention dans l’action sociale et maintenue soigneusement en dehors de tout parti politique, exercera, nous en avons l’espoir, une influence salutaire. De plus, la ligue en conservant son autonomie et son indépendance a jugé sage, en face du bloc organisé contre nos croyances et nos intérêts les plus chers de perfectionner l’idée première de la Ligue des femmes françaises et de tirer de l’isolement les comités des autres groupes d’action, alors, surtout, que s ’unir et se discipliner pour ne rien perdre de sa force s’impose à la conscience des persécutés.
C’est la raison des relations amicales que nous avons établies avec plusieurs groupements de femmes et des groupements d’hommes comme celui de l’Action libérale populaire. Ces relations nous unissent sans nous inféoder les uns aux autres. Ainsi, la Ligue patriotique des Françaises est-elle simplement l’amie et alliée de l’Action libérale populaire. C’est tout mais c’est assez pour se prêter à l’occasion un mutuel concours et doubler ses forces317. »
Le discours, si on y intègre une analyse en terme de genre, peut être lu comme une légitimation de l’intervention des femmes dans les luttes politiques, puisqu’il est dit clairement qu’elles constituent une réponse « au bloc organisé », qui n’est autre que le Bloc de défense républicaine.
La secrétaire générale minimise la portée de l’alliance avec l’A.L.P. dans son intervention, afin de ne pas dérouter les femmes royalistes présentes. L’association féminine, parce qu’elle ne peut pas être un parti politique au sens classique du terme et concourir à la compétition électorale, se définit donc comme une structure autonome, plus ouverte que le parti, capable de regrouper différentes tendances politiques en son sein. Tant que la question du choix politique (c’est-à-dire ici partisan) n’est pas posée aux adhérentes ou aux dirigeantes, la cœxistence se fait pacifique entre les royalistes, les ralliées, les bonapartistes. En revanche, les moments où les femmes sont amenées à se prononcer sur le financement d’un candidat ou d’une formation politique masculine ravivent ces tensions, comme nous venons de le voir au moment de la répartition des fonds.
La tâche de celles qui sont attachées à l’union avec l’A.L.P., principalement Marie Frossard, mais aussi d’autres membres du comité directeur comme la baronne Reille, est de faire apparaître cette alliance non comme une union, qui implique une relation de subordination reproduisant collectivement les rapports sociaux de sexe qui structurent la vie domestique, mais comme un lien plus égalitaire. En effet, au sein même du comité certaines femmes semblent être attachées à une autonomie non seulement à l’égard des partis, en tant qu’associations politiques, mais aussi aux partis en tant qu’organisations masculines. On trouve, par exemple, cette distinction subtile entre le lien et l’alliance, dans la circulaire adressée aux comités en 1902.

L’action sociale comme point de passage obligé (1906)

Sans empiéter sur le troisième chapitre qui traitera de l’action sociale menée par les ligueuses et les catholiques italiennes de l’Union des femmes catholiques d’Italie, nous souhaitons évoquer brièvement ici l’action sociale telle que l’entend la Ligue lors de ses premières années d’existence. L’action sociale catholique est une forme d’apostolat nouvelle, encouragée par Léon XIII, laquelle les femmes catholiques sont invitées à prendre part de façon massive. Elle est mentionnée dès la fondation du comité parisien. Dans la première circulaire de la Ligue patriotique des Françaises, rédigée au printemps 1902, l’œuvre électorale est mise en avant. Mais elle doit s’accompagner, pour être efficace, d’une action sociale. C’est ce que la Ligue appelle « Rendre service ». En effet, « les dernières élections ont fait apparaître un antagonisme profond entre les différentes classes de la société. C’est précisément notre tâche de réconcilier les Français divisés ». Est annoté dans la marge : « principe de charité »342.
Cette notion de service à rendre aux populations s’inscrit effectivement dans un principe de charité. Mais dans le contexte particulier de la IIIe République, où des femmes comme la baronne Reille – qui insiste particulièrement sur ces « services » – ont acquis une expérience politique dont le clientélisme n’est pas absent, ces services rendus s’éclairent d’un jour nouveau. Ils participent d’une politisation des activités charitables ou des œuvres sociales catholiques qui ne sont plus seulement un moyen de racheter son salut, ce sont aussi des façons très concrètes « d’acheter » des votes. Gagner les femmes à la ligue en leur rendant service, afin qu’à leur tour elles persuadent les hommes de bien voter, participe de cette relation d’échange qui n’est pas seulement le signe d’un archaïsme politique ainsi que le souligne Jean-Louis Briquet343.

Les frontières de l’action religieuse et de l’action politique contestées par les filles de Marie (1906-1914)

La première crise de 1906 et la démission forcée de Madame de Brigode

Dans cette sous-partie, nous évoquerons la première crise qui agite la Ligue patriotique des Françaises entre 1906 et 1910. Ce moment de crise dévoile les tensions liées à la redéfinition des modalités légitimes d’engagement religieux dans le siècle.
Elle est provoquée par quelques Filles de Marie et conseillères qui reprochent à la direction, notamment à Marie Frossard et au père Pupey-Girard le peu d’esprit surnaturel qui règne à la L.P.D.F. Les accusations peuvent être rapprochées des reproches formulés à l’encontre de la L.P.D.F. par Emmanuel Barbier dans son ouvrage dénonçant le libéralisme de l’Action libérale populaire et la L.P.D.F. sur lequel s’est partiellement appuyé le cardinal Sevin lors de son enquête sur la L.P.D.F. de 1914. Il dénonce le fait que certaines Filles de Marie et les aumôniers-conseils de la Ligue, jésuites, ont volontairement usé de leur position pour asseoir la L.P.D.F., alors alliée de l’A.L.P.
On vit alors, on voit encore les membres d’une association de personne dont la vocation religieuse ne s’entoure de secret que pour se livrer avec plus de fruit à l’apostolat dans le monde, se constituer les apôtres et les agents les plus actifs d’une ligue plus politique que religieuse, et faire servir leur situation à son succès. On les vit de concert avec l’aumônier-conseil de la Ligue patriotique et, à son exemple, mettre tout en œuvre pour persuader les adhérentes des Femmes françaises qu’il n’y avait aucune différence entre les deux œuvres, et que celle-ci n’avait plus d’existence. On vit, on voyait encore récemment, certains membres d’un ordre autrefois scrupuleusement confiné dans le ministère spirituel, prêcher la Ligue patriotique dans les retraites, et, par un incroyable abus, l’imposer comme directeurs de conscience. “Je suis avec vous de cœur”, écrivait une femme de Tours à la présidente, Mme de Saint-Laurent, “ mais mon confesseur jésuite me défend de vous aider dans une œuvre si belle”. À notre connaissance, ce n’est pas là un cas isolé. “Ne me parlez jamais de la Ligue des femmes françaises” – disait un autre Père à la vice-présidente de Paris, – ou nous nous brouillerons359. »
L’abbé Barbier, jésuite, pourfendeur du libéralisme, critique le dévoiement des vocations religieuses chez les filles de Marie de façon à peine voilée. Il reproche également à sa Société de couvrir et d’encourager l’engagement partisan des ligueuses en faveur de l’A.L.P., en utilisant la direction de conscience comme moment de propagande politique. Ces critiques ne proviennent pas seulement d’un adversaire déclaré de la L.P.D.F. Dans le témoignage livré par Marthe de Noaillat Devuns – conférencière que nous évoquerons un peu plus loin – au cardinal Sevin, lors de l’enquête de 1914, elle explique qu’elle est entrée à la Ligue patriotique, croyant faire de l’apostolat, et elle décrit ce qu’elle y découvre.
Quoique les circulaires parlassent d’apostolat, ce qui nous avait engagées à y donner notre concours, nous avons trouvé en 1905 et en 1906 les Comités établis sur une base politique. Des orateurs de l’Action libérale venaient y faire une conférence de temps à autres, les dizainières relevaient les cotisations et, une fois par an, la Trésorière envoyait les fonds au Secrétariat pour une caisse électorale, le Petit Écho était envoyé par la poste à celles qui payaient un fr…[…] Comprenant que la rénovation des âmes ne pouvait s’accomplir par des moyens politiques et financiers, nous cherchâmes à établir une méthode apostolique copiée de l’Évangile : celle de la formation religieuse et intellectuelle des dizainières à part, et sous la direction du Clergé. […] Or j’atteste que pour la plupart des réformes qui s’imposaient : détachement du but politique, cessation d’alliance avec l’Action libérale, visites mensuelles, Échos distribués à toutes, conseils diocésains etc., etc., nous avons très rarement été aidées, souvent combattues, et prises à parti par la direction de l’œuvre, sauf par Madame Reille, qui nous maintint jusqu’à sa mort prématurée son affectueuse protection360. »

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Table des matières

REMERCIEMENTS
SOMMAIRE
LISTE DES SIGLES ET ABREVIATIONS
INTRODUCTION
PARTIE I LA GENESE DE L’ACTION CATHOLIQUE EN FRANCE ET EN ITALIE
INTRODUCTION PARTIE I.
GENÈSE DE L’ACTION COLLECTIVE FÉMININE CATHOLIQUE
CHAPITRE 1. DE LA DAME PATRONNESSE À L’ENTREPRENEUSE POLITIQUE
CHAPITRE 2. LA NAISSANCE DE L’UNIONE FRA LE DONNE CATTOLICHE D’ITALIA UUNE REONSE FEMININE AU FEMINISME LAÏC ?
PARTIE II LES DECLINAISONS DE LA CITOYENNETE SOCIALE
INTRODUCTION PARTIE II.
LES CONTOURS D’UNE CITOYENNETE SANS LE VOTE
CHAPITRE 3. LOGIQUES POLITIQUES ET RELIGIEUSES DE L’ACTION SOCIALE FÉMININE CATHOLIQUE EN FRANCE ET EN ITALIE (1900-1930)
CHAPITRE 4. MATERNITE SPIRITUELLE, MATERNITE SOCIALE ET CITOYENNETE SOCIALE. DEFINITION D’UNE CATEGORIE DE L’ACTION COLLECTIVE POUR LES ASSOCIATIONS FEMININES D’ACTION CATHOLIQUE (1900-1930)
CHAPITRE 5. L’ÉCOLE DES FEMMES
PARTIE III LE « SECOND RALLIEMENT » OU LA FIN DE L’ALTERNATIVE ENTRE CITOYENNETE SOCIALE ET CITOYENNETE POLITIQUE
INTRODUCTION PARTIE III
CHAPITRE 6. LA GRANDE GUERRE L’UNION SACREE ET LA REDEFINITION DE L’ACTION CIVILE ET POLITIQUE
CHAPITRE 7. L’ACCEPTATION DU SUFFRAGE DES FEMMES OU LE SECOND RALLIEMENT DES CATHOLIQUES
CONCLUSION GENERALE.
POLITISATIONS FEMININES PARADOXALES
AU SEIN DE LA LIGUE PATRIOTIQUE DES FRANÇAISES ET DE L’UNIONE FRA LE DONNE CATTOLICHE D’ITALIA
BIBLIOGRAPHIE

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