La famille : aux origines du tragique durassien
Dès ses premiers écrits, Marguerite Duras s’est forgée une « conception tragique » de l’univers. En effet, Duras porte un regard particulièrement sombre sur l’existence humaine, sur le mal d’être, mettant en scène des personnages profondément meurtris. Pour la romancière, les vrais livres sont ceux qui disent « le deuil noir de toute vie ». Et justement ses œuvres évoquent souvent ce « deuil noir » et font de lui l’essence même de son projet littéraire. Notons, d’emblée, que cette conception tragique du monde trouve ses origines dans la propre vie de l’écrivain, plus précisément dans son enfance. Dès lors, il nous est apparu inconcevable d’étudier avec pertinence le tragique chez Marguerite Duras sans remonter à la source qui l’alimente à savoir la tragédie familiale, histoire terrible et foyer générateur du tragique durassien. Il va sans dire que nous sommes conscients des risques que comporte une telle démarche. Mais, plus que chez tout autre écrivain, la vie et l’œuvre de Marguerite Duras sont indissociables. L’autobiographie et la fiction, chez elle, se mêlent, s’entrelacent constamment. Duras elle-même paraît nous autoriser à nous avancer dans cette voie, dans la mesure où elle déclare à Alain Veinstein : « On fait toujours un livre sur soi. C’est pas vrai leurs histoires ! L’histoire inventée : c’est pas vrai… » De cet aveu, il ressort ainsi que l’écriture durassienne est intimement liée au vécu : elle y puise ses scènes-matrices et ses figures emblématiques. Cette intrication affichée entre l’autobiographique et le fictionnel dans les écrits durassiens complique sérieusement la tâche du lecteur. Celui-ci n’arrive pas à démêler le réel du fictif et ne sait plus où s’achève le récit de vie et où commence le récit imaginaire. Nous sommes aussi conscients que le vécu personnel, d’une façon plus précise l’enfance, est un motif central de l’œuvre entière, autour duquel se développent des réseaux d’images et des figures qui structurent en profondeur l’univers durassien. Ceci dit, il ne s’agit pas pour nous d’étudier le thème de l’enfance chez Marguerite Duras, ni d’analyser son rôle dans l’organisation du récit ou la position du narrateur à son égard. Nous tenons toutefois à préciser, par souci de clarté et de méthodologie, que l’enfance dans les textes de Duras recouvre une période particulièrement étendue. À la suite d’Anne Cousseau, nous envisageons le terme « enfance » dans un sens large, comme désignation générique renvoyant à la fois à l’enfance ainsi qu’à l’adolescence, que la romancière semble englober dans une acception unique. Cette enfance est sans cesse reprise et déplacée d’un récit à l’autre et se trouve ainsi mythifiée. Il est très difficile, pour le lecteur, d’en déterminer la part de vérité et la part de mensonge comme il lui est impossible de discerner, dans les versions tantôt romanesques tantôt théâtrales qui en sont livrées, les événements relevant de la vie personnelle et ceux qui sont le fruit de l’imagination. Peu importe, au fond, dans la mesure où « l’événement lui-même est détruit par le livre […] mais le livre fait ce miracle que, très vite, ce qui est écrit a été vécu. Ce qui est écrit a remplacé ce qui a été vécu » comme le déclare Marguerite Duras à Pierre Dumayet lors de l’émission Lire et Écrire, enregistrée en 1992. L’écrivain nous apprend, à travers cette déclaration, que ce n’est pas les éléments autobiographiques clairement établis et susceptibles de satisfaire à une réalité historique qui comptent, mais plutôt la transformation de ces substrats par l’imagination. Notre travail n’étant pas une analyse théorique sur l’autobiographie, nous ne tenterons pas d’étudier les questions de fidélité à la réalité, de ressemblance au vrai ou d’épreuve de vérification qui fondent et codifient ce genre littéraire. Nous nous contenterons, pour le moment, de formuler une hypothèse qui semblerait hâtive ou réductrice s’il ne s’agissait de l’œuvre de Marguerite Duras : l’autobiographie, chez elle, ne se donne à lire que comme autofiction. Ce terme était utilisé par Serge Doubrovsky pour présenter son livre, Fils, mais la pratique à laquelle il renvoie existe bien avant. En effet, selon Jacques Lecarme, l’autofiction réside dans « le montage et l’intervalle lacunaire de deux récits, l’un fictif, l’autre non-fictif ». D’après lui, c’est un genre hybride qui modifie les codes de l’autobiographie traditionnelle. Il repose sur un « régime narratif variable » et « un contrat de lecture » imaginaire associé à un pacte de lecture référentielle. L’autofiction se définit donc par l’association d’une appartenance au romanesque prêtée par le péritexte (roman ou fiction) et le critère onomastique de la triple identité (un même nom renvoyant à la fois à l’auteur, au narrateur et au personnage principal). Dans ce chapitre, nous voudrions mettre l’accent sur la tragédie familiale évoquée à plusieurs reprises dans les récits autobiographiques de Duras comme événement marquant qui éclaire de manière saisissante l’œuvre et la pensée durassiennes et les engage sur la voie du tragique. Pour ce faire, nous tenterons d’analyser comment ce substrat autobiographique avec son cortège de malheurs tels que la mort prématurée du père, l’effondrement des barrages et la double injustice autant sociale que familiale, porte en germes les thèmes tragiques autour desquels gravitera l’œuvre autobiographique et fictionnelle de Marguerite Duras.
L’omniprésence de la mère
L’absence significative du père dans la cellule familiale détermine la structuration des liens familiaux et privilégie, dès lors, la présence obsédante de la figure maternelle. L’ombre de cette dernière plane sur tous les récits durassiens. Elle fait partie intégrante de la littérature. Elle est celle qui ne comprend pas la vocation de sa fille, celle qui s’y oppose et qui renforce paradoxalement l’envie d’écrire chez l’adolescente. Elle constitue un leitmotiv aux modulations multiples. De texte en texte, l’écrivain ne cesse de mettre en évidence la remise en question de son existence par sa propre mère, l’influence que cette mère « désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soitil, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire tout à fait » a eu sur la formation de son être et sur l’émergence d’une véritable vision tragique chez elle. La pièce de théâtre L’Éden Cinéma (1977) montre que la mère reste pour l’auteur son premier cinéma : « Veuve très jeune, seule avec nous dans la brousse pendant des mois, des années, donc seule avec des enfants, elle se faisait son cinéma de cette façon ». D’ailleurs, dans cette pièce la mère est au centre de la scène, même si elle ne parle pas. Sa seule présence suffit. Assez souvent, la mère siège majestueusement « au centre de son royaume ». C’est elle qui assure la force et l’unité de la famille et il est très édifiant que sa mort sonne le glas de la cohésion familiale dans Un barrage contre le Pacifique. La disparition assez prématurée de son mari l’oblige à pallier ce manque primordial et à assumer un double rôle : « Quand mon père est mort, j’avais quatre ans, mes deux frères sept et neuf ans. Ma mère est alors devenue aussi père, celle qui protège, contre la mort, contre la maladie – à l’époque, c’était la peur de la malaria ». L’ambivalence du rôle exercé par la mère est probablement à l’origine de son image paradoxale dans l’univers durassien. En vérité, l’œuvre de Duras nous offre deux visages contradictoires de la figure maternelle ; celui d’une mère « nourricière, pourvoyeuse de nourriture et d’amour »,37 et celui d’une mère « dure […] Terrible. Invivable » . En effet, la mère incarne à elle seule le sacrifice et l’amour maternel. Après le décès de son mari, elle se consacre entièrement à sa famille à tel point que la romancière la décrit comme une « martyre de l’amour »39 de ses trois enfants. C’est une mère aimante et douce qui ne songe qu’à prendre soin de sa progéniture et dont la fonction maternelle est sans cesse mise en exergue. Ainsi, elle se définit essentiellement par sa fonction nourricière comme le montre Un barrage contre le Pacifique : Joseph mangeait de l’échassier. C’était une belle chair sombre et saignante.
– Ça pue le poisson, dit Joseph, mais c’est nourrissant.
– C’est ce qu’il faut, dit la mère.
Quand il s’agissait de les gaver, elle était toujours douce avec eux. Dans la plupart des textes, la mère apparaît, en outre, comme un symbole. C’est une mère universelle qui protège non seulement ses enfants, mais aussi tous les enfants de la plaine. Dans L’Éden Cinéma, elle se substitue à la terre mère, incapable de nourrir les enfants indochinois, et lutte constamment pour qu’ils puissent manger à leur faim. Elle s’apparente ainsi à Déméter, divinité mythologique de l’abondance, de la fertilité et de l’épanouissement. C’est elle qui a fait construire des huttes pour les paysans de la plaine, et c’est elle encore qui a adopté, en l’achetant à sa mère trop pauvre pour la nourrir, une petite fille chétive et malade, qui ne vivra que quelques mois. Son métier d’institutrice coloniale, qu’elle exerce avec passion et dévouement, renforce cette portée mythique : venue pour instruire, pour semer les graines de la connaissance et du savoir, elle […] n’a jamais abandonné un enfant avant qu’il sache lire et écrire. Jamais […] elle faisait des cours tard le soir pour les enfants dont elle savait qu’ils seraient des ouvriers plus tard, des « manuels », elle disait : des exploités. Elle ne les lâchait que lorsqu’elle était sûre qu’ils étaient capables de lire un contrat de travail. Admirée, voire même vénérée par tous les indigènes comme Déméter, dont le nom signifie la « Déesse-mère », elle demeure jusqu’au bout « Mère de tous. Mère de tout » et veille sur la colonie entière.
Un amour préférentiel
L’ensemble de l’œuvre durassienne met en exergue la particularité et l’ambiguïté des liens unissant la mère et le frère aîné. Ces derniers entretiennent des rapports plus que complexes et étranges. Encore confus dans les premiers romans, le caractère incestueux de leurs relations est présenté comme une donnée autobiographique dans les textes ultérieurs : Et puis n’y a-t-il pas eu aussi cette préférence exagérée qu’elle avait pour mon frère aîné ? J’en ai tellement parlé. Elle aimait son fils aîné comme on aime un mec, un homme, parce qu’il était grand, beau, viril, un Valentino, alors que mon petit frère et moi nous étions comme des puces à côté de lui. Dans divers récits autobiographiques, Duras insiste sur le lien privilégié qui unit la mère et le frère aîné. Tel est le cas par exemple dans L’Amant où elle met l’accent sur l’injustice maternelle : « Je crois que du seul enfant aîné ma mère disait : mon enfant. Elle l’appelait quelquefois de cette façon. Des deux autres elle disait : les plus jeunes ». C’est aussi les rapports privilégiés existant entre la mère et le fils qui constituent l’argument essentiel de nombreux livres comme Les Impudents, Un barrage contre le Pacifique ou L’Éden Cinéma, comme si véritablement le fils aîné prenait la place du père au sein de la cellule familiale. On constate, en réalité, que le couple parental habituel : Père/Mère cède la place au couple pervers : Mère/Fils. La mère comble en effet le vide laissé par la disparition du père en prolongeant, de façon atypique le lien œdipien avec le fils. Ce processus de substitution du fils à la place du père transparaît surtout à travers la fonction paternelle assumée par le fils au sein du clan familial et le lien passionnel qui l’unit à la mère. En effet, la lecture croisée des textes de Marguerite Duras permet de constater que le grand frère exerce la fonction de chef de famille. Encouragé par la figure maternelle, le fils aîné, appelé tour à tour Jacques, Joseph ou encore Pierre, impose sa propre loi et assoit petit à petit un pouvoir tyrannique au sein de la cellule familiale. La nature injustement préférentielle de l’amour maternel ressort, en outre, dans Des Journées entières dans les arbres. Il s’agit en effet d’une tragédie contemporaine qui, en trois actes, met en scène l’amour excessif et monstrueux qu’une mère voue à son fils Jacques au détriment de sa fille Mimi. Un amour aussi démesuré qu’injustifié puisque le fils est un être abject et ingrat qui dilapide l’argent familial et qui vole sans vergogne les bijoux de sa mère.
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Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE : UNE VISON TRAGIQUE DE L’EXISTENCE
CHAPITRE I : La famille: aux origines du tragique durassien
A– La tragédie familiale
1– La mort prématurée du père
2 – L’omniprésence de la mère
3 – La folie maternelle
B – L’injustice sociale
1 – Au commencement furent les barrages
2– La mère : une héroïne tragique
3– Une histoire mythique
C- L’injustice familiale
1– Un amour préférentiel
2–La violence familiale
3– Un « je » meurtri
CHAPITRE II : Les manifestations du tragique ou l’appel du Néant
A– Un monde agonisant
1 – Un délabrement généralisé
2 – Un univers infernal
3 – « Une maladie de l’écrit »
B – La fascination pour la mort
1 – La mort : horizon de l’écrit
2– Vanité de l’existence humaine
3– Un destin inexorable
C- Passion fatale et quête de l’Absolu
1 – L’amour comme miracle
2– L’amour comme tragédie ou l’impossible fusion
3– L’amour et la mort
CHAPITRE III : Enjeux métaphysiques
A– Une métaphysique paradoxale du néant
1 – Un sentiment de manque
2– Une recherche d’être
3 – L’interrogation sur l’absence de sens de la vie ou le tragique existentiel
B – Le nom de Dieu
1 – L’absence de Dieu
2– L’alcool ou la douceur de l’oubli
3– Les limites de l’alcool
C- De l’affirmation à la négation de l’homme
1 – La faillite de la Raison humaine
2– La remise en question de l’Histoire et du Progrès
3– Le rejet de la théorie et le règne de l’incertitude
DEUXIEME PARTIE : L’EVOLUTION DU TRAGIQUE : LA PLACE DU RIRE
CHAPITRE I : De « l’harmonie » à « l’incohérence »
A– Évolution de l’écriture romanesque
1 – Épuration de l’écriture romanesque
2–La prolifération du dialogue
3 – L’émergence du théâtre dans le roman
B – L’éclatement des genres
1 – Polyphonie de la voix
2 – Le mélange des genres et des arts : entre roman théâtre et cinéma
3 – Un statut hybride : vers la notion de « texte »
C – L’évolution du tragique traditionnel
1 – Le tragique au contact du comique
2 – La revendication de l’hétérogénéité
3 – Une forme nouvelle du tragique
CHAPITRE II : Le tragique : une matrice du comique?
A– Aux confins du tragique : l’invasion du rire
1 – L’irruption du rire
2 – La gratuité du rire
3–L’arrière-fond tragique
B – Les fonctions du comique
1– Une « catharsis comique »?
2 – Le comique : une mise en valeur du tragique
C- Le comique comme « intuition de l’absurde »
1– Le rire tragique
2 – L’ironie du narrateur
3– Le rire sans fondement
CHAPITRE III : Le tragique et le comique entre dualité et unité
A– Les modes d’expression du tragique et du comique
1 – L’interpénétration
2 – La succession
3 – La simultanéité
B – Concilier le tragique et le comique : une gageure ?
1 – Un jeu de surenchère : l’importance du rythme
2– Un point de jonction: le langage
3 – Le style de Marguerite Duras : noblesse et simplicité
C- Entre attraction et répulsion : pour une structuration dynamique du tragique et du comique
1 – La logique de la contradiction
2 – La stratégie du paradoxe
3–L’entre-deux
TROISIEME PARTIE : VERS LE DEPASSEMENT DU TRAGIQUE ET L’ESTHETIQUE DU DETACHEMENT
CHAPITRE I : L’acceptation du tragique de l’existence
A– L’acceptation de l’absurdité de la vie
1–La perte de l’espoir: un élan vital
2 – La vacuité : un espace de tous les possibles et de la disponibilité
3 – L’incertitude : une liberté
B – La plénitude de la vacuité
1 – Rejoindre l’état de vacance : une démarche ontologique
2 – Savoir perdre son temps
3 – La félicité du « ravissement »
C- L’oubli et la mort : matrices de la vie ?
1 – L’oubli : un apaisement
2 – L’oubli : un renouveau
3 – De la mort vers la continuité de la vie
CHAPITRE II : L’impassibilité
A– Le rejet du sentimentalisme
1 – L’indifférence
2 – Une indifférence pleine d’affectivité
3 – Le refus de la psychologie et de la psychanalyse
B – Le refus de l’engagement
1 – La puissance du refus
2–Le refus de l’écriture militante
3 – « Être de gauche »
C- La destruction
1–La « destruction capitale »
2 –Détruire : une source de bonheur
3–Une nouvelle définition de la destruction
CHAPITRE III : Par-delà le tragique : la poétique du « gai désespoir »
A– De la désappropriation de soi vers la fusion avec le Tout du monde
1 – Le bonheur de la dépersonnalisation
2 – De la personne à l’unité de l’espèce
3 – Se fondre dans « le Tout » : rejoindre l’indifférencié
B–Écrire ou comment dépasser le tragique et recréer le vide
1–L’écrit: « un mourir à soi »
2 – Le silence comme expression de la plénitude du vide
3 – Réécrire ou comment construire la destruction
C- L’écrivain : un démiurge
1–Le passage du rien au tout
2 – Le foisonnement de l’imaginaire face à la réalité tragique
3 – L’écriture : un acte démiurgique
CONCLUSION
Bibliographie
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