L’existence de particules d’énergie de l’ordre de 10²⁰ eV fait partie des quelques «mystères » de la physique contemporaine. Ces particules ont été détectées depuis les années 1960 mais ni les nombreux travaux théoriques apportés depuis, ni les données expérimentales parcellaires n’ont jusqu’alors suffi pour apporter des explications convaincantes sur leur existence. L’Observatoire Pierre Auger a été développé afin de fournir des données en qualité et en nombre que l’on espère suffisants afin d’en comprendre l’origine. Une façon naturelle de parvenir à cette fin est d’analyser les directions d’arrivée de ces particules pour permettre l’identification plus ou moins directe de leurs sources. Cette tâche, simple au premier abord, est néanmoins rendue difficile pour deux raisons:
1. expérimentalement, ni la statistique collectée ni la résolution angulaire ne sont excellentes, comparées à l’astronomie « traditionnelle », ce qui rend les cartes du ciel difficiles à interpréter;
2. les rayons cosmiques sont a priori des particules chargées, et par conséquent les champs magnétiques astrophysiques peuvent générer des déflections importantes et cacher d’éventuelles sources.
La situation expérimentale avant Auger
Les propriétés des UHECRs sont mesurées indirectement via les cascades ou gerbes de particules qu’ils génèrent dans l’atmosphère (EAS : extensive air showers). Essentiellement deux classes de techniques ont apporté des résultats significatifs :
– On place des détecteurs de particules au sol (scintillateurs, cuves d’eau à effet Cerenk ˘ ov, détecteurs de muons) sur un réseau régulier. Ceux-ci permettent d’échantillonner la distribution latérale des particules secondaires de la gerbe au niveau du sol.
– À l’aide de télescopes au sol sensibles dans le domaine UV, on mesure la lumière de fluorescence émise par les molécules de diazote excitées par le passage des particules chargées de la cascade. On a ainsi accès à la distribution longitudinale des particules secondaires tout le long de la trajectoire de la cascade dans l’atmosphère.
La première technique a été implémentée sur de nombreuses expériences comme Volcano Ranch, SUGAR, Haverah Park, Yakutsk, AGASA. Elle a pour avantages majeurs une acceptance qui est d’une part facilement contrôlée (car on connaît sans ambiguité la surface couverte par un réseau), et d’autre part importante grâce à un fonctionnement en continu des détecteurs. Par contre, la mesure de l’énergie des UHECRs dépend de modèles hadroniques encore incertains qui doivent prédire la distribution latérale des particules secondaires au sol. La seconde technique a été implémentée sur Fly’s Eye puis son successeur HiRes. La mesure de l’énergie est dite « calorimétrique », c’est-à-dire que le flux de lumière de fluorescence, émise de manière isotrope, permet de mesurer directement l’énergie déposée dans l’atmosphère par la cascade. En cela cette technique est moins dépendante des modèles hadroniques et d’hypothèses sur la composition des UHECRs que la précédente. Néanmoins elle nécessite une bonne maîtrise des propriétés de l’atmosphère (émission de fluorescence et absorption). De plus l’acceptance d’un tel détecteur est non triviale à calculer (il faut savoir jusqu’à quelle distance les télescopes « voient » les cascades), et la prise de données ne peut avoir lieu que pendant les nuits sans nuages et sans lune, c’est-à-dire environ 10% du temps.
Les pistes observationnelles déduites de ces expériences peuvent être classées ainsi :
1. La nature des UHECRs reste énigmatique. AGASA comme HiRes ont des données compatibles avec une nature hadronique : des protons ou des noyaux plus lourds. Une valeur limite supérieure sur la fraction de photons d’environ un tiers à 10 EeV a été donnée par AGASA [3]. Une transition d’une composition lourde (type fer) à une composition légère (type protons) a été annoncée entre 1 et 10 EeV, ou bien entre 0.1 et 1 EeV par les détecteurs de fluorescence, mais ce résultat n’est pas forcément fiable à cause des incertitudes systématiques diverses.
2. La forme du spectre des UHECRs est relativement bien déterminée jusqu’à ∼ 10¹⁹‘⁵ eV. Un léger changement de pente, appelé cheville, a lieu entre 5 et 10 EeV. Par contre, AGASA et HiRes n’ont visiblement pas la même calibration en énergie de leurs événements : on a estimé EAGASA ∼ EHiRes + 20 à 30 %. Cela n’est pas étonnant étant données les énormes incertitudes expérimentales. Un tel écart systématique permet d’expliquer le fait que le flux d’UHECRs vu par HiRes apparaît plus faible que celui d’AGASA à toutes les énergies . Aux plus hautes énergies, les incertitudes dues à la faible statistique dominent ; néanmoins l’expérience HiRes semble détecter un effondrement du spectre à environ 100 EeV, contrairement à AGASA. L’existence ou non de cette « coupure » est un enjeu majeur car une telle coupure à cette énergie est prédite dans le cadre de la plupart des modèles d’UHECRs (c’est la fameuse coupure GZK, sur laquelle nous reviendrons).
3. La distribution sur le ciel des directions d’arrivées des UHECRs est la dernière observable cruciale à extraire des données. Jusqu’à présent, on peut dire que les UHECRs forment un fond diffus qui reste compatible avec l’isotropie. Il y a néanmoins eu de très nombreuses annonces d’anisotropiesfaites par les différentes expériences; toutes demandent à être indépendamment confirmées. En particulier, AGASA a publié l’existence d’un clustering (accumulation d’événements dans des directions favorisées) aux plus hautes énergies .
Interprétations théoriques des UHECRs
Malgré les incertitudes observationnelles majeures, il existe une sorte de modèle « standard » , aux contours plus ou moins bien définis, devant permettre de comprendre la physique des UHECRs. Dans les objets astrophysiques magnétisés et de taille suffisamment importante, le mécanisme dit d’accélération de Fermi (ou l’une de ses variantes) permettrait l’accélération des rayons cosmiques, protons ou noyaux lourds. Ce mécanisme prédit naturellement un spectre en loi de puissance, proche de ce qui est observé. Les objets de notre propre galaxie ne seraient pas assez puissants pour accélérer les UHECRs aux énergies les plus extrêmes. Au delà de 10¹⁹ eV (ou d’une énergie plus faible), les UHECRs proviendraient donc d’objets extragalactiques plus violents tels que des AGNs, GRBs, amas de galaxies. . . On peut dire qu’il y a énormément d’idées, mais pas d’idée précise sur les sources exactes des UHECRs. Au cours de la propagation de ces sources à la Terre, deux phénomènes majeurs interviennent :
– En se propageant dans le milieu intergalactique et dans notre galaxie, les UHECRs sont déviés par de possibles champs magnétiques. Aux basses énergies (disons E ≲ 10 EeV), les déflections sont très importantes et le ciel observé est donc isotrope. On attend que ces déflections deviennent suffisamment faibles à partir d’une certaine énergie pour ne plus trop brouiller les sources. Le problème est que les champs B , surtout hors des galaxies, sont très peu connus. Il y a eu à ce sujet de nombreux progrès ces dernières années, mais les incertitudes restent telles que nous sommes encore incapable de prédire à partir de quelle énergie exactement les déflections des UHECRs deviennent faibles.
– Au-delà du seuil E ∼ 10¹⁹❜⁷ eV, les UHECRs interagissent avec le CMB (fond diffus micro-onde) par photoproduction de pions ou photodissociation, et perdent leur énergie sur une distance de l’ordre de quelques dizaines de Mpc. On attend donc une coupure spectrale à cette énergie. Par ailleurs, au-delà de ce seuil seules les sources proches doivent contribuer au flux d’UHECRs, et l’on doit donc pouvoir plus facilement les identifier.
Ainsi, aux hautes énergies, l’« horizon » des UHECRs diminue et les déflections dans les champs magnétiques deviennent plus faibles. Il y a donc un réel espoir de pouvoir identifier des sources si la statistique est suffisante, ouvrant ainsi éventuellement la voie à ce que l’on a appelé une « astronomie des particules chargées ».
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Table des matières
Introduction
1 L’Observatoire Pierre Auger
1.1 Présentation et historique
1.2 Le détecteur de surface
1.2.1 Détecteurs individuels (LS)
1.2.2 Acquisition centrale
1.2.3 Surveillance en ligne du réseau
1.3 Le détecteur de fluorescence
1.4 Sélection et reconstruction des événements
1.4.1 Physique des grandes gerbes atmosphériques
1.4.2 Sélection des événements du SD
1.4.3 Reconstruction par le SD
1.4.4 Reconstruction hybride
1.4.5 Les résolutions angulaires
2 De l’acceptance à la couverture du ciel d’Auger Sud
2.1 Effets fins d’acceptance
2.1.1 Stabilité du taux de déclenchement au niveau d’une cuve
2.1.2 Stabilité du taux d’événements et sélection d’une période stable
2.1.3 Corrélation des taux d’événements avec la pression et la température
2.1.4 Discussion des effets météorologiques
2.2 Calcul de la couverture
2.2.1 Principe général du calcul
2.2.2 Cas d’une acceptance constante
2.2.3 Quelques effets systématiques possibles
2.2.4 Acceptance variable au cours du temps
2.2.5 Variantes et raffinements
2.3 Tableau récapitulatif
3 Analyse des distributions sur le ciel des UHECRs
3.1 Les grandes échelles : de l’analyse de Rayleigh au spectre de puissance
3.1.1 Analyse de Rayleigh en ascension droite
3.1.2 Reconstructions d’un dipôle et méthodes similaires
3.1.3 Estimation du spectre de puissance
3.1.4 Comparaison de l’analyse de Rayleigh et des C
3.2 Les petites échelles : recherche de sources plus ou moins étendues
3.2.1 Recherche de sources a priori
3.2.2 Recherche aveugle : la fonction d’autocorrélation
3.2.3 Recherche aveugle : cartes d’excès
3.3 Les précédentes annonces d’anisotropies des UHECRs
3.4 Résultats des deux premières années d’Auger
3.4.1 Anisotropies à basse énergie
3.4.1.1 Le centre galactique
3.4.1.2 Modulations à grande échelle
3.4.2 Anisotropies à haute énergie
3.4.2.1 Structures à grandes échelles
3.4.2.2 Sources ponctuelles
Bilan de la partie expérimentale
4 Propagation des particules chargées (1). Le cadre
4.1 Les sources astrophysiques et leur distribution
4.1.1 Mécanismes astrophysiques d’accélération
4.1.2 Sources astrophysiques possibles
4.1.3 Scénarios spéculatifs
4.2 Interactions sur les fonds cosmiques et particules secondaires
4.2.1 Interactions des nucléons d’ultra haute énergie
4.2.2 Interactions des noyaux
4.2.3 Cascades électromagnétiques
4.2.4 La violation de l’invariance de Lorentz
4.3 Les champs magnétiques : modèles et observations
4.3.1 Techniques d’observation
4.3.2 Champs B galactiques
4.3.3 Champs B extragalactiques
4.3.4 Origine et évolution des champs magnétiques
5 Propagation des particules chargées (2). Phénoménologie
Conclusion