Littérature orale, Pratiques langagières et Construction du Discours 

Quelques éléments du mode de vie et des représentations

Les populations nomades, groupes familiaux Tsiganes, Travellers, Gypsies, se construisent en fonction et par rapport aux discours et attitudes des sociétés dominantes. Essayer d’expliquer le mode de vie et de penser de ces populations en avançant l’argument du « c’est leur culture », occulte le lien étroit qu’ils entretiennent avec la société dans laquelle ils sont présents. Ils ne se limitent pas non plus à se construire par opposition, ils opèrent une sélection d’éléments qu’ils dé-contextualisent puis re-contextualisent, remodèlent et adaptent afin de les rendre pertinents à leur société (Okely, 1983; Williams, 2011) : « The Gypsies, and possibly other oppressed groups, can be seen as bricoleurs (Lévi-Strauss 1966: 17-22), picking up some things, rejecting others. The ideology of dominant society is de-totalised, and the ultimate resynthesised cosmology takes on a new coherence with perhaps an opposite meaning, and one which accommodates the Gypsies as an independent group. The Gypsies are not passively ‘copying’ the beliefs of the dominant society » (Okely, 1983: 77).
Dans cette partie, si les Irish Travellers resteront un point central de la réflexion, la comparaison avec d’autres groupes Tsiganes ou « Gypsy like » – Manouches, Roms, English Gypsies, etc.- s’avérera utile. Elle permettra d’approfondir certains sujets manquants ou peu traités à propos des Irish Travellers et d’ouvrir aux différentes interprétations et analyses possibles des thèmes abordés, tout en gardant à l’esprit les limites de ces comparaisons tant les communautés évoquées sont distinctes.

Economie, travail

Les discours des sociétés environnantes se sont souvent focalisés sur les activités économiques des populations itinérantes et s’articulent sur deux aspects : l’illégitimité et l’intégration. Les études se concentrent en effet sur les aspects les plus visibles des occupations de ces populations, exagérant ainsi la place des activités et artisanats ruraux et celle des activités considérées comme traditionnelles. Une économie qui parait alors obsolète et fait valoir l’argument d’une désintégration culturelle (Okely, 1983). Classée « économie informelle » dans un contexte économique capitaliste, cette typologie tend à éluder la réalité du travail des Gypsies et Travellers (Okely, 1983). Le refus du prolétariat, la dévalorisation du travail salarié, ainsi que le fait que les Travellers paraissent « ne rien faire », viennent également soutenir le sentiment d’illégitimité de leur système et de leur réussite. L’intégration et l’assimilation de ces populations doivent ainsi passer par le travail, notamment salarié, qui induit une sédentarisation.
Les Travellers et les Gypsies valorisent l’indépendance, l’autonomie et la flexibilité économique. L’auto-emploi, associé à la mobilité géographique et à la pluriactivité, est à la base de leur économie. C’est pourquoi le travail salarié est perçu par les Travellers comme fortement restreignant et limité, il peut être facteur de honte et ne peut être que temporaire (Okely, 1983). Les English Gypsies travaillent donc souvent en saisonniers et acceptent des emplois que les non-Gypsies ne prennent pas ou se montrent réticents à exercer.
Si les Travellers paraissent « ne rien faire », c’est parce que le travail est en réalité intégré aux autres activités de la vie quotidienne. Les journées ne sont pas compartimentées entre travail et foyer : « In reality work is a continuing activity done in varying degrees of intensity » (Okely, 1983: 54). Cette intensité de travail varie donc selon les activités, les périodes, les saisons, les événements extérieurs. Les différentes occupations des English Gypsies sont réunies sous le terme Calling et comprennent : « hawking, fortune telling, scrap and rag collection, the purchase of antiques or other re-saleable goods and the search for tarmac jobs » (Okely, 1983: 149). Des activités très similaires à celles des Irish Travellers pour qui on peut ajouter la collecte de coquillages et crustacés (moules, escargots, fruits de mers…) (Helleiner, 2000). Les travaux non-payés occupent une place importante et certaines activités leur permettent de subvenir à leurs propres besoins : pêche, chasse, récupération de vêtements, de bois pour le chauffage ou de mobilier par exemple – dans les bennes ou les décharges entre autre. Les articles recyclables ou réutilisables sont conservés, parfois vendus ou échangés (Helleiner, 2000).
Le commerce et le « swopping » (swapping : échange) avec les autres Travellers met en jeu des biens et de l’argent. L’importance du troc et la contribution des femmes et des enfants aux revenus de la cellule familiale sont également deux aspects souvent occultés. L’ensemble de la famille participe aux activités économiques, Okely parle ainsi de « family work unit », composée le plus souvent de la famille nucléaire sur deux générations, réunie dans un ou plusieurs trailers (caravanes). La coopération est essentielle et implique « parents, alliés et voisins de camp pour l’aide, les partenariats temporaires et protection » (Okely, 1983: 60).
Les profits sont normalement partagés à parts égales entre partenaires.
Toute la famille participe mais une division sexuelle du travail s’opère. Si le travail des femmes semble en baisse depuis les années 1980, leurs activités et aptitudes leur permettent néanmoins de subvenir à une part importante du revenu : colportage (de literie, électroménager, tapis, etc.), mendicité, divination, elles participent aussi à la collecte de ferraille par exemple (Helleiner, 2000). Gmelch décrit deux types de begging : dans la rue, pour de l’argent, où seuls les relatives ont le droit de partager un site ; en faisant du porte à porte, surtout pour l’alimentation et les habits. Les Irish Travellers préfèrent et valorisent d’avantage ce dernier qui est aussi plus toléré par les Settled. Cela permet de créer des liens privilégiés avec certains foyers, garantissant généralement une contribution régulière (Gmelch, et al., 1975).
Le commerce des chevaux est une activité masculine, la division sexuelle se laisse ainsi particulièrement voir durant les foires et marchés. Avec la motorisation, la place plus importante du travail masculin et la baisse du travail féminin, ce commerce décroit et présen te rarement un véritable intérêt économique. L’animal conserve toutefois une grande valeur de prestige, son commerce est socialement valorisé, il tient de l’affirmation de l’identité ethnique et d’un attachement à l’animal en partie lié à leur histoire (Okely, 1983; Stewart, 1997). Chez les Irish Travellers, cette activité constitue d’avantage un « hobby » pour ceux qui en ont la possibilité car il est difficile de garder et élever des chevaux quand l’accès à un terrain peut être compromis (Helleiner, 2000).
Les foires, le commerce, les échanges, sont des moyens de conserver et renforcer les liens et les alliances. Pour les Roms Vlach de Hongrie, Stewart (1997) explique que les marchés sont des moments qui se présentent comme un jeu, une mise en scène et un vrai plaisir. Au cours des échanges et transactions, ils affirment leur différence avec les non-Rom et créent un monde à part de celui des Gaźos dans lequel ils deviennent maîtres des ordres économiques et symboliques. Une anecdote de Thouroude semble faire apparaître qu’un phénomène similaire se déroule durant les foires Irish Travellers, mais le manque de documentation à ce sujet empêche de déterminer dans quelle mesure (Thouroude, et al., 2012).
« Travellers portrayed wealth as the outcome of individual hard work and/or ingenuity and poverty as the result of laziness and lack of initiative. […] A strong sense of agency was celebrated in story-telling that emphasized individual male initiative and economic success. Men in the camp spoke proudly of their trading activities – vehemently denying that they ever lost out in deals. Male Travellers particularly enjoyed telling stories about exchanges with non Travellers which demonstrated their skills of persuasiveness, cleverness, and/or trickery in
making a profit » (Helleiner, 2000: 158).
Selon Gmelch (1975), les Irish Travellers se considèrent plus « malins » (clever) que les « poor settled » qui passent leur vie en quête de revenus et à payer des taxes, quand eux profitent du grand air et des routes, ont moins de contraintes et pas forcément moins de revenu. Gypsies et Travellers cherchent à montrer qu’ils sont capables de profiter des paysans ou des Settled, et les foires sont des moments privilégiés pour affirmer cette idée qui, pourtant, semble loin de la réalité quotidienne (Helleiner, 2000; Okely, 1983; Stewart, 1997). A l’inverse, les échanges entre eux sont considérés comme symétriques car chacun suppose que l’autre connaît les ruses et astuces pratiquées (Okely, 1983). Savoir défendre ses intérêts, particulièrement pendant une négociation, et savoir se jouer et manipuler les Settled, sont des qualités et compétences importantes et valorisées par les Irish Travellers (Gmelch, et al., 1975). Okely (1983) indique que les English Gypsies – et il semble les Irish Travellers – ont des critères précis quant à ce qui constitue une compétence ou un artisanat, et lesquels apportent prestige et reconnaissance. Elle en note dix qui lui apparaissent prépondérants parmi lesquels on peut citer l’opportunisme et l’ingénuité, la capacité à connaître l’économie et les besoins locaux, savoir marchander ou être habile de ses mains.
La nature de leurs occupations a une influence non seulement sur leur lieu de résidence, mais impose aussi d’autres contraintes telles que la nécessité de posséder un moyen de transport adapté (Helleiner, 2000). Ceux qui ne peuvent s’en procurer sont donc beaucoup plus dépendants de leurs pairs. Le commerce de ferraille, de chevaux ou de trailers, demande un espace suffisant disponible dont l’utilisation peut être flexible et qu’il faut être sûr de pouvoir conserver – c’est à dire ne pas être évacué par les autorités (Helleiner, 2000). Autonomie et indépendance ne signifient pas travailler seul : « The terminology of ‘self-employment’ also obscures the independance of both cooperative and exploitative relations of exchanges with non-Travellers and among Travellers themselves » (Helleiner, 2000: 153).
Les Travellers et autres groupes « Gypsy like » sont intégrés à l’économie plus large et leur subsistance dépend de la présence d’autres groupes (Okely, 1983). Leurs revenus dépendent du marché (le prix de la ferraille peut par exemple être très variable) mais aussi de la manière dont ils sont perçus et acceptés. Les discriminations à l’embauche et au travail sont en effet courantes de la part des non-Travellers comme des Travellers (Helleiner, 2000). Okely note que c’est d’ailleurs un aspect qui pousse les English Gypsies à adapter leur discours et la manière dont ils se présentent selon leurs interlocuteurs.
Les capacités individuelles, l’autonomie et l’indépendance, permettent à l’individu d’être reconnu par ses pairs et d’obtenir un statut au sein de la communauté. Toutefois, on comprend que le système économique des Travellers génère des inégalités et une stratification sociale (Helleiner, 2000). La coopération entre les family work units est nécessaire, chaque individu doit posséder et entretenir un réseau d’entraide, d’échanges et de travail collectif, avec la famille étendue et les alliés. Réseaux et succès sont interdépendants : plus un individu a d’alliés, plus il a de possibilités économiques ; et plus il est actif, plus son réseau s’étend.

Mariage, alliances et réseaux

Les principes de descendances et d’alliances participent à renforcer les liens entre les familles et partenaires. Comme il a déjà été dit, la descendance, les « liens du sang », est également centrale au critère d’appartenance à la communauté. Gypsies et Travellers ont un système de filiation indifférencié mais la lignée paternelle reste culturellement plus valorisée (Gmelch, et al., 1975; Helleiner, 2000; Okely, 1983).
L’endogamie est recherchée (Helleiner, 2000), elle permet de créer, conserver et améliorer les relations entre les familles, c’est pourquoi l’alliance avec des « close relatives » ou « friends » est encouragée : « When families are tied together by numerous marriages, they develop a sense of solidarity expressed in the common saying, “There is no differ between them, they’re married in through one another” » (Gmelch, et al., 1975: 66). En se mariant « proche », les Irish Travellers espèrent favoriser l’entente dans le couple et le protéger, cela permet aussi à la femme de retourner plus facilement dans sa famille en cas de conflit (Helleiner, 2000). La pratique du « sibling exchange » est courante et entre dans cet objectif de conserver des liens étroits entre les familles : les frères et sœurs respectifs de deux familles sont échangés et mariés.
Ce type d’union est supposé encourager la coopération dans le couple, renforcer les liens frèressœurs et donc consolider les liens familiaux et alliances. Cela offre aussi la possibilité à la famille de couvrir un plus grand territoire (Okely, 1983). Cependant, comme dans d’autres domaines, la règle n’est pas stricte et est laissée à l’appréciation de chacun. Certains considèrent l’union avec un « étranger » préférable, il est en effet plus aisé de se plaindre à un proche s’il n’a pas de lien avec la famille du conjoint. Okely décèle quatre interdits des English Gypsies que l’on retrouve avec les Irish Travellers, des règles qui restent néanmoins flexibles dans la pratique. L’interdit de se marier à un Gorgio est une règle régulièrement énoncée. Un non-Gypsy qui se marierait avec un Gypsy doit renoncer à certains aspects de sa vie qui constituent, aux yeux des Gypsy, la vie Gorgio.
Une épouse non-Gypsy ne sera jamais totalement acceptée comme Gypsy, par contre les enfants de l’union le seront. Enfin, les mariages avec un cousin germain, la famille immédiate – incluant la fratrie des parents et leurs enfants – et une trop grande différence d’âge sont aussi théoriquement proscrits (Okely, 1983).
Le match-making (mariage arrangé) est une pratique courante, bien qu’elle soit moins importante qu’auparavant. Le match se fait en général entre familles de comtés proches en Irlande et ayant une histoire commune (Gmelch, et al., 1975). L’arrangement est informel bien qu’il arrive qu’un match-maker intervienne dans celui-ci (un oncle, une vieille femme de la famille, etc.), le mariage se décide en quelques jours. Un autre type de mariage irish traveller – aussi présent dans de nombreux groupes – est le run-away match ou elopement, c’est-à-dire le mariage par fugue. Un jeune couple qui désire se marier se retire pendant quelques jours, voire quelques semaines, souvent chez d’autres membres de la famille. Soit le couple se marie sur place, soit ils sont mariés à leur retour chez eux (Gmelch, et al., 1975).
Le mariage est l’occasion pour la famille de fournir au jeune couple de quoi vivre et débuter dans la vie. Le plus souvent, le couple va commencer sa vie autonome avec le côté patrilinéaire mais pourra si nécessaire voyager avec la famille de la femme (Helleiner, 2000; Okely, 1983). C’est l’homme qui décide du temps et lieu des déplacements, il tend à rester proche de son groupe et de sa famille. Même éloigné géographiquement, chacun garde un contact étroit avec son groupe familial (Helleiner, 2000).
Une hiérarchie existe entre les familles irish travellers, le statut et la position sont notamment fondés sur des critères d’attitude en public et d’apparence. Les Travellers distinguent ainsi les familles rough (dures, rudes, brusques,…) des familles respectable (Gmelch, et al., 1975). Les premières seraient facilement reconnaissables en tant que Travellers, ils sont dits « ignorants », pauvres, buvant plus et un alcool de mauvaise qualité (cidre, vin), les femmes et enfants mendient dans la rue. A l’inverse, les secondes feraient plus attention à leur apparence, ils sont considérés plus proches des personnes vivant en maison (housedwellers), boivent un alcool de meilleure qualité (Guinness, whisky), et privilégient le porte à porte dans les périphéries (Gmelch, et al., 1975). Gmelch mentionne que le comté d’origine peut être pris en compte comme indicateur, en général, ceux venant de l’ouest sont décrits comme « rough » quand ceux de l’est et sud-est sont « respectable ».
A l’instar des règles d’alliance, on s’aperçoit que les termes choisis pour décrire le lien entre deux individus ou familles peuvent eux aussi être flexibles. « Travellers referred to their parents, children, siblings, and grand-parents or grandchildren as ‘my people’, ‘those belonging to me’, or ‘my own’. Such phrases could also, in some contexts, refer to uncles, aunts, nephews, nieces, and first cousins. While Travellers could easily recite the names of relatives on both their mother’s and father’s side out to the range of first cousin, the latter relative were more often referred to as ‘close friends’ or ‘friends’ (my own description of some visitors to the camp as ‘friends’ led to the incorrect assumption that they were my relatives) » (Helleiner, 2000: 179). Ces termes peuvent donc recouvrir différentes réalités, selon l’appartenance, le degré de parenté, mais aussi selon l’interlocuteur et le contexte. L’utilisation flexible de la terminologie de parenté signifie que les limites du groupe familial le sont aussi, elle marque la manière dont un individu s’inscrit vis-à-vis d’une « parenté sélective » (Okely, 1983).
Ce qu’évoque Helleiner concernant le concept de friend pour les Irish Travellers semble trouver écho dans celui de brotherhood (fraternité) des Roms de Hongrie. Une notion que Stewart (1997) a particulièrement développée. La brotherhood se présente comme une manière de concevoir la communauté – dont l’entraide est un des ferments -, d’en signifier l’idéal égalitaire et une manière de vivre au milieu des Gaźos. Le terme phral (frère) s’applique à la relation entre hommes ainsi qu’à l’ensemble de la communauté alors que celui de phenj (soeur) reste circonscrit aux relations entre femmes. La relation et la vie entre « frères » doivent être entretenues et, dans certaines activités, s’opposent conceptuellement à la vie de famille. Une famille dépend de la coopération avec les autres, avec ses alliés. Selon Okely (1983), les partenariats économiques avec les « frères » sont évités, car il existe trop de risques de conflits, et les partenariats temporaires sont préférés. La proximité territoriale, une ou des expériences de partage de camp, la coopération économique, représentent trois facteurs améliorant les alliances.
S’il existe, chez les Gypsies et Travellers, un système de hiérarchie, celui ci n‘est pas forcément exprimé. La hiérarchie entre différentes classes d’âge est cependant une constante : les elder (aînés) ont des privilèges, leur parole est respectée et écoutée. De même, le charisme, le succès en affaires ou les qualités de fighter (combattant) permet à certains individus ou familles de tenir un statut privilégié ou une reconnaissance particulière (Helleiner, 2000; Okely, 1983). A l’instar des règles d’alliance, on s’aperçoit que les termes choisis pour décrire le lien entre deux individus ou familles peuvent eux aussi être flexibles. « Travellers referred to their parents, children, siblings, and grand-parents or grandchildren as ‘my people’, ‘those belonging to me’, or ‘my own’. Such phrases could also, in some contexts, refer to uncles, aunts, nephews, nieces, and first cousins. While Travellers could easily recite the names of relatives on both their mother’s and father’s side out to the range of first cousin, the latter relative were more often referred to as ‘close friends’ or ‘friends’ (my own description of some visitors to the camp as ‘friends’ led to the incorrect assumption that they were my relatives) » (Helleiner, 2000: 179). Ces termes peuvent donc recouvrir différentes réalités, selon l’appartenance, le degré de parenté, mais aussi selon l’interlocuteur et le contexte. L’utilisation flexible de la terminologie de parenté signifie que les limites du groupe familial le sont aussi, elle marque la manière dont un individu s’inscrit vis-à-vis d’une « parenté sélective » (Okely, 1983).
Ce qu’évoque Helleiner concernant le concept de friend pour les Irish Travellers semble trouver écho dans celui de brotherhood (fraternité) des Roms de Hongrie. Une notion que Stewart (1997) a particulièrement développée. La brotherhood se présente comme une manière de concevoir la communauté – dont l’entraide est un des ferments -, d’en signifier l’idéal égalitaire et une manière de vivre au milieu des Gaźos. Le terme phral (frère) s’applique à la relation entre hommes ainsi qu’à l’ensemble de la communauté alors que celui de phenj (soeur) reste circonscrit aux relations entre femmes. La relation et la vie entre « frères » doivent être entretenues et, dans certaines activités, s’opposent conceptuellement à la vie de famille. Une famille dépend de la coopération avec les autres, avec ses alliés. Selon Okely (1983), les partenariats économiques avec les « frères » sont évités, car il existe trop de risques de conflits, et les partenariats temporaires sont préférés. La proximité territoriale, une ou des expériences de partage de camp, la coopération économique, représentent trois facteurs améliorant les alliances.
S’il existe, chez les Gypsies et Travellers, un système de hiérarchie, celui ci n‘est pas forcément exprimé. La hiérarchie entre différentes classes d’âge est cependant une constante : les elder (aînés) ont des privilèges, leur parole est respectée et écoutée. De même, le charisme, le succès en affaires ou les qualités de fighter (combattant) permet à certains individus ou familles de tenir un statut privilégié ou une reconnaissance particulière (Helleiner, 2000; Okely, 1983).
La mécanisation croissante depuis les années 1970 et les politiques de sédentarisation ont eu une influence sur la vie des Travellers, sur leurs modalités de déplacement, ainsi que sur leur perception du voyage . De nombreux Irish Travellers préfèrent ne pas prendre le risque de quitter un site dont l’accès pourrait être compromis par la suite (McDonagh, 1994). Nan Joyce explique que ses enfants refusaient de se rendre à l’école par peur que le trailer familial ne soit plus là à leur retour (Joyce, (1985) 2000). Ainsi, pour McDonagh : « The policy of forcing Travellers to stay put, and that in large, mixed groups, has eaten into Travellers social structure, economic base, and cultural identity » (McDonagh, 1994: 107).
Le blocage d’accès aux sites traditionnels laisse non seulement les Travellers sans endroits où aller (McDonagh, 1994), mais pour certains, il participe à « l’oblitération d’une mémoire collective » (ÓHaodha, 2011). Qu’une population ne désire pas être propriétaire d’un espace ne signifie pas qu’elle n’y accorde aucun attachement. Sans qu’il y ait transmission, il existe des mécanismes d’appropriation de l’espace : pèlerinages, lieux où sont enterrés les défunts par exemple (Poueyto, et al., 2011). Ajoutons que dans les années 1970 déjà, de nombreux Irish Travellers considèrent la sédentarisation et l’ « intégration » comme inévitable, même si d’autres estiment que le voyage continuera (Gmelch, et al., 1975). McDonagh (1994) l’attribue en partie aux discours politiques et populaires qui, à force de présenter le mode de vie nomade comme déviant ou obsolète, ont fini par en convaincre les personnes concernées.
L’entrée en maison ne veut pas dire « arrêt du voyage », la plupart restent « seminomade » (Gmelch, et al., 1975). Un Traveller qui « has settled » ne devient pas pour autant un Settled quand il entre en maison, ce choix s’avère de plus rarement permanent. Le voyage continue à être perçu comme une qualité inhérente, un critère d’appartenance, marquant une « identité Traveller distincte » (Helleiner, 2000) à laquelle la vie en trailer et en camping est associée.

Le nom

Les principes d’attribution des noms sont souvent à mettre en lien avec ceux de parenté.
Cependant, les systèmes de nomination ne sont pas seulement classificatoires, ils sont aussi fonctionnels. Le nom permet de signifier, mais également de créer et entretenir certains types de relations, que ce soit avec des membres de la famille, des saints ou des alliés économiques, etc.(Breen, 1982). Calvet (1984) rappelle que dans certaines sociétés à tradition orales, noms et anthroponymes peuvent êtres utilisés comme messages ou moyen de communication. Lorsqu’il est un message, le nom permet de donner un support physique à la transmission d’un sens. Il permet également d’inscrire son porteur à l’intérieur de la communauté.
Dans les communautés de Gypsies et Travellers, certains noms de familles sont associés à des groupes spécifiques (Okely, 1994). Ainsi, Lee est assimilé aux groupes Romanis Gallois, quand Loveridge est plutôt attribué aux Romanis Anglais. Le nom de famille serait surtout employé pour accentuer l’association à la parenté sélective, on n’adopte pas forcément le nom du père ou de son époux . Il peut donc être utilisé comme indicateur des groupes politiques, ou pour créer la confusion chez les personnes extérieures à la communauté. Les Travellers ont ainsi « une relation généralement fluide avec les noms » (Shuinéar, 1994) dont l’usage variera selon les contextes, les lieux, les interlocuteurs ou les périodes de la vie. Les noms irish travellers sont communs aux Travellers et Settled et peuvent êtres liés au contexte régional (Court, 1985). Selon McDonagh (1994), les Country People ont tendance à se décrire par leur métier, alors que les Travellers se décrivent par leur famille : « I’m a McDonagh ». Le nom primerait sur le lieu.
Les enfants sont importants dans leur famille, mais ils jouent également un rôle dans les réseaux élargis des Travellers (Helleiner, 2000). Cette position des enfants est marquée par la pratique du « titling » : nommer un enfant comme un parent proche. Les deux premiers garçons et les deux premières filles sont ainsi nommés comme leurs grands-parents paternels et maternels. Les suivants sont nommés comme leurs parents, oncles, tantes, etc. paternels et maternels (Gmelch, et al., 1975; Helleiner, 2000). Ce système correspond au principe de filiation indifférenciée. Cependant, il arrive que des désaccords apparaissent dans le couple quant à l’ordre d’attribution. Il est aussi possible de faire exception à l’ordre de nomination lorsque l’on veut honorer à travers le prénom un membre de la famille décédé, en remerciement à un saint, etc. (Helleiner, 2000). Les prénoms travellers sont des prénoms très courants en Irlande (Court, 1985).
Le nombre limité des noms de famille et prénoms entraîne une répétition de ceux ci à l’intérieur des familles et de la communauté. De « nouveaux prénoms » apparaissent quand le « stock » est épuisé. Plus courants chez les derniers nés des familles, ils deviennent à leur tour rapidement répétés et communs (Helleiner, 2000). Pour opérer une distinction entre les individus portant un même nom, différents stratagèmes peuvent être mis en place. Les mères utilisent parfois le second prénom de l’enfant, souvent moins traditionnel, dans les interactions quotidiennes. Mais le plus souvent, la distinction se fait en opérant des variations sur les prénoms : diminutifs, marqueurs de génération, possessifs (utilisés en référence à ses propres enfants ou à ses frères et sœurs), les enfants sont souvent identifiés par référence à leur père les femmes mariées à leurs époux. Les surnoms sont nombreux et peuvent être attribués à un seul individu ou à un couple marié. Mais beaucoup sont insultants ou moqueurs et ne sont donc pas utilisés en face des individus concernés (ce sont donc des termes de référence et non d’adresse) (Helleiner, 2000).
Chez les Manouches, il existe un double système de nomination. Le prénom correspond au « nom d’école », de l’institution, en lien avec l’état, il entre dans les rapports extérieurs à la communauté. Le romano lap est le « nom manouche », celui en usage dans la communauté.
S’il n’est pas utilisé à l’extérieur, il n’est pas pour autant secret, c’est un nom d’intimité (Poueyto, et al., 2011: 125). Cette pratique semble être commune à tous les Tsiganes, mais chaque communauté en fait usage différemment, les laps évoluent donc selon des modalités propres à chaque communauté (Treps, 2000). La « fonction de clôture » du lap semble cependant évoluer, il est aujourd’hui plus souvent connu des Gadjé qui fréquentent des Tsiganes.
Le lap est généralement donné après la naissance par les parents ou grands-parents, parfois par les autres enfants ou des proches de la famille. S’il peut être connu à l’extérieur, il ne peut être donné par l’extérieur. Sa confirmation par la communauté est indispensable à sa pérennité mais n’est pas toujours suffisante, il peut changer au cours d’une vie (Treps, 2000). Pour Poueyto (2011), le lap est un acte d’intégration sociale, il marque l’appartenance au monde manouche et informe sur son porteur. Treps (2000) montre que, par sa forte répétitivité, le « nom pour les papiers », le gadžikeno lap, crée la confusion à l’extérieur de la communauté. A l’inverse, le romano lap, peu répétitif, identifie l’individu à l’intérieur de celle -ci. Presque toujours unique, l’unicité du lap est également importante dans le rapport au monde des défunts car on ne doit pas prononcer le nom des morts.

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Table des matières
Avant-propos 
Introduction 
Partie 1: Littérature orale, Pratiques langagières et Construction du Discours 
I – Littérature orale et Pratiques Langagières
a- Littérature orale
b- Pratiques langagières, ethnographie de la parole
c- Genre et classification
d- Situation et contexte
II – Production et transmission du discours
a- Langage : la voix et le corps
b- Transmission et mémoire
c- Interlocuteur, auditoire
III – Construction du discours, Construction sociale
a- Performer, énonciateur
b- Intentionnalité, efficacité, performativité
c- La parole comme construction sociale
Partie 2 : Langue, Origines et Histoire 
I – Langue et la recherche des origines
a- Dénominations
b- Nomades et Itinérants
c- Les Travellers d’Irlande
II – Histoire, ethnie et discours anti-Traveller
a- Le cas de l’Angleterre
b- Les Travellers d’Irlande
Partie 3 : Quelques éléments du mode de vie et des représentations 
Economie, travail
Mariage, alliances et réseaux
Femmes et enfants
Notions de pollution, propreté, pureté
Le Voyage
Le nom
La langue
L’écrit
Partie 4 : Irish Travellers, Folklore et Discours 
I – Ethnofolkoristique irlandaise et Irish Travellers
a- L’ethnofolkloristique irlandaise
b- La place des Irish Travellers
c- Les études sur les Travellers
II – Irish Travellers : productions orales, musicales et écrites
a- Storytelling et Musique
b- Style et Répertoire
c- Thèmes du storytelling et musique
d- Storytellers et musiciens
III – Quand les Travellers se racontent
Travellers et Settled
La route et la maison
Apprendre et Travailler
Argent et addictions
Relations familiales et conflits
Foi et Religion
Les chevaux
Conclusion
IV – Pratiques Langagières : quelques notes
Partie 5 : La Construction du Discours et l’Intérêt d’une Perspective Comparatiste
I – Mémoire, Histoire et Transmission
a- Inscrire la mémoire dans l’histoire
b- Contradictions
II – Répertoires
a- Répertoires hommes-femmes
b- Répertoire premier et répertoire familial
c- Répertoire public/privé
d- Répertoire interne/externe
III – Attachement- détachement et le discours en interne
a- L’événement de performance
b- Le concept de vérité dans le discours et dans la performance
c- Implications sociales
d- Attachement-détachement
Conclusion
Annexes 
Annexe 1 : Deux exemples en Europe Continentale : la France et la Hongrie
Annexe 2 : Pollution et rapports de sociabilité
Annexe 3 : « Raccourcir la route », récit
Annexe 4 : Humour noir sur les violences conjugales
Annexe 5 : Narration et chant, exemple de « Nan McCann »
Annexe 6 : The Tinker and the Crucifixion
Annexe 7 : Histoire de Saint Patrick
Annexe 8 : Montrer que l’on écoute et le critère de vérité
Bibliographie

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