Introduction
Les accidents vasculaires cérébraux ischémiques (AVCi) représentent une des premières causes de mortalité et de morbidité dans le monde. Pourtant, la physiopathologie des AVCi reste mal connue. De nombreuses études se sont intéressées aux mécanismes par lesquels l’occlusion d’une artère cérébrale aboutit à la constitution d’un infarctus. Les données disponibles proviennent essentiellement d’études réalisées chez l’animal et ont identifié plusieurs mécanismes physiopathologiques tels que l’excitotoxicité, l’apoptose ou encore l’inflammation qui participent à la mort cellulaire lors d’un AVCi. Cependant, plusieurs études récentes ont souligné des différences importantes entre les résultats précliniques et les observations chez l’homme. Par exemple, plus de 1000 molécules ont été décrites comme neuroprotectrice lors d’un AVCi chez l’animal : aucune de ces molécules qui ont été testées chez l’homme n’a montré son efficacité (1). Plus récemment, il a été démontré dans un modèle d’AVCi chez le rat qu’une reperfusion graduelle en 3 étapes permet de réduire de 75% la taille de la lésion ischémique comparativement à une reperfusion soudaine (2). Chez l’homme, c’est le contraire qui est observé : lorsqu’une reperfusion est obtenue en une seule fois l ors d’un geste endovasculaire (reperfusion soudaine), le devenir neurologique est meilleur que lorsque plusieurs gestes successifs sont nécessaires (reperfusion graduelle) (3).
Ces différences de physiopathologie entre l’AVCi chez l’homme et les modèles expérimentaux précliniques sont un frein à la découverte de nouveaux traitements : le risque étant d’une part de développer un médicament ciblant un mécanisme physiopathologique qui n’existe que chez l’animal et d’autre part d’ignorer un mécanisme physiopathologique ayant potentiellement un rôle majeur chez l’homme. On peut par exemple citer l’inflammation, dont le rôle physiopathologique chez l’homme est incertain alors que c’est une des principales cibles des traitements expérimentaux (4). Ou encore la thrombose responsable de l’occlusion d’une artère cérébrale, qui est absente dans la plupart des modèles expérimentaux où l’occlusion est mécanique alors que c’est l’unique cible thérapeutique qui ait démontré son intérêt chez l’homme. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les thérapies efficaces à la phase aiguë d’un AVCi (la thrombectomie, la fibrinolyse intraveineuse, l’aspirine, l’hospitalisation en unité neurovasculaire) ne proviennent ini tialement pas de la recherche préclinique. Cette différence de physiopathologie est une des raisons pouvant expliquer l’absence de transfert des découvertes réalisées chez l’animal à l’amélioration de la prise en charge de l’AVCi chez l’homme.
A partir de ce constat, il est important de confronter les données obtenues chez l’animal aux observations réalisées chez l’homme, afin de confirmer l’existence d’un mécanisme physiopathologique. Parmi les mécanismes physiopathologiques identifiés dans les modèles expérimentaux précliniques de la phase aiguë des AVCi, les lésions d’ischémie-reperfusion jouent un rôle majeur dans la constitution de la lésion cérébrale (5). En effet, les thérapies ciblant l’ischémie-reperfusion permettent de réduire de près de 70% le volume de lésion ischémique 24 heures après une occlusion transitoire de l’artère cérébrale moyenne chez la souris et le rat. L’ischémie-reperfusion est le dommage tissulaire qui survient lorsque l’apport sanguin est rétabli après une période d’ischémie. Il s’agit donc d’une mort cellulaire survenant après reperfusion. Elle est décrite dans la plupart des organes et notamment dans le cerveau, le myocarde, le rein, le foie, l’intestin et les membres.
On peut donc distinguer deux phases distinctes à la phase aigüe de l’AVCi : la première « phase ischémique », lorsque l’artère est occluse et le parenchyme cérébral ischémié, la deuxième « phase de reperfusion », une fois que la reperfusion a été obtenue et pendant laquelle surviennent les lésions d’ischémie-reperfusion. Alors que l’évolution de la lésion dans la « phase ischémique » est bien décrite chez l’homme avec le modèle du cœur et de la pénombre ischémique, elle n’est pas connue pendant la « phase de reperfusion ». L’objectif de notre étude était donc d’étudier l’évolution du volume de lésion ischémique pendant cette « phase de reperfusion » afin de confirmer ou d’infirmer l’existence de lésionsd’ischémiereperfusion lors d’un AVCi chez l’homme.
Rappels physiopathologiques
La « phase ischémique » débute au moment de l’occlusion d’une artère à destinée cérébrale par un obstacle, le plus souvent un caillot sanguin. Cette occlusion est responsable d’une diminution du débit sanguin cérébral et, en conséquence, des apports en oxygène et en glucose au parenchyme cérébral situé en aval de l’artère occlue. Cette situation va entraîner l’arrêt du fonctionnement neuronal dans le territoire hypoperfusé, ce qui se traduit sur le plan clinique par un déficit neurologique focal. En quelques minutes, le tissu cérébral hypoperfusé va s’infarcir, d’abord dans les régions cérébrales les plus hypoperfusées (celles qui bénéficient le moins de l’apport sanguin par les artères collatérales) puis progressivement dans le reste du territoire hypoperfusé. A un instant T, il existe donc deux principales régions en aval de l’artère occluse : le cœur ischémique, constitué de tissu cérébral définitivement infarci, et la pénombre ischémique, constitué de tissu cérébral hypoperfusé mais viable, qui finira par s’infarcir en l’absence de reperfusion. Certains distinguent également une troisième région, appelée oligémie bénigne, qui est également hypoperfusée mais dont l’apport collatéral est suffisant pour survivre même en l’absence de reperfusion. Plus le temps passe, plus le cœur ischémique s’étend à la pénombre ischémique jusqu’à un infarcissement complet de la région hypoperfusée, n’épargnant que la région d’oligémie bénigne. A ce moment-là, il n’y a théoriquement plus d’intérêt à obtenir une reperfusion, car il n’y a plus de tissu cérébral à sauver (Figure 1).
Méthodes de mesure du cœur ischémique
Plusieurs définitions du cœur ischémique existent dans la littérature. Certaines sont des définitions fonctionnelles (« tissu cérébral irréversiblement infarci »), d’autres histologiques (« tissu cérébral présentant une pan-nécrose »), d’autres basées sur l’imagerie(« tissu cérébral présentant un coefficient apparent de diffusion inférieur à 620 µm²/s mesuré par IRM ou un débit sanguin cérébral inférieur à 30% du parenchyme sain mesuré en scanner de perfusion ou un effondrement du métabolisme et de la consommation d’oxygène mesuré en TEP »). Ces définitions répondent à des besoins différents et sont imparfaites : la définition histologique est probablement la plus fiable mais n’est pas utilisable en pratique clinique, ce que l’on considère aujourd’hui comme un tissu irréversiblement infarci pourrait être protégé par des thérapies neuroprotectrices dans le futur, et les seuils des définitions en imagerie ont été définis pour se rapprocher le plus précisément possible d’autres définitions elles-mêmes imparfaites.
Pour tester l’hypothèse du rôle de l’ischémie-reperfusion dans la croissance du cœur ischémique, il est nécessaire d’utiliser une définition qui permette une mesure rapide du cœur ischémique à la phase aiguë de l’AVCi et qui soit la plus précise possibl e par rapport à la définition histologique. La définition du cœur ischémique par IRM de diffusion répond à ces prérequis. Elle est basée sur la détection de l’œdème cellulaire cytotoxique qui apparaît après arrêt des pompes Na/K ATPases du fait de la déplétion énergétique. Cet œdème cytotoxique se traduit par une diminution du coefficient apparent de diffusion (ADC) et un hypersignal sur les séquences pondérées en diffusion. Au cours du temps, l’œdème cytotoxique s’aggrave et le coefficient apparent de diff usion diminue. Il a cependant été démontré qu’une partie de cet œdème cytotoxique est réversible : en cas de restauration rapide de la perfusion cérébrale, le métabolisme énergétique est restauré et permet de rétablir un équilibre électrolytique compatible avec la survie des cellules cérébrales. Plus le coefficient apparent de diffusion est diminué, plus la probabilité de réversibilité de l’œdème cytotoxique est faible (8, 9). Du fait de ces phénomènes de réversibilité, il est communément admis que l’imagerie de diffusion surestime légèrement le volume du cœur ischémique.
Les confrontations directes entre les données de l’IRM de diffusion précoce et le volume de lésion définitivement infarci sur une imagerie plus tardive ont montré que le seuil d’ADC de 620 µm²/s est le plus prédictif du cœur ischémique (10). Cependant, l’utilisation de seuil en cartographie d’ADC est à risque de biais pour les études longitudinales car il y a une diminution progressive de l’ADC au cours du temps dans les tissus infarcis. Ainsi, les voxels exclus du cœur ischémique du fait d’un effet de seuil vont présenter une diminution de l’ADC au cours du temps et finalement être intégrés au cœur ischémique lors du suivi longitudinal, créant une évolution du volume du cœur ischémique alors qu’il ne s’agit que de l’évolutionnaturelle de l’ADC (11). Par ailleurs, du fait des biais dans les méthodes de mesure du cœur ischémique, il est important que la même méthode soit utilisée aux différents temps dans les études longitudinales.
Dans notre étude, nous avons fait le choix d’une segmentation manuelle du volume de lésion sur les images pondérées en diffusion (de type « b1000 »). L’intérêt de cette méthode est qu’elle est simple à mettre en œuvre et n’est pas dépendante d’un effet seuil. Elle est cependant opérateur dépendante et elle surestime légèrement le volume du cœur ischémique comparativement au seuil de 620 µm²/s sur les cartographies d’ADC.
Cohorte de patients pour étude longitudinale
Pour mesurer la croissance du volume de lésion au cours de la « phase de reperfusion », il est nécessaire de disposer d’une cohorte de patients avec un suivi longitudinal du volume de lésion par IRM. Ce n’est souvent pas le cas en soin courant, car dans beaucoup de centres un scanner cérébral (avec ou sans perfusion) est réalisé à l’arrivée des patients chez qui l’on suspecte un AVCi et une IRM est réalisée à 24 heures pour évaluer les lésions ischémiques et détecter une transformation hémorragique. A l’inverse, lorsqu’une IRM est réalisée à l’arrivée du patient, c’est souvent un scanner cérébral qui est réalisé à 24 heures.
Par ailleurs, la proportion de patients qui présentent une reperfusion complète à la fin de la procédure de thrombectomie (score mTICI 3, Tableau I) sont minoritaires et ne représentent qu’environ 20% de l’ensemble des patients bénéficiant d’une thrombectomie. Inclure uniquement ces patients est pourtant primordial pour répondre à notre question, car la persistance de régions hypoperfusées va nécessairement s’accompagner d’une croissance du cœur ischémique après la thrombectomie, au cours d’une phase mixte mêlant à la fois reperfusion et persistance de l’ischémie.
Plan de l’étude
Pour étudier la croissance du volume de lésion au cours de la « phase de reperfusion » et tester l’hypothèse de l’existence de lésions d’ischémie-reperfusion, nous avons donc mesuré le volume du cœur ischémique avant la thrombectomie puis une nouvelle fois à 24 heures après thrombectomie par IRM de diffusion à partir des données de l’essai cliniqueASTER (Figure 2). La méthode retenue est sujette à deux biais de mesure qui sont unesurestimation du volume du cœur ischémique par la technique de segmentation des imagespondérées en diffusion et une sous-estimation du volume du cœur ischémique par une IRM réalisée avant que la thrombectomie soit réalisée.
Abstract
Background and purpose: In experimental models of ischemic stroke, abrupt reperfusion is associated with secondary brain damages, responsible for up to 70% of the final lesion size. Whether this remains true in humans is unknown.
Methods: Using data from the ASTER randomized trial, we investigated the effect of complete reperfusion (defined as a modified Thrombolysis In Cerebral Infarction 3) after endovascular thrombectomy on early lesion growth as assessed by diffusion weighted imaging (DWI) at baseline and one day after reperfusion. Results: Among 381 patients included in the trial, 35 achieved complete reperfusion, benefited from both baseline and day one DWI, lacked significant hemorrhagic transformation and were therefore included in the present study. We found that the median growth of the ischemic lesion between baseline and day one was only 0.9 mL after complete reperfusion, representing less than 4% of the mean lesion size. The actual lesion growth occurring after reperfusion is probably even smaller since this lesion growth occurred, at least in part, between baseline imaging and complete reperfusion, as demonstrated by a statistically significant positive correlation between imaging-to-reperfusion time and lesion growth (R²=0.116; P=0.048).
Conclusions: There is no significant lesion growth after complete reperfusion in most patients. This important discrepancy between clinical and preclinical pathophysiologies should be considered during preclinical evaluation of neuroprotective strategies.
Introduction
Ischemia-reperfusion injury is defined as the damage triggered by the rapid restoration of the blood supply to a tissue after a period of ischemia. This mechanism is thought to play a major role in the pathophysiology of acute ischemic stroke, because it has been demonstrated that abrupt reperfusion induces secondary brain damages responsible for up to 70% of the final ischemic lesion size in preclinical studies 1 . Since endovascular thrombectomy induces abrupt reperfusion, this raises concerns about the risk of ischemia-reperfusion injury and secondary brain damages in ischemic stroke patients 2 . To date, we lack prospective clinical data evaluating the impact of abrupt reperfusion on ischemic lesion size evolution. In recently published clinical studies of endovascular thrombectomy, most patients had perfusion CT at the acute phase and diffusion -weighted imaging (DWI) at day one, precluding precise quantification of the lesion growth occurring after recanalization since the imaging modalities were different. In the present study, our objective was to measure precisely the impact of abrupt reperfusion on infarct growth at day 1 in patients who benefit from mechanical thrombectomy using prospectively collected data from the ASTER randomized trial 3 .
Results
Our aim was to measure the lesion growth occurring after endovascular procedure asa marker of brain injury induced by abrupt reperfusion. Therefore, we selected a subset ofstroke patients with complete reperfusion (mTICI 3) to avoid the contribution of persistingischemia to lesion growth. A total of 381 patients were included in the ASTER tri al. Among them, 41 achieved mTICI 3 and benefited from both baseline and day one DWI, with acceptable image quality. Hemorrhagic transformation occurred in 34% of these mTICI-3 patients including 8 with hemorrhagic infarction type 1, 4 with hemorrhagic infarction type 2, 1 with parenchymal hemorrhage type 1 and 1 with parenchymal hemorrhage type 2 according to the ECASS II criteria. The six patients with hemorrhagic infarction type 2 or worse were excluded from further analysis since the hematoma precluded precise measurement of lesion size evolution. Thus, 35 patients were finally included in the analysis (Fig. 1). Their characteristics are shown in Table 1.
Conclusion
En conclusion, notre étude suggère que le rôle de l’ischémie-reperfusion dans la constitution de la lésion ischémique dans les 24 heures après un AVCi bénéficiant d’une reperfusion complète est limité, voire inexistant. L’implication principale de ce résultat est la remise en question des protocoles de recherche clinique et préclinique où le traitement neuroprotecteur expérimental est administré après que la reperfusion a été obtenue. En effet, nos données chez l’homme suggèrent que dans les 24 premières heures d’évolution, l’essentiel de la mort cellulaire a lieu avant la reperfusion. Ce résultat contraste avec ce qui observé chez l’animal dans le modèle filament où l’essentiel de la mort cellulaire a lieu essentiellement après reperfusion, comme en témoigne l’efficacité de nombreuses molécules administrées jusqu’à plusieurs heures après la reperfusion (24). Ceci est d’autant plus remarquable que la plupart des études précliniques utilisent le modèle filament chez le rongeur et une administration du traitement expérimental au moment de la reperfusion. Le transfert de ce schéma d’étude chez l’homme correspond à une administration du traitement au moment de la reperfusion induite par la thrombectomie, lorsque la croissance de la lésion est stoppée.
De tels essais cliniques sont donc probablement futiles. L’alternative est bien sûr d’administrer le traitement le plus tôt possible. Mais même dans ce cas, la pertinence d’un traitement développé dans un modèle où la physiopathologie est clairement distincte de celle observée chez l’homme est vraisemblablement limitée. Les mécanismes ciblés peuvent ne pas exister chez l’homme, ou bien jouer un rôle mineur. Cette différence de physiopathologie pourrait tout à fait expliquer l’échec des stratégies de neuroprotection testées chez l’homme jusqu’à aujourd’hui, qui ont pour la plupart été testées dans le modèle filament lors de la phase préclinique (1).
De plus, nos données suggèrent que l’utilisation du modèle filament chez le rongeur pour améliorer notre connaissance de la physiopathologie de l’AVCi n’est probablement pas optimale, bien que cela soit le modèle préclinique très largement majoritaire aujourd’hui. Il est courant de lire dans les introductions d’articles scientifiques que « l’AVCi est une maladie thrombo-inflammatoire », que « des AVCi progressifs se développent malgré une reperfusion complète du fait des lésions d’ischémie-reperfusion », que « les lésions d’ischémiereperfusion sont responsables d’une augmentation secondaire du volume de lésion » ou encore que « les lésions d’ischémie-reperfusion expliquent le caractère futile de la reperfusion chez certains patients qui ont un mauvais devenir clinique malgré une reperfusion complète » (7, 21). A ce jour, aucune donnée chez l’homme ne corrobore ces affirmations. Le dangerd’une méconnaissance de la physiopathologie est de concentrer les efforts de recherche surdes mécanismes qui ne jouent pas ou peu de rôle chez l’homme (l’ischémie-reperfusion, la thrombo-inflammation) et de délaisser des sujets de recherche qui permettraient d’améliorer le devenir fonctionnel des patients : améliorer la thrombolyse intraveineuse, améliorer les techniques de thrombectomie, diminuer le risque de transformation hémorragique symptomatique, favoriser la récupération fonctionnelle. Il convient donc de développerd’autres modèles précliniques (26), en prenant soin, à chaque étape, de s’assurer de la pertinence des observations réalisées par rapport à ce que l’on observe chez l’homme.
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Table des matières
INTRODUCTION
a. Rappels physiopathologiques
b. Méthodes de mesure du cœur ischémique
c. Cohorte de patients pour étude longitudinale
d. Plan de l’étude
RESULTATS (Article Gauberti et al., Stroke 2018)
DISCUSSION
a. Une faible augmentation de volume de lésion en diffusion après reperfusion complète
b. L’impact du caractère réversible de la lésion en diffusion
c. L’ischémie-reperfusion pourrait être impliquée au sein du cœur ischémique
CONCLUSION