Le moi dans les genres autobiographiques avant l’époque du
romantisme
Entre les confessions, les Mémoires, l’hagiographie et l’aveu
Le problème des genres
La description de l’attention pour soi dans la littérature russe avant l’époque romantique nous permettra de répondre à la question suivante : comment «l’autobiographisme » médiéval s’est-il transformé en autoréflexivité moderne ? Nous étudierons les formes qui sont liées dans la littérature moderne à l’attention pour soi : les autobiographies, la correspondance, les journaux intimes, tout en éclaircissant quelques questions relatives à la définition des genres, définition qui influencera la datation des premiers ouvrages autobiographiques.
Deux approches peuvent d’ores et déjà être mises en lumière. Au sens large, l’autobiographie est d’abord vue comme une simple description de la vie de l’auteur par luimême. La tendance à ce que la modernité qualifiera de « réflexivité » existe dans la culture universelle dès l’Antiquité (récits autobiographiques d’hommes d’états, d’écrivains, d’orateurs, comme ceux d’Isocrate) , au début du Moyen Âge (dans Les Confessions de saint Augustin) et à l’aube des temps modernes dans l’œuvre de Montaigne pour citer des exemples très célèbres.
Puis, au sens plus strict, celui que nous allons utiliser ici, l’autobiographie, selon la définition de Philippe Lejeune, est « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Cette définition exclut des textes autobiographiques les récits des auteurs antiques et ceux d’Augustin, car ils ne sont pas liés à un intérêt particulier pour l’individualité de l’auteur, intérêt qui n’apparaîtra qu’au XVIIIe siècle dans les cultures occidentales (la Vie d’Augustin est avant tout présentée comme exemplaire, au sens premier du terme). Les Essais de Montaigne, malgré l’attention évidente de l’auteur envers le caractère singulier de sa personnalité, ne peuvent être considérés comme autobiographiques, car ils ne présentent pas de récit cohérent des événements de sa propre vie (il s’agit plus d’un portrait de l’auteur à un moment donné de sa vie que l’histoire de son évolution). D’après Lejeune, ce sont les Confessions de Jean-Jacques Rousseau (écrites entre 1765 et 1770 et dont la première partie fut publiée en 1782 et la seconde en 1789) qui peuvent être qualifiées de première œuvre ayant rassemblé les traits essentiels de l’autobiographie moderne .
La définition proposée par Phillipe Lejeune permet de circonscrire des genres proches. L’autobiographie, contrairement au roman autobiographique, est basée sur un pacte avec le lecteur, pacte qui veut que l’auteur, le narrateur et le personnage soient une seule et même personne, dont l’existence réelle est attestée. Elle se distingue du journal intime par le caractère global et rétrospectif de l’exposition des événements qui n’est pas divisé en entrées, de la correspondance par l’absence d’un échange régulier de messages et des Mémoires par l’accent mis sur l’histoire de la personnalité et non sur son cadre historique.
Le système générique moderne commence à être opérant dans la littérature russe au XVIIIe siècle et plus généralement dans les années soixante du XVIIIe siècle. Mais les définitions des formes littéraires liées à l’intérêt pour soi – autobiographie, Mémoires, journal intime, correspondance – n’existent pas dans la conscience littéraire russe avant l’époque du romantisme. Ces genres se trouvent en état d’indivision et balancent de l’un à l’autre ; les critères de différenciation – primordiaux pour les modernes – ne jouent aucun rôle pour les auteurs du XVIIIe siècle. De tels syncrétismes, de tels mélanges de genres existent notamment dans les journaux intimes et la correspondance. De même, il n’y a pas de distinction claire entre l’autobiographie, les Mémoires et les notes sur les événements historiques. Les premiers textes autobiographiques et les Mémoires rappelaient les chroniques (dont ils sont d’ailleurs issus) : ils présentaient simplement des entrées annuelles sur des événements importants (à la fois personnels et historiques) et ne constituaient pas un récit cohérent du point de vue de l’existence de leur auteur .
En Russie, ainsi que dans les diverses littératures européennes, le terme d’autobiographie ne commence à être utilisé qu’au début du XIXe siècle. D’après Nikolaj Epiškin, auteur du Dictionnaire historique des gallicismes de la langue russe (Istoričeskij slovar’ gallicizmov russkogo jazyka), ce terme se rencontre pour la première fois en 1817 dans la lettre d’Aleksandr Turgenev à Petr Vjazemskij et, peu de temps après, il a été inclus dans Le Lexicon encyclopédique (Enciklopedičeskij leksikon) en 17 volumes, édité à SaintPétersbourg par l’imprimerie de Plušar de 1835 à 1841. Dans les pays européens, la situation est différente depuis quelques décennies seulement. Dans la langue anglaise, Southey utilise le terme autobiography dans son article de la Quarterly Review en 1809. En Allemagne, c’est Schubart qui emploie le mot die Autobiografen en 1791. Le Trésor de la langue française donne le plus ancien exemple de la mention du mot dans le dictionnaire français en 1838, en spécifiant son origine anglaise. Le Dictionnaire historique de la langue française (1992) classe également ce mot parmi les emprunts anglais et rapporte la première mention dans les textes français à 1836, mais précise que le mot est entré dans le langage courant avant cette date. Au cours du XVIIIe siècle, on utilisait généralement, en Russie, le terme zapiski (notes) ou žizn’ (vie), qui pouvait réunir des éléments de journaux intimes, des souvenirs autobiographiques, des Mémoires et même de la correspondance.
Le moi qui se distingue sans se penser (Vladimir Monomax et Daniil le Reclus)
Les textes qu’on peut qualifier d’autobiographiques sont peu nombreux à l’époque médiévale en Russie : citons L’Instruction de Vladimir Monomax (Poučenie Vladimira Monomaxa, 1117) ; La Supplique de Daniil le Reclus (Molenie Daniila Zatočnika, XIIe ou XIIIe siècle) ; L’Hagiographie de l’archiprêtre Avvakum, écrite par lui-même (Žitie protopopa Avvakuma im samim napisannoe, 1672-1673) et L’Hagiographie du moine Epifanij (Žitie inoka Epifanija, 1667-1676), condisciple d’Avvakum.
L’Instruction de Vladimir Monomax, l’un des Princes russes les plus puissants de la période prémongole, est le premier texte répertorié en Russie qui présente quelques traits autobiographiques. C’est une œuvre composée de trois parties : l’instruction proprement dite, le récit de Monomax sur sa vie et la lettre de Monomax au Prince Oleg Svjatoslavovič dans laquelle il demande de lui rendre le corps de son fils mort afin de l’enterrer. La première partie n’a pas de caractère autobiographique marqué : elle n’est qu’un préambule relatif aux circonstances de la vie de l’auteur, relatant la rencontre de Monomax et des ambassadeurs de ses frères, ainsi que de sa décision de ne pas participer avec eux à la lutte contre la famille Rostislavovič. La deuxième partie – la description de la vie de Monomax proprement dite – présente un portrait idéalisé du Prince cumulant les qualités du gouverneur et les vertus du chrétien. Au centre de l’intérêt du Prince se trouve la description de ses « travaux » (trudy) – il inclut dans ce concept les campagnes de guerre et la chasse :
J’allais de Černigov à Kiev chez mon père une centaine de fois, en partant de bon matin, j’arrivais avant les vêpres. En tout, j’ai eu quatre-vingt-trois grandes campagnes militaires, et je ne me rappelle pas combien j’en avais d’autres, moins importantes […] Et voilà ce que je faisais à Černigov : dans les steppes, j’ai lié de mes propres mains, dix puis vingt chevaux sauvages […] Deux aurochs m’ont jeté à terre avec leurs cornes, moi et mon cheval, un cerf m’a blessé de ses bois ; de deux élans, l’un m’a piétiné sous ses pattes et l’autre m’a frappé de ses bois ; un sanglier a arraché le glaive de ma hanche, un ours a mordu près de mon genou mon tapis de selle […] Mais Dieu m’a gardé sain et sauf […] Et de même je ne permettais pas aux puissants d’offenser le pauvre paysan et la veuve misérable […] Ne me blâmez pas, mes enfants ou quiconque me lira : je ne vante ni ma personne, ni mon courage, mais je loue Dieu et je glorifie sa grâce pour m’avoir protégé des dangers mortels tant d’années, moi, pauvre pécheur, et pour ne pas m’avoir créé fainéant, moi, homme vil, mais apte à toutes les œuvres humaines .
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Table des matières
Sommaire
Introduction
PARTIE I. DE « L’AUTOBIOGRAPHISME » MÉDIÉVAL À L’AUTORÉFLEXIVITÉ MODERNE
Chapitre I. Le moi dans les genres autobiographiques avant l’époque du romantisme
§ 1. Entre les confessions, les Mémoires, l’hagiographie et l’aveu
§2. Une forme privilégiée de l’expression de soi : la correspondance
§3. Le moi au jour le jour : du dialogue avec l’entourage au dialogue avec soi-même
Chapitre II. L’expression de soi dans la littérature non autobiographique
Conclusions de la première partie. Les limites à l’affirmation de l’individu au XVIIIe
siècle
PARTIE II. L’EXPRESSION DE SOI À L’ÉPOQUE ROMANTIQUE DANS LES GENRES AUTOBIOGRAPHIQUES
Chapitre I. Le romantisme russe et la confessionnalité
Chapitre II. Le refus de la confessionalité « directe » : influence de Montaigne, didactisme et revendications
politiques
Chapitre III. L’affirmation de soi et le jeu de rôle : la confessionnalité théâtralisée
Chapitre IV. Le principe dialogique et l’expansion de soi dans les relations amicales et amoureuses
Conclusions de la deuxième partie. L’affirmation de soi et la subjectivation des normes dans les genres
autobiographiques
PARTIE III. L’EXPRESSION DE SOI DANS LES GENRES NON AUTOBIOGRAPHIQUES À L’ÉPOQUE ROMANTIQUE
Chapitre I. Une forme romantique de réflexivité : la fabrication de l’image de l’auteur
Chapitre II. Figures du moi dans les recueils de poésie élégiaque
Chapitre III. Expressions de soi et stratégies de sa dissimulation dans la poésie, le théâtre et la prose
romanesque
Сonclusions
Bibliographie
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