L’INVENTION DE L’AMOUR
L’amour véritable et illusoire dans Roméo et Juliette de Shakespeare Roméo et Juliette a exprimé la vérité sur l’amour : que du moment où deux êtres s’aiment et partagent ensemble l’expérience du monde, ils doivent s’efforcer d’éviter l’écueil de l’amour excessif, de l’amour immodéré, et se rapprocher le plus possible de la vertu puisque « [v]ertu elle-même devient vice étant mal employée43 ». Le thème de Roméo et Juliette touche tous les cœurs. C’est sans contredit l’œuvre la plus populaire de Shakespeare et l’une des plus célèbres tragédies à intrigue amoureuse de la littérature. Elle représente, dans l’imaginaire collectif, l’incarnation de l’amour idéal ou idéalisé44 ; l’œuvre laisse mûrir cette poétisation de l’amour et il n’en demeure dans la mémoire que des héros innocents et infortunés, des enfants qui s’aiment : « Notre vision du monde idéal, en eflFet, est toujours idyllique. Par-delà l’infinie variété de leurs recettes, toutes les utopies sociales poursuivent le même rêve obstiné : réaliser dans la vie collective une communion aussi parfaite que la symbiose conjugale.45» II importe de pousser plus loin la question de Famour idéal Est-ce là un amour idéal celui qui se précipite et pose des gestes irréparables? Est-ce là un amour idéal celui qui met en scène un couple « hors la loi46 » ? « Que l’amoureux (ou surtout Famoureuse) aspire à légaliser sa passion, est un fait47 », propose Julia Kristeva ; « [cependant, une fois instaurée pour le sujet, la loi dévoile sa face non plus idéale mais tyrannique48 ». Au cours de mes réflexions sur la nature de Famour, il m’est venu en tête de déclarer que Roméo et Juliette ne se sont jamais aimés, qu’ils sont la proie d’un amour bienséant, qu’ils ne font que prolonger « cette haine qui se veut de Famour49 ». Dans le cas de Tristan et Iseut, Denis de Rougemont, dans son ouvrage L’Amour et VOccident, appuie la thèse de Famour de Famour : « Tristan et Iseut ne s’aiment pas, ils Font dit et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est Vamour, c’est le fait même d’aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à Famour le garantit et le consacre dans leur cœur, pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu, qui est la mort.50 » Y aurait-il donc raison de crier au subterfuge ? Assiste-ton froidement au triomphe de la haine ? Il faut le dire, dans Roméo et Juliette, la haine est plus ancienne que l’amour51 . Conséquemment, il est pertinent de se demander : De quel triomphe est-on le spectateur ? Roméo et Juliette ont-ils été happés par une illusion, l’illusion de Famour ? Visiblement, le texte shakespearien questionne Famour. Qu’est-ce que Famour quand la haine guette — car avant l’amour, il y a parfois la guerre ? Irait-on jusqu’à mourir pour
Famour ? Comment aimer ? Comment ne pas aimer ? Dans Anna Karénine, Tolstoï a écrit : « [P]our connaître F amour il faut d’abord se tromper, puis réparer son erreur.52 » Pour aimer, il faut parfois apprendre comment ne pas aimer. Roméo et Juliette se sont-ils aimés « bien » > Véritablement ? Fallait-il inventer Famour dans Fespoir de contrer la mort? Kundera, dans son livre Rùibles amours, pose des questions similaires : « [E]st-ce que ça avait toujours été Famour? est-ce qu’il n’avait pas quelquefois succombé à des illusions ? est-ce qu’il ne lui arrivait pas d’imaginer plus qu’il n’y avait en réalité?53» C’est en regard de ces interrogations que je proposerai une perspective qui associe Famour aux concepts d’identité, d’illusion et de mort. Tout est écrit. La mort de Roméo et de Juliette est écrite dans le ciel. Dès le prologue, un chœur entre et nous informe de ce qui se jouera sous nos yeux sur les planches du théâtre ; « Deux maisons toutes égales en dignité /[…] / Pour d’anciennes rancœurs se déchirent à nouveau / Le sang civil salit les mains des citoyens. / Des funestes entrailles de ces deux ennemis / Sont nés deux amoureux maudits par les étoiles54 ». Malheureusement, il n’y aura que la mort pour apaiser l’inimitié des Montaigu et des Capulet. La paix par la mort. Dans Roméo et Juliette, Famour ressemble à ce que l’on en fait. Fortement convaincus par leur prédestination, les personnages posent des gestes irrévocables et les conséquences s’avèrent contraires à ce qu’ils imaginent : « [L]a passion démiurge modifie réellement pour les sujets, donc en fait magiquement, la succession temporelle.55 » Les événements dirigent le cortège. les examinerai un à un. Mais avant cela, j’aimerais répondre à une question préliminaire : Comment Roméo et Juliette voient-ils l’amour ?
Ce quelque chose
Passant de un à deux f…], l’amour est le premier degré du passage de l’individu à un immédiat au-delà de luimême.56 ALAIN BADIOU Ils sont deux : Roméo et Juliette. D’entrée de jeu, Shakespeare les a unis par le coordonnant « et », les additionnant intentionnellement l’un à l’autre. Ensemble, ils fabriquent l’amour, bien que celui-ci soit à la merci d’évidentes incompatibilités sociales57 . Ils sont deux, mais alimentent naturellement deux visions de l’amour bien distinctes. Oui, au départ, chacun dispose, en toute liberté, de sa vision de l’amour. Et l’amour, ensuite, veut accorder les idées, les principes, les buts, les yeux, dans un seul panorama, pour qu’un même monde soit observé et qu’une vie à deux, réelle, soit vécue. Peut-on parler, chez Roméo et Juliette, de compatibilité ou d’incompatibilité des visions ? Lui, Roméo, ressent le poids de l’amour. Aux scènes I, II et III de l’acte I, Shakespeare peint les grands traits, le contour, du héros. Montaigu décrit l’impénétrable personnalité de son fils : «Je ne sais rien ni ne peux rien apprendre de lui.58» Roméo est triste et se cloître dans son affliction. Il veut conquérir Rosaline, ceËe qui a juré de vivre toujours chaste. Il définit l’amour par des concepts contradictoires : II y a beaucoup de haine, mais plus d’amour encore. / Quoi donc, ô amour querelleur, ô amoureuse haine, / Ô, ce quelque chose créé d’un rien ! / Ô lourde légèreté, sérieuse vanité, / Difforme chaos de formes harmonieuses, / Plume de plomb, brillante famée, feu froid, santé malade, / Sommeil qui toujours veille, et n’est point ce qu’il est / C’est là l’amour que j’éprouve sans y trouver d’amour.59 La figure de l’oxymore est ici à l’honneur. Selon Gisèle Venet, Roméo et Juliette, « placé sous le signe de l’unité des contraires60 », combine les modes les plus jubilatoires aux plus tragiques61 . Rosaline et Juliette en sont respectivement les figures. Par elles, nous assistons à la disparition et à l’apparition de « ce quelque chose créé d’un rien62 » que clame Roméo, c’est-à-dire que l’amoureux envoie rapidement Rosaline aux oubliettes, peu après sa rencontre avec Juliette. Cette situation colore la vision de l’amour de Roméo : passer de tout à rien, de rien à tout. À cet égard, Benvolio, à la scène II de l’acte I, invite Roméo au remplacement : « Oh ! l’ami, un feu éteint la brûlure d’un autre, / Un mal est amoindri par la douleur d’un autre. / Tourne jusqu’au vertige, et tu iras mieux en tournant dans l’autre sens.63 » Badiou évoque ce quelque chose qui apparaît dans le monde « dont l’apparition est d’une nature telle qu’on puisse en dire, ». Cet énoncé s’applique à Juliette ; et Finverse, à Rosaline. La pauvre Rosaline, elle était tout, la voilà rien. Roméo, au cœur changeant, porteur d’un amour pétrarquisant65 , abandonne son image à la première occasion. Toutefois, Fobjet du défi demeure le même : cousines, Rosaline et Juliette appartiennent toutes deux à la lignée Capulet. Il faut en croire que la vision de Famour de Roméo se nourrit d’exaltation : « L’infraction à la loi est la condition première de l’exaltation amoureuse : les Capulet et les Montaigu ont beau se haïr, nous allons nous aimer.66 » Passer de tout à rien quand l’exaltation s’éteint ; passer de rien à tout quand elle se ravive. Cette transition se réalise au cours de la scène IV de Facte I. Les premières répliques exposent un Roméo à Y« âme de plomb67 ». « Sous le lourd fardeau de Famour je m’enfonce68 », déclare-t-il à Mercutio. Il voit donc Famour comme un fardeau ? « Et, pour vous enfoncer en lui, c’est vous qui devriez peser sur votre amour : / Trop oppressant fardeau pour une chose tendre69 »,
conseille alors Mercutio à son ami. Que doit-on comprendre ? Pour Roméo, Famour est-il un fardeau ou une chose tendre ? « L’amour une chose tendre ? Il est trop dur, / Trop brutal, trop fougueux, et il griffe comme une épine70 », répond-il. Puis, à la fin de cette scène, fin de Facte I, a
lieu la rencontre entre Roméo et Juliette. L’amour, pour Roméo, va se métamorphoser, 9. ASSOUN, Paul-Laurent et al Analyses ér réflexions sur Shakespeare : Roméo et Juliette, la passion amoureuse, Paris : Marketing, coll. « Ellipses », 1991, p.87. De l’analyse de Marta Dvorak et Paul Jacopin : Tradition et modernité. Le comportement de Roméo correspond aux clichés de l’amour pétrarquisant, conception de l’amour qui était ceËe du XVIème siècle. Les poètes du siècle
répandaient un amour idéalisé, un amour tel que le voue Roméo pour Rosaline : la maîtresse est une femme inaccessible, l’amant est en proie à la tristesse, etc.
». Elle a une vision sage du mariage, qui représente pour elle un honneur auquel elle n’ose rêver.74 De quoi rêve Juliette si elle ne rêve pas de se marier, ce qui arrivera tôt ou tard ? Que voit-elle ? «Je verrai à l’aimer, si voir incite à aimer75 », exprime-t-elle, à la scène III de l’acte I, au cours d’une discussion qui sonde la possibilité d’une union entre le comte Paris et elle. Est-ce que voir signifie aimer ? Juliette n’a probablement pas idée de ce qu’est l’amour. L’amour, pour elle, n’est pas né. Ses paroles en témoignent, plus tard, peu après sa rencontre avec Roméo : « Monstrueuse est pour moi la naissance de l’amour/6 » L’amour, ce quelque chose, est à naître, à apparaître ; dans certains cas, cela peut prendre des années. Est-il à naître ou à inventer ? La vision de l’amour de Juliette va éclore et se développer sous nos yeux, à partir de sa propre enveloppe. Juliette nous surprendra par son changement d’humeur dans une même réplique à l’immortelle scène du balcon. De timide qu’eËe se montre, elle passe aux aveux : Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage / Sinon une rougeur virginale colorerait ma joue / Pour ce que tu m’as entendue dire ce soir / Volontiers je voudrais observer les convenances, volontiers, volontiers nier / Ce que j’ai dit, mais adieu, bonnes manières / M’aimes-tu ? Je sais que tu vas dire « oui », / Et je te prendrai au mot […] Si tu aimes, proclame-le d’un cœur fidèle ; / Ou si tu penses que je suis trop vite conquise En réalité, elle a presque quatorze ans. L’épouse de Capulet l’affirme à la scène III de l’acte I : « She’s not fourteen. » Et la nourrice de renchérir qu’elle pourrait parier quatorze de ses dents pour prouver que Juliette n*a pas quatorze ans. Ibid, p.225. Du vers : « My child is yet stranger in the world ». Ibid, p.237. Du vers : « It is an honour that I dream not of. » Ibid, p.239 : « I’ll look to like, if looking liking move. » Ibid, p.263 : « Prodigious birth of love it is to me. »
froncerai le sourcil, et serai contrariante, et je te dirai « non » / Pour que tu me courtises ; sinon, pour rien au monde. / En vérité, bon Montaigu, je suis trop amoureuse, / Et aussi tu peux trouver ma conduite légère. / Mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle / Que celles qui affichent plus de timidité pour paraître distantes. / J’aurais dû être plus distante, je Favoue, / Si tu n’avais surpris, à mon insu, / Ma passion d’amour fidèle ; aussi pardonne-moi, / Et n’impute pas cette faiblesse à un amour léger / Que la sombre nuit a ainsi découvert. »77 Une fois de plus, se manifeste le concept de la légèreté qui, pour Roméo, se confrontait à la pesanteur, au fardeau de l’amour. Quant à Juliette, la légèreté prend un tout autre sens. Son amour n’est pas léger ; il est (et doit être) fidèle et vrai78 . Elle oppose la sincérité à la légèreté. La vision de Famour de Juliette réside dans cette différence, intéressante à observer. Dans L’insoutenable légèreté de Vêtre de Milan Kundera, le contraste lourd/léger constitue la prémisse de tout le roman. L’auteur pose la question : « Mais au vrai, la pesanteur est-elle atroce et beËe la légèreté ?79 » Autrement dit, « qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ?80 » Pour Roméo, la légèreté est positive ; pour Juliette, négative. Qu’à cela ne tienne, l’amour, pour Juliette, ne doit être ni lourd, ni léger, l’amour doit être vrai. L’amour comme une vérité devant soi.
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Table des matières
RÉSUMÉ ii
AVANT-PROPOS iii
REMERCIEMENTS iv
INTRODUCTION
L’ÉVÉNEMENT AMOUREUX
Atteindre le réel
Regard oblique
Identité, existence, liberté
CHAPITRE I L’INVENTION DE L’AMOUR
L’amour véritable et illusoire dans Roméo et Juliette de Shakespeare
1.1 Ce quelque chose
1.2 Exister dans l’inimitié
1.3 Un délire amoureux
1.4 Vite, remplir le vide
1.5 Amour jeune, jeune mort
1.6 Immortalité de la vertu
CHAPITRE II LA FATIGUE DE L’AMOUR
L’éventualité d’une seconde et dernière chute dans Anna Karénine de Tolstoï
2.1 L’un et l’autre
2.2 L’autre fonction
2.3 Première chute
2.4 L’enfer
2.5 L’être fatigué
2.6 Seconde et dernière chute 84
CHAPITRE III ÊTRE FIDÈLE À L’AUTRE
Les paradoxes de l’amour dans Uinsoutenabk légèreté de Vètre de Kundera
3.1 La contrainte d’être libre
3.2 Faire la rencontre
3.3 L’Autre
3.4 Le piège
3.5 La chair
3.6 Esmmssein!
CONCLUSION
FAIRE OU LAISSER FAIRE
Du néant à l’Autre
1 + 1 = 2
Naissance et mort
BIBLIOGRAPHIE
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