L’intervention et les troubles de comportement sérieux
Considérant ce qui précède, il est intéressant de s’attarder sommairement aux différents programmes expérimentés auprès d’une clientèle présentant des troubles de comportement sérieux, et ce, même si notre recherche ne vise pas l’implantation ou l’évaluation d’un programme d’intervention. Dans les faits, de nombreux programmes ou combinaisons de programmes ont été mis en place pour venir en aide ou encore outiller ces jeunes comme : les programmes de résolution de problèmes ou encore les programmes de régulation de la colère, les programmes d’entraînement aux habiletés sociales, les programmes de développement de l’empathie (Beaumont, Royer, Bertrand et Bowen, 2003; Le Blanc, Dionne, Proulx, Grégoire et Trudeau-Le Blanc, 2002; Goldstein, Glick et Gibbs, 1998; Golstein, 1988). Par contre, les résultats de ces recherches démontrent qu’il existe des lacunes au niveau de la généralisation des acquis à d’autres environnements.
Ainsi, les stratégies apprises lors des activités de ces programmes ne sont pas maintenues (Vitaro, Dobkins, Gagnon et Leblanc, 1994). D’ailleurs, le rapport Harvey (1991 b) met en évidence un aspect des troubles de comportement sérieux qui semble avoir été peu touché par les programmes d’intervention jusqu’à ce jour, soit« l’exercice inefficace par les jeunes de leurs responsabilités propres en matière de pratiques comportementales socialement acceptables en même temps que protectiogènes »(p. 38). Selon De coster (200 1 ), la conduite responsable de chacun repose sur la compétence à effectuer des choix responsables. Ces choix, pour être responsables, doivent être constructifs à la fois pour l’individu et pour son entourage. Cet auteur (2001) affirme, entre autres, que l’élaboration de programmes ayant pour but de promouvoir le développement du sens des responsabilités des jeunes doit forcément s’appuyer sur le fonctionnement moral de ces derniers.
Le développement moral et les troubles de comportement sérieux
D’abord, les études de Kohlberg (1984) ont permis de mieux comprendre le développement moral normal chez les individus. D’ailleurs, la théorie de Kohlberg demeure à ce jour la principale référence en ce qui a trait au développement moral des individus (Cloutier et Drapeau, 2008). Le tableau 1, en appendice B, résume les différents stades du développement moral. Comme spécifié dans ce tableau, Kohlberg (1984) a défini trois niveaux de jugement moral soit : préconventionnel, conventionnel et postconventionnel. Chacun de ces niveaux se compose de deux stades. D’autre part, la séquence d’acquisition des stades est hiérarchique. Ainsi, le stade 1 doit être acquis avant le stade 2 et ainsi de suite (Kohlberg, 1984). Aussi, le développement moral dépend du développement des capacités intellectuelles telles qu’identifiées par Piaget. Cependant, le développement des capacités intellectuelles n’est pas garant du développement moral (Walker, 1980; Colby et Kolhberg, 1987). Ceci ramène à dire, par exemple, que le stade 4 ne pourra être atteint si l’adolescent n’a pas atteint le stade des opérations formelles de Piaget. Néanmoins, l’adolescent apte à effectuer des opérations formelles ne sera pas forcément capable d’un raisonnement de stade 4. Ce constat caractérise, en fait, certains jeunes délinquants.
Bien qu’il ne semble pas y avoir de différence significative entre les jeunes non délinquants et les délinquants en ce qui a trait au développement des capacités intellectuelles, ces derniers auraient une propension à utiliser leurs capacités intellectuelles supérieures uniquement lorsqu’une gratification externe y est associée. De plus, ils feraient davantage preuve de rigidité dans leur processus de raisonnement (Larivée, 1989 : cité dans Dionne, 1996). Ainsi, au début de l’adolescence, on devrait voir apparaître chez les adolescents le troisième stade identifié par Kohlberg (1984), soit celui de la bonne concordance interpersonnelle. Or, la majorité des délinquants raisonnent au niveau préconventionnel, donc aux stades 1 et 2 (Blasi, 1980; Gavaghan, Arnold et Gibbs, 1983). Cependant, le niveau de jugement moral n’est pas en cause dans la délinquance puisque certains nondélinquants raisonnent au niveau préconventionnel également. Par contre, le jugement moral semble être une caractéristique importante de la délinquance (Blasi, 1980; Gavaghan, Arnold et Gibbs, 1983).
L’intervention sur le développement moral auprès des adolescents présentant des troubles de comportement sérieux Le Blanc et al. (2002) ont proposé des activités reliées au développement moral, spécifiquement pour la clientèle des Centres jeunesse. Ce programme se base sur l’approche cognitive développementale et sur la théorie du développement moral de Kohlberg. Il vise à faire progresser les jeunes d’un stade moral à l’autre en leur présentant des dilemmes moraux hypothétiques. Mentionnons cependant que la théorie de Kohlberg a fait l’objet de nombreuses critiques étant donné la prédominance du raisonnement ou de l’aspect cognitif dans le développement moral. En effet, les auteurs reprochent à la théorie de Kohlberg de soustraire les émotions (Gibbs, 1991; Hoffman, 1987) ou encore les traits de caractère (Kilpatrick, 1992; Peters, 1981) dans le fonctionnement moral. Il apparaît pour les auteurs un manque de cohérence entre le rôle du raisonnement et son interaction avec les comportements moraux (Blasi, 1980; Kutnick, 1986). Finalement, Boyd (1989) qualifie l’approche de Kohlberg comme étant froide, rationnelle et totalement séparée de la réalité du quotidien. Blasi (1983, 1995) ajoute que le raisonnement, à lui seul, ne peut évoquer chez un individu un sens moral de responsabilité. Tappan et Brown (1989) proposent, de leur côté, une approche qui permet aux Jeunes d’apprendre de leurs propres expériences morales et ainsi de réclamer leur autorité morale sur leur propre vie.
En effet, ils soutiennent que le but ultime de l’approche narrative des conflits moraux est d’atteindre une autorité personnelle sur les expériences vécues. Decoster (2003) a d’ailleurs transposé de façon éloquente les propos de Tappan et Brown en affrrmant que la conduite responsable est rendue possible, entre autres, grâce à une dimension bien particulière, soit l’autorité d’auteur. L’autorité d’auteur permet en fait, de : «s’assumer pleinement comme l’auteur de ses décisions et de ses actions[ … ] exercer sa capacité d’effectuer des choix tout en se positionnant comme l’auteur responsable des conséquences bien concrètes qui en découlent» (Decoster, 2003, p. 158).
Par ailleurs, la dimension au coeur de notre recherche sera celle de la responsabilité subjective (Blais, 1984) désignée comme étant l’autorité d’auteur par les théoriciens du développement moral, Tappan et Brown (1989) et opérationnalisée en ateliers pédagogiques par Bouchard (2000). Bouchard (2000) définit l’autorité d’auteur de la façon suivante: [ … ] être l’auteur de sa propre perspective morale et avoir autorité sur ce que l’on pense, ressent, fait devant un problème moral, et être en mesure de l’affirmer et de le défendre. La personne qui développe son autorité d’auteur est celle qui développe sa propre voix morale en étant de plus en plus à la source de ses décisions et actions morales. Elle est de plus en plus en mesure d’affirmer son autorité et sa responsabilité pour ses propres pensées, sentiments et actions. Elle parle et agit selon ses propres voix. (p. 76)
Déroulement des ateliers pédagogiques
Avant d’aborder directement la collecte des données, nous introduirons les ateliers pédagogiques, basés sur l’approche narrative des conflits moraux, à partir desquels seront tirés les éléments qui serviront à la collecte des données. Étant donné la disponibilité en temps de l’unité, nous avons dû réaménager l’organisation de l’implantation de nos ateliers. Donc, au lieu, de présenter nos ateliers sur 12 semaines, nous les avons offerts sur une période de 8 semaines, à raison d’une heure par semaine. Un choix s’est alors imposé en lien avec la sélection des ateliers à présenter aux adolescentes. Dans un premier temps, nous avons conservé l’atelier d’appropriation du journal puisque celui-ci vise la personnalisation du journal de l’adolescente et l’amorce d’un premier dialogue entre l’adolescente et l’animatrice/chercheure.
Nous avons également maintenu les quatre ateliers de jeu dramatique et d’écriture puisqu’ils incluent spécifiquement la narration d’expérience vécue. Ces narrations nous fournissent le contenu que nous voulions précisément analyser au départ. L’activité de clôture a également été conservée puisqu’elle permettait de faire la boucle sur l’ensemble des ateliers présentés. Il ne nous restait plus qu’à choisir les ateliers d’initiation au jeu que nous allions offrir aux adolescentes pour les deux semaines restantes. Ces ateliers pouvant être offerts sur une période d’une demi-heure, nous avons opté pour combiner deux ateliers d’initiation par rencontre.
Pour faire le choix des ateliers d’initiation à conserver, nous avons procédé par élimination. Ainsi, nous devions éliminer trois ateliers d’initiation au jeu sur les sept possibles. Le premier atelier d’initiation écarté (Le face à face) l’a été dès le départ. D’abord, cet atelier traitait, pour une deuxième fois, du thème du besoin d’espace vital. De plus, le déroulement propre de l’atelier nous apparaissait éthiquement questionnable pour un groupe d’adolescentes qui vivent ensemble 24 heures sur 24 puisqu’il nous semblait fournir un lieu de prédilection pour mettre en scène la hiérarchisation des adolescentes dans le groupe et faire vivre du rejet à certaines d’entre elles.
Ensuite, le deuxième atelier rejeté (Fais-moi signe!) se prêtait moins à notre situation particulière étant donné que les adolescentes nous accueillaient dans leur milieu alors que l’activité mettait en scène la situation inverse. Finalement, le dernier atelier retiré (Le départ impromptu) l’a été pour des raisons pratiques puisque les participantes devaient apporter elles-mêmes du matériel pour l’activité. Par ailleurs, les ateliers pédagogiques sont un moyen de mise en relation avec des thèmes porteurs de conflits moraux. Ainsi, suite au réaménagement des ateliers proposés aux adolescentes, les thèmes abordés lors des ateliers étaient : le besoin d’espace vital, les rôles de chacun dans un groupe, l’apport de la différence, les stéréotypes, les secrets, nos réactions devant l’autorité, l’ affrrmation de notre désaccord dans un conflit et, finalement, le pour et le contre dans la prise de décision. Rappelons que nous cherchions à connaître l’expérience des adolescentes à l’intérieur des ateliers proposés. Plus spécifiquement, les ateliers se sont déroulés dans le milieu de vie des adolescentes, soit au salon ou à la salle à manger de l’unité Mexique. Une seule rencontre s’est déroulée dans une salle du Centre jeunesse, site La Maison suite à une situation de crise avec une des adolescentes du groupe ne participant pas à la programmation régulière.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE DES TROUBLES DE COMPORTEMENT SÉRIEUX
1.1 Quelques statistiques sur les troubles de comportement sérieux
1.2 Une définition des troubles de comportement sérieux
1.3 La problématique des troubles de comportement sérieux
1.4 L’intervention et les troubles de comportement sérieux
1.5 Le développement moral et les troubles de comportement sérieux
1.6 L’intervention sur le développement moral auprès des adolescents présentant des troubles de comportement sérieux
1. 7 Questions de recherche
CHAPITRE II CADRE THÉORIQUE: L’APPROCHE NARRATIVE DES CONFLITS MORAUX PAR LE JEU DRAMATIQUE ET L’ÉCRITURE
CHAPITRE III MÉTHODOLOGIE
3.1 Choix de la méthode de recherche
3.2 Population à l’étude
3.3 Déroulement des ateliers pédagogiques
3.4 Collecte des données
3.4.1 Le journal personnel
3.5 Analyse de contenu
CHAPITRE IV RÉSULTATS
4.1 Regard sur les narrations des adolescentes à partir de la grille d’analyse
4.1.1 Les expériences vécues de conflits moraux
4.1.1.1 L’expérience où la meilleure chose à faire était inconnue
4.1.1.2 L’expérience où la meilleure chose à faire était connue
4.1.2 L’utilisation de l’autorité d’auteur
4.1.2.1 Décision prise
4.1.2.2 L’évaluation de la décision
4.1.3 Les apprentissages réalisés à partir de la situation vécue
4.1.3.1 Justification de la décision
4.1.3.2 Apprentissage global pour sa vie
4.2 Les adolescentes parcourent-elles tout le processus conduisant à réclamer leur autorité d’auteur et à tirer des apprentissages de leurs expériences?
4.3 Les expériences abordées par les adolescentes lors des ateliers
4.3.1 La consommation de drogue dans leur groupe
4.3.2 Les délits
4.3.3 La fugue
4.3.4 L’absentéisme scolaire
4.3.5 La gestion des émotions dans les relations interpersonnelles
4.3.6 Le dilemme entre le principe du plaisir et le principe de la réalité
CHAPITRE V DISCUSSION DES RÉSULTATS
CHAPITRE VI LIMITES DE LA RECHERCHE
CONCLUSION
RÉFÉRENCES
APPENDICES
APPENDICE A
CRITÈRES DIAGNOSTIQUES DU TROUBLE OPPOSITIONNEL AVEC PROVOCATION ET DU TROUBLE DES CONDUITES
APPENDICE B
TABLEAU 1
LES SIX STADES DU DÉVELOPPEMENT MORAL PROPOSÉES
PAR KOHLBERG
APPENDICE C
TABLEAU2
PRÉSENCE DES ADOLESCENTES LORS DE LA RECHERCHE
APPENDICE D
TABLEAU3
DÉROULEMENT DES ATELIERS DE L’APPROCHE NARRATIVE DES CONFLITS MORAUX
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