L’interprétation au regard de la politique culturelle en France
Nous l’avons rapidement compris en parlant de notre sujet de recherche autour de nous, la notion d’interprétation est difficile à cerner. Son sens doit être clair pour introduire ensuite la définition des centres d’interprétation et des CIAP.
Aux origines de l’interprétation
L’interprétation naît dans les années 1920 du travail d’Enos Mills, un naturaliste américain, et de John Muir, un écrivain écossais. Elle ne sera vraiment popularisée que dans les années 50 par Freeman Tilden, un journaliste lui aussi américain. À cette époque, Tilden étudie la médiation à l’œuvre dans les parcs naturels nord américain, et propose dans son livre Interpreting Our Heritage (1957) une vision de ce qu’elle devrait être, grandement inspirée du travail d’Enos Mills et de John Muir.
Les professionnels français de la muséologie en ont extrait leur définition de l’interprétation :
L’interprétation est une activité qui veut dévoiler la signification des choses et leurs relations par l’utilisation des objets d’origine, l’expérience personnelle ou divers moyens d’illustration plutôt que par la communication d’une simple information sur des faits.
Si cette notion ne s’applique à l’origine qu’aux parcs naturels, et non à des expositions en milieux clos, elle porte en elle une nouvelle approche révolutionnaire de la muséologie : le public devient central, c’est autour de lui et pour lui que la médiation se créée. L’idée est de prendre en compte ses émotions pour lui transmettre les clés de compréhension du patrimoine. Avant cela, c’était autour des œuvres que toute la médiation était organisée. C’était le credo même d’André Malraux pour qui l’œuvre ne s’expliquait pas, mais se vivait et devait se comprendre par elle-même. Volte-face dans les institutions culturelles : il n’est désormais plus question de laisser le public seul face à l’œuvre. Avec la technique de Tilden, l’interprétation se base sur un savoir scientifique du patrimoine et propose une médiation en face-à-face, centrée sur le point de vue et l’expérience de son public auquel l’interprète doit s’adapter. Pas question d’écrire un parcours identique pour tout le monde ! L’idée est de fournir des clés de compréhension du patrimoine local, certes, mais aussi que chacun s’approprie ce savoir, et le perçoive à sa façon, quelle que soit son expérience personnelle. Comme l’explique Nicolas Navarro dans son article Les animateurs de l’architecture et du patrimoine au sein du label « Ville et Pays d’Art et d’Histoire (In Situ, Revue des patrimoines, 2016) , l’interprétation est une théorie communicationnelle singulière qui utilise le point de vue du visiteur.
Avec l’interprétation, plus question de donner des informations de façon verticale, la confrontation des idées et la perception émotionnelle sont plébiscitées. Ce qui peut dans certains cas avoir des effets pervers, d’ailleurs : ainsi la transmission des connaissances sur les collections et le patrimoine se retrouvent en seconde ligne dans cet échange… Arrivée en Europe puis en France dans les années 70, le terme d’interprétation n’apparaît réellement que dans les années 90, à la création des premiers centres d’interprétation, sous lesquels peuvent se cacher aussi bien des musées que des sentiers de découverte dans les parcs naturels. On s’éloigne peu à peu de la définition de Tilden, qui n’avait pas prévu que l’interprétation soit utilisée dans des salles closes. Mais son principe basé sur les cinq sens et les émotions reste fondamental.
Centre d’interprétation et musée, quelles différences ?
On peut maintenant se poser la question : si l’interprétation modifie la façon de transmettre notre patrimoine pour tous les professionnels de la médiation culturelle, pourquoi chercher un nouveau nom à des équipements qui ressemblent autant à des musées ? Les premiers centres d’interprétation ont été créés dans les parcs naturels, mis en place dans les années 70. Ces espaces permettaient de développer l’intérêt du public pour des sites naturels protégés. Mais à cette époque, les musées n’avaient pas une image très « vivante » … et dépendaient du ministère de la Culture, contrairement aux parcs naturels, placés sous la tutelle du ministère de l’Environnement. Pas question de mélanger les genres ! Aujourd’hui, les CIAP dépendent eux aussi du ministère de la Culture. Si leur démarche est la même que celle des premiers centres d’interprétation, ils se distinguent toujours des musées. Cela explique qu’ils aient conservé ce nom. Nous pensons maintenant utile de revenir sur la définition actuelle des centres d’interprétation proposée par Serge Chaumier et Daniel Jacobi, puis de celle mouvementée des musées. En 2008, dans la revue professionnelle « La Lettre de l’OCIM » , les deux professeurs en muséologie proposent une définition des centres d’interprétation que nous relevons :
Un centre d’interprétation est un espace muséographique avec ou sans collection, à visée de mise en valeur et de diffusion d’un patrimoine singulier et impossible à réunir dans un musée classique, destiné à accueillir un large public en recourant de préférence aux affects plus qu’à la seule cognition.
De son côté, l’ICOM, le Conseil international des musées, association internationale des professionnels de la muséologie, est à l’origine de la définition actuelle des musées, fixée en 2007 :
Un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation.
Cette définition, que nous avons décidé de conserver comme base pour ce travail de recherche, est aujourd’hui remise en question. L’an dernier, un grand débat a eu lieu autour d’elle car l’ICOM souhaitait en faire adopter une nouvelle :
Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer, et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire.
Cette proposition a soulevé un tollé dès sa publication en juillet 2019. Les membres de l’ICOM, qui devaient valider cette définition lors de leur dernier congrès, en novembre 2019, ont dû en reporter le vote en 2022. Beaucoup plus alambiquée, cette nouvelle définition nous pose un problème, à nous aussi. Elle est pourtant intéressante : en l’état, à ce point vague et voulant toucher tous les types de musées du monde, elle pourrait quasiment englober les centres d’interprétation, pourtant différents à plus d’un titre.
En effet, un centre d’interprétation propose une médiation sur un patrimoine le plus souvent impossible à réunir dans un bâtiment clos. À l’inverse, un musée étudie, conserve et présente une collection réunie en un même lieu. Les musées ont une mission de recherche scientifique. Les centres d’interprétation, eux, peuvent stopper leurs recherches une fois leurs expositions montées, ou leurs centres de ressources et de documentation bien définis. Et l’interprétation, cette méthode particulière de médiation, comme nous l’avons vu plus haut, n’était pas jusqu’à présent obligatoire dans les musées. Eux pouvaient tout à fait proposer une autre technique plus statique, sans face-à-face avec le public… Pour autant, on voit que peu à peu ces deux typologies d’équipements culturels pourraient bien fusionner et proposer le même genre de médiation.
Un nom difficile à porter
Dans l’esprit du public, en tout cas, la différence entre les deux est très difficile à distinguer. Expliquez à un visiteur qu’il n’a pas vu un musée au Pont du Guard mais un centre d’interprétation, et vous risquez de le laisser coi… Encore mieux, quand la plupart des centres d’interprétation peuvent être comparés à des musées, d’autres sont plus proches de parcs d’attraction. Pensez au Futuroscope, à Poitiers, ou à Vulcania, en Auvergne : ce sont des centres d’interprétation ! Alors comment rendre clair aux yeux du public le principe d’un équipement culturel qui n’en porte jamais le nom, voire qui porte celui d’un autre type d’équipement ? En analysant l’ensemble des Villes et Pays d’Art et d’Histoire, nous découvrons la proportion des centres d’interprétation portant le nom de CIAP. C’est un indicateur intéressant pour saisir l’intégration de cette dénomination dans le paysage culturel français. Sans grande surprise, nous constatons que sur les quarante-et-un CIAP ouverts en février 2019, vingt-et-un ne contiennent pas l’acronyme CIAP. D’autres, à l’inverse, comme le Pays de l’île/CIAP à Annecy, le Château de Sainte-Suzanne/CIAP en Mayenne ou le Camp de la transportation/CIAP à Saint-Laurent du Maroni, en Guyane, ne portent la mention du centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine qu’en sous-titre. Ces dénominations sont vouées à être moins utilisées que la partie plus littéraire de leur nom.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I – À CHAQUE CIAP SA STRATEGIE DES PUBLICS
1. L’INTERPRETATION AU REGARD DE LA POLITIQUE CULTURELLE EN FRANCE
1.1. Aux origines de l’interprétation
1.2. Centre d’interprétation et musée, quelles différences ?
1.3. Un nom difficile à porter
2. LES CIAP : UNE INSCRIPTION DANS LE PAYSAGE CULTUREL TERRITORIAL
2.1. Une politique culturelle à la française
2.2. Un label qualitatif sous la tutelle du ministère de la Culture
2.3. Une politique patrimoniale locale… initiée à l’échelon national
2.4. Le projet scientifique et culturel, localement défini
3. DES ENJEUX MINISTERIELS ADAPTES AUX NECESSITES TERRITORIALES ?
3.1. Le CIAP, doublon ou complément d’équipement culturel ?
3.2. Des intérêts forts partagés à tous les échelons
3.3. Le CIAP, un levier de communication auprès des habitants et des investisseurs
4. FOCUS SUR LES MEDIATIONS PRIVILEGIEES
4.1. Entre désirs de médiation numérique
4.2. … et questions objectives d’utilité
4.3. Un contact humain et une expérimentation manuelle encore privilégiés
5. CARTOGRAPHIE CRITIQUE DES CIAP
5.1. Une répartition inégale des CIAP et des AAP sur le territoire
5.2. Des superficies inégales et des labels en concurrence
5.3. Un accompagnement institutionnel, professionnel et communicationnel vital pour une montée en visibilité
6. LES CIAP, DES SERVICES DES PUBLICS AD HOC QUI S’IGNORENT
6.1. Des publics potentiels qui restent à définir
6.2. Un service des publics adapté à chaque territoire
PARTIE 2 – LA POLITIQUE DES PUBLICS DES CIAP PRECEDEE PAR CELLE DE LA COMMUNICATION ?
1. LE TEMPS DES PUBLICS
1.1. D’une nécessité légale
1.2. … à un besoin fonctionnel
1.3. Une construction collective respectueuse de l’individualité
1.4. Un public sans représentant
1.5. Portrait idéal des lieux muséaux
2. LES TERRITOIRES D’INSCRIPTION DES CIAP ETUDIES
2.1. Bordeaux, Patrimoine mondial de l’UNESCO
2.2. Pontoise, cité millénaire aux portes du Vexin
2.3. Plaine Commune, Pays d’Art et d’Histoire en périphérie de Paris
2.4. Dijon, Cité internationale de la gastronomie et du vin
3. LES SERVICES DES PUBLICS, UN SOUTIEN ESSENTIEL A LA MEDIATION ET AU DEVELOPPEMENT CULTUREL DES TERRITOIRES
3.1. Des publics construits… et reconstruits
3.2. Une connaissance des publics pour une médiation plus efficace
4. DES CHOIX DE COMMUNICATION ALEATOIRES D’UN TERRITOIRE A L’AUTRE
4.1. Des dispositifs de communication à l’échelon national et régional
4.2. Une communication déterminée localement
4.3. Un nom d’équipement culturel difficile à utiliser
5. ARTICULER STRATEGIQUEMENT LES COMPOSANTES COMMUNICATIONNELLES ET LES MISSIONS VERS LES PUBLICS
5.1. Nouveaux regards, nouveaux dispositifs, nouvelles compétences ?
5.2. Des compétences communicationnelles déterminantes
5.3. Une connaissance des sciences humaines essentielle
5.4. Les métiers de la médiation au regard des communications numériques
5.5. Animateur de l’architecture et du patrimoine : un métier à définir
6. SYNTHESE SUR LA POLITIQUE DES PUBLICS
6.1. Des points communs
6.2. …et des divergences
PARTIE 3 – DES CIAP EN DEVENIR – LE CAS DU REPAIRE URBAIN, NOUVEAU LIEU CULTUREL ANGEVIN
1. ANGERS, VILLE D’ART ET D’HISTOIRE
1.1. Le développement patrimonial et culturel d’Angers : une dynamique à l’œuvre pour une notoriété internationale
1.2. Une politique patrimoniale aux conséquences sociales durables
2. LE CENTRE D’INTERPRETATION DE L’ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE D’ANGERS
2.1. Genèse du projet de CIAP
2.2. Le CIAP : un lieu adapté aux besoins d’un service pluriel
2.3. Le Repaire Urbain, un nouveau pôle culturel au cœur de la ville
2.4. Des médiations à l’épreuve des contraintes financières et de l’actualité
3. DU DISCOURS D’ANNONCE A LA CONSTRUCTION DES PUBLICS
3.1. Un discours d’annonce bien rôdé
3.2. … Pour une communication d’accompagnement en devenir
3.3. Une définition de l’espace évolutive
3.4. Une prise en compte partielle des publics
3.5. L’hypothèse de la boîte noire
4. UNE PROGRAMMATION FORTE POUR UN LEVIER DE COMMUNICATION BIENTOT INCONTOURNABLE
5. UN LIEU DE VIE INAUGURE DANS UNE PERIODE IMPROBABLE
5.1. Covid-19 versus lancement du Repaire Urbain : un match difficile à jouer pour Angers Patrimoines
5.2. Le CIAP d’Angers, un levier culturel évolutif et vivant prometteur
CONCLUSION