L’instrumentation technico-économique contre le principe de solidarité spatiale

Télécharger le fichier pdf d’un mémoire de fin d’études

La compétence des compétences (1983 – …)

Les lois de décentralisation, en élargissant les compétences des communes, syndicats intercommunaux, départements et régions à l’action économique locale, accentuent le malaise dont souffre l’aménagement rural en raison de son incapacité à articuler de manière satisfaisante les notions de liberté, d’égalité et de différence. Les collectivités locales, comme la collectivité nationale, s’accordent sur une conception de la quête de la justice spatiale qui est raisonnable pour eux en vertu de la manière dont ils conçoivent leur rôle et dont ils interprètent les modes de coopération sociale entre les acteurs du développement rural.
Leur embarras dans la manipulation de ces concepts fondateurs de l’aménagement du territoire vient de la finalité même de leur action d’aménagement : loin de considérer l’influence des procédures sur les possibilités de développement induit, elles persistent à en attendre des probabilités d’accès des espaces sociospatiaux défavorisés au rang d’espaces d’équilibre.
Le transfert des compétences de 1983, précisé et régulé par les pratiques dans les années qui ont suivi, confère :
– aux communes la maîtrise d’ouvrage du développement local, assortie du « devoir d’initiative » et du droit à l’aide financière des autres collectivités. Mais les aides directes des communes aux entreprises sont exclues pour des raisons bien compréhensibles de « proximité » d’engagement (manque de recul pour juger de la qualité d’un dossier) et de compétence d’instruction ;
– aux départements la compétence de l’aménagement rural au sens historique du terme : aide au financement des équipements collectifs d’infra — et de superstructure, développement agricole ; les départements développent une politique de justice spatiale basée sur le principe d’utilité qui ne s’intéresse qu’aux parts relatives des différents groupes sociospatiaux (en occurrence, les cantons – chapitre 4) : « à chacun la même chose », ou somme ou moyenne de ce qui est à distribuer (entretien avec G.SAVARY1, 1990) ;
– aux régions l’initiative des politiques de développement régional : procédures d’appel au développement local, primes à l’emploi, planification ; la région se trouve dans la même situation que l’Etat eu égard à son espace polarisé : quelle philosophie doit-elle développer en matière de probabilité d’accès au développement, quelle articulation envisage-t-elle entre les concepts de liberté et d’égalité ? On le verra (chapitre 2), pour n’avoir pas répondu à ces questions avant la mise en oeuvre de ses politiques spatiales, la région Aquitaine n’a pas articulé les deux principes, ce qui revient à s’aligner sur l’élément dominant : la recherche de l’équité spatiale s’alignera sur les politiques de développement sectoriel ;
– à l’État, le rôle d’arbitre (il en a les moyens légaux, mais en a-t-il les moyens financiers ?) par la maîtrise des grands Fonds (à l’époque, le FIAT, le FIDAR, le Fonds d’Intervention pour la Qualité de la Vie…) et l’intervention sectorielle dans le cadre des politiques économiques (aides aux produits, soutien des marchés…) et des contrats de Plan particuliers passés avec les régions.
Mais la compétence de l’État est avant tout celle… des compétences. Par la loi, d’abord, puisque seul le Parlement peut transférer les compétences traditionnellement dévolues aux administrations centrales et déconcentrées. Ce fut le cas en 1983, mais aussi par les lois complémentaires de 1984, 1985 sur l’aménagement de la montagne et l’aménagement du littoral qui confèrent à ces espaces des droits particuliers et dérogatoires aux principes d’équité traditionnellement développés en France. Ces deux lois introduisent pour la première fois en France une limite au concept d’égalité républicaine et d’homogénéité spatiale.
Mais l’Etat garde également et indirectement un droit de regard sur les politiques locales d’aménagement rural par ses corps d’ingénieur : mis à disposition, détachés ou plus traditionnellement exerçant une expertise technique (réception des travaux, contrôle de légalité…), les ingénieurs du G.R.E.F. encadrent l’intervention des collectivités locales sur leur espace social. Souvent ils initient, par leurs rapports d’opportunité, les politiques locales. Parfois ils en évaluent les retombées… sur les critères cartésiens de la probabilité du développement (voir supra) et de la règle à calcul.
Rien, cependant, ne permet d’affirmer que l’Etat se soucie encore réellement d’intervenir massivement en faveur de son espace rural : les effets d’annonce les plus récents (gouvernement CHIRAC en 1986, gouvernement CRESSON en 1991) ne recouvrent, au mieux, que des inflexions budgétaires, des restructurations administratives de services ou un effort conjoncturel en faveur d’une catégorie de population : la gestion est ici plus sociale que spatiale.

Des logiques de construction de l’espace…

La décentralisation de l’aménagement rural a relancé, dans les années 1984-1988, le débat sur l’échelle adéquate d’intervention de l’homme sur le milieu qu’avait lancé, de l’automne 1789 à l’hiver 1790, l’Assemblée Nationale (généralités, subdélégations, baillages, provinces, districts, départements…?) (LEPETIT, 1989, p.5). La formation des nouvelles divisions administratives avait alors constitué un enjeu social considérable, « dont témoignent les milliers de pages noircies pour l’occasion ». Les années 1980 ont vu tout autant d’articles, de colloques organisés sur le thème, les premiers plutôt favorables à la Région, puis, au cours du temps et avec la pratique des choses, les derniers traitent plus volontiers des relations entre département et aménagement. En 1982, les lois de décentralisation donnaient à la Région la compétence de l’aménagement du territoire et du développement économique. Très vite, la difficulté d’intéresser un Basque ou un Béarnais à la recherche de l’équité spatiale en Périgord a provoqué une distinction entre initiative (la volonté de faire les choses) et compétence (la capacité formelle ou légale de les faire). On retrouve à ce niveau, mais jouant en sens inverse, la différence relevée plus haut entre possibilité et probabilité dans la recherche de l’équité. Si la loi avait donné compétence à la région en ce domaine (possibilité), ce fut le département qui prit, naturellement, les initiatives. La probabilité de cette « récupération » était forte : le département, vieux de 200 ans, fort d’une identité culturelle, gérant des relations de proximité et de connaissance, joue un rôle pivot et retrouve sa légitimité pour un temps négligée.
Il faut dire qu’au-delà des simples assises des pouvoirs, la pratique administrative de la gestion de l’espace n’encourage pas à l’émergence de concepts nouveaux : la collecte de l’impôt et de l’épargne, l’information statistique, la politique d’aménagement routier, l’emprise des villes dans la distribution des équipements administratifs… contribuent à fossiliser une organisation du territoire où le cloisonnement des espaces gérés en cantons et départements l’emporte. Et, comme le fait très justement remarquer LEPETIT (1989, p.13), « tout projet territorial dit à la fois l’espace qu’on croit exister, celui qui est, celui qu’on pense faire et qui, partiellement, sera ». C’est dire qu’ en matière d’aménagement du territoire, la région, au moment du transfert des compétences de 1982 à 1984, n’a pas su trouver suffisamment de partisans autour de ses concepts de recherche d’équité spatiale, si tant est qu’elle en ait formulé.

La région, un pouvoir sans territoire

Établissement public jusqu’en 1986, le Conseil Régional n’est qu’une assemblée « choisie » d’élus départementaux, des grandes villes et du Parlement (le conseil régional est formé depuis 1972 par les maires des villes de plus de 20 000 habitants, de représentants des conseils généraux, des députés et sénateurs élus dans les circonscriptions de la région administrative). C’est un organisme politique qui doit « emprunter » son espace, cadre de son intervention financière, aux collectivités qu’il regroupe : communes et départements. Dans les faits, il ne peut donc engager aucune action sans leur accord. La concertation, maître mot du discours de l’aménagement rural régional de 1982 à 1986, n’est pas un choix de politique : c’est une obligation.
Cette période de l’histoire de l’aménagement des collectivités éclaire remarquablement le rapport d’un pouvoir à son espace : sans territoire, pas de maîtrise de l’espace et sans maîtrise de l’espace le pouvoir n’a d’existence que comme guichet bancaire.

Le département, un pouvoir, des territoires.

Dans les faits, le département bénéficie des vides conceptuels de l’idée de recherche de l’équité spatiale en France. Paradoxe encore, car la loi sur la répartition des compétences interdit au département d’être l’acteur principal et unique du développement et de l’aménagement.
Sa vocation de relais entre communes et région d’une part, sa vocation générale de collectivité à servir l’intérêt général de l’autre vont très vite l’amener à définir l’intérêt public local et à en être le chantre.
Pour le département, il n’y a pas d’espace local pertinent ; ils le sont tous dès lors qu’ils sont identifiables aux territoires cantonaux. Ses principes de justice ne sont pas l’action distributrice différentielle, mais plutôt l’action distributrice égalitaire : le principe de différence ne se concentre pas nécessairement sur le sort des groupes sociospatiaux les plus défavorisés, il n’est pas toujours formulé en termes de biens premiers. Le choix dépend en fait des réseaux : l’accès du conseiller général à la Présidence du conseil, la capacité locale à déjouer la segmentation des projets en tours de rôles fondent les priorités de l’intervention de la collectivité sur son espace rural. L’espace du département est décliné par thème : le conseil général examine son territoire, par canton, en fonction des logiques d’intervention variées qui sont les siennes. Le département intervient sur ses territoires : territoire agricole, territoire touristique, territoire social…
La logique territoriale du Département est construite : le mode d’élection du conseil, la présence des conseillers sur une circonscription spéciale et unique, l’encadrement des communes qu’elle permet rend le département incontournable.

Les formes du commensalisme : le rapport ambigu entre profession agricole et politiques publiques

Relayée au niveau régional, départemental et local, l’intervention de la F.N.S.E.A. en tant que groupe de pression est reconnue et intégrée, de l’aveu même de ses dirigeants, dans les politiques publiques rurales. Elle devient ainsi un attracteur puissant faisant bifurquer (dévier) les logiques d’intervention spatiale vers des logiques sectorielles.
On avait cru disparu le corporatisme agricole à partir des années 60 (loi d’orientation agricole et loi complémentaire de 1962 qui consacrent l’intervention de l’État sur l’espace productif agricole) alors qu’il s’était fondu, totalement, à la politique agricole de l’État. Peut-être même peut-on admettre avec P. MULLER que l’État, en faisant siennes les propositions du C.N.J.A., a enlevé à la couche dominante de la paysannerie familiale issue de la JAC sa raison d’être et, en abondant sa stratégie, a réduit l’intervention conflictuelle du groupe syndical sur les procédures (COULOMB-NALLET, 1980). Pour P. MULLER, le Centre National des Jeunes Agriculteurs s’est substitué en quelque sorte à l’administration de l’agriculture dans la définition des procédures nouvelles de la politique agricole.
La puissance du corporatisme, que l’on décrit souvent à tort comme moribond sous les années DE GAULLE, est réapparue dès que la stratégie des pouvoirs publics s’est écartée de celle de la profession : déjà, si en 1961 et 1962 le principe de parité de revenu, la réforme des structures d’exploitation avaient été bien acceptés par le monde agricole, car correspondant à une attente, la volonté (jugée trop interventionniste) du législateur de maîtriser le marché foncier par les SAFER, d’organiser les marchés par les Offices, de mettre en place l’assurance maladie obligatoire donnent lieu à de violentes manifestations. Plus proches de nous, les concessions faites par la France dans la fixation des prix agricoles lors des « marathons » européens des mois d’avril sont systématiquement considérées non sous leur volet politique (le nécessaire consensus européen), mais sous leur volet catégoriel (la « trahison d’une profession sur l’autel de l’Europe »). La stratégie devient vraiment conflictuelle — avec arrière-fond politique — dans la décennie 80 : « ROCARD (ministre de l’Agriculture en 1984) est prévenu, je lui ai dit que je jouerai dans tous les cas le jeu que je dois jouer et que si jamais la politique agricole qu’il menait s’écartait trop de celle préconisée par la F.N.S.E.A., s’il n’obtenait pas les moyens qui nous paraissent indispensables, nous manifesterions tout à fait normalement » (GUILLAUME, 1984).
Mais cette trame de la pression paysanne, rappelée pour mémoire, n’explique que globalement les bifurcations des politiques de recherche de l’équité spatiale vers des politiques distributives proagricoles (pour mémoire : la rénovation rurale, le FIDAR, les contrats de développement, etc.). Elle cache une réalité locale et sociale similaire. Les structures du syndicalisme et de la profession agricoles interviennent régulièrement dans la négociation de l’affectation des crédits publics et dans la ventilation des budgets, y compris ceux des procédures de correction des disparités spatiales. La construction d’un tête-à-tête État-profession dans la négociation a été institutionnalisée par le C.N.J.A. et reproduite à chaque échelle territoriale. À chaque niveau de compétence des collectivités publiques, on trouve la représentation de l’encadrement professionnel agricole comme produit d’un mouvement économique et social complexe qui a associé les pouvoirs publics au secteur économique de la paysannerie.
Cette pression de gestion ne peut pas être considérée comme négligeable à l’échelon aquitain : c’est la Chambre Régionale d’Agriculture qui propose dès 1983 une ventilation des dépenses du budget agricole du Conseil.
Régional au Cabinet du Président, habitude de « concertation » qui s’est perpétuée au cours des années et à travers les alternances politiques. Jusqu’à ce qu’en 1989 le Vice-Président du Conseil Régional chargé du secteur agricole et de l’aménagement rural fasse nommer en tant que Directeur des services de l’agriculture et de l’aménagement un cadre du cru agricole, en provenance de la Chambre Régionale d’Agriculture. Gain de temps dans la négociation, certainement. Mais ce type de transfert, courant en Aquitaine, marque l’asservissement d’une collectivité territoriale — et des politiques qu’elle entend mettre en oeuvre — par des catégories professionnelles.
« Aujourd’hui, devant la montée des périls, devant le dépérissement démographique de certains cantons, devant le délabrement de nos services publics, devant la détérioration de nos finances locales, il est temps de resserrer nos liens, de parler d’une voix : la voix de notre communauté locale girondine » déclare P. GUIGNARD, Président de la F.D.S.E.A. de Gironde en ouvrant les assises de l’Agriculture et du monde rural le 17 décembre 1990 à Bordeaux. Cette intention revendiquée d’intervenir dans le débat de l’affectation utilitariste des crédits d’aménagement ne dépasse jamais le cadre des tables rondes « autocentrées » : table ronde « fruits et légumes », table ronde « céréales », table ronde « élevage », table ronde « viticulture » ; quant à la table ronde « ruralité », elle ne traite guère que… d’agriculture. L’espace social rural, réduit pour l’occasion à un simple support comptable (on y compare les effectifs et les productions dans les cantons de Bazas, Coutras, Monségur… F.D.S.E.A./C.D.J.A., 1990, p. 11 à 25), est marqué d’un seul pouvoir : celui de la profession agricole. Son territoire est celui des collectivités dont elle investit, à son profit, les politiques publiques (ici le département via le canton).
De manière tout à fait identique, l’évolution de la finalité des actions des Compagnies d’Aménagement rural traduit une résistance certaine, de la part des élus et de la profession, à se doter d’une éthique de l’intervention en termes de justice spatiale : certaines de ces sociétés essaient de s’ouvrir aux contingences spatiales non strictement agricoles. Ainsi la SOMIVAL travaille, à la demande des collectivités locales, dans les années 75-85 sur le tourisme vert. Mais le caractère marginal de cette activité dans la culture d’entreprise de l’établissement exclut les meilleurs techniciens du domaine de diversification : Patrick VICERIAT, économiste, quitte la SOMIVAL pour le Bureau d’Information et de Prévision économiques où on reconnait moins chichement ses compétences. Alain ESCADAFAL, aménageur, fera de même à la CARA en 1991. Dépourvues de techniciens dans les domaines non agricoles, ces sociétés restent sous la double surveillance de la profession agricole et du personnel politique local qui composent leur conseil d’administration. Les collectivités confient plus volontiers l’étude de leurs projets non agricoles à des bureaux aux références conceptuelles plus larges. L’étude de faisabilité du parc d’attractions auvergnat VULCANIA échappe ainsi à la SOMIVAL en 1989, tout comme l’étude du programme régional aquitain des bastides échappe en 1990 à la CARA.

L’instrumentation technico-administrative contre le principe de solidarité spatiale

Le propos du premier chapitre explique pourquoi la solidarité spatiale (dont la recherche pourrait donner un sens à l’aménagement rural – bis repetita) implique une distribution selon le principe de différence. Elle appartient toute entière à l’action politique puisqu’elle repose sur les principes d’égale liberté, d’équité des chances, de distribution différentielle.
La sphère technico-administrative de l’aménagement rural est l’instrument de cette action politique. Elle fait intervenir l’expertise technique dans la règlementation juridique. Elle s’impose la contrainte sociale quantifiée de l’évaluation de l’action, persiste à en attendre des probabilités de développement plus que des possibilités et s’insère elle-même dans une logique de négociation. Les normes et les modèles qui la guident lui confèrent un rôle d’acteur et un comportement de notable.

Le rôle des valeurs dans la négociation

L’image, habituellement admise, de la « diffusion » de l’aide publique à partir des centres producteurs vers les sociétés locales conçues comme de simples récepteurs constitue une vision idéalisée de la production de l’aménagement qui ne rend compte que de façon très insatisfaisante de la réalité des processus mis en oeuvre. Ceux-ci sont le produit non d’une simple programmation financière et technique, mais de négociations entre groupes sociaux agissant à partir de leurs positions et de leurs activités, donc de points de vue différents. Leur capacité à négocier des principes de distribution nouveaux est déterminée par la morphologie des réseaux auxquels ils participent.
L’aménagement est issu de processus d’échanges : des hommes en parlent, cherchent à convaincre leurs interlocuteurs d’en parler à leur tour en leur donnant des valeurs qu’eux-mêmes leur attribuent. Ce sont bien des acteurs concrets qui agissent dans des réunions locales, départementales, régionales… ou dans les champs, en cherchant à s’influencer. Lorsqu’on oublie de rappeler de telles évidences, le contraire peut s’imposer à force d’habitudes : dans ce cas, ce sont les produits symboliques, les savoirs qui agissent sur les hommes et qui orientent leurs activités. Le poids de l’expertise dans l’administration locale induit des comportements très contraignants dans le processus de décision (DUMAS-SADRAN, 1982). Toutes les études de cas des chapitres 3 et 4 en témoignent.
Ce phénomène recouvre une vision relativement stable des relations entre la sphère technico-administrative, qui fonde sa raison d’être sur la diffusion de son savoir, et les sphères locales ou politiques qui bénéficient ou décident de l’application de ce savoir. L’instrumentation technico-administrative organise, de façon dominante, les programmes et les actions des collectivités publiques en vue de ce qu’on appelle communément la « diffusion du progrès » ou l’« innovation » avec, comme justification, le progrès social. L’apparition de l’aménagement comme enjeu nouveau dans les rapports entre les collectivités publiques et leur société n’a rien changé à cette vision des choses et a peut-être même contribué à l’accroître en lui offrant un domaine d’intervention élargi. L’idée même de diffusion (en l’occurrence celle du progrès économique et technique) suppose un nombre limité de centres concepteurs, de relais et de récepteurs. La représentation commune de l’administration de l’aménagement rural repose sur la construction de ces « espaces concentriques » : des centres émetteurs conçoivent les formes de l’aide publique aux espaces défavorisés et se trouvent entourés d’organismes techniques diffuseurs, puis, à la périphérie, l’espace local est récepteur et donc exécutant. Selon ce schéma simpliste, les actions de l’État, par exemple, seraient diffusées ainsi à travers l’administration centrale, régionale, départementale sur le milieu rural. Au niveau local, cette diffusion aurait pour moteur décisif le « leader » local, élément actif entouré d’agents plus ou moins aptes à recevoir.
Ce modèle concentrique est sans aucun doute valable pour représenter les conditions de certaines formes distributives sur l’espace social : répartition des crédits de catégorie I, II, III et IV de l’Etat, encadrement gigogne de l’administration (par exemple : Direction de l’aménagement du Ministère de l’Agriculture, D.R.A.F., D.D.A.F. ou pour la profession : Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, Chambres Régionales, Départementales, Comités locaux ou Ministère de l’Équipement : D.D.E. pour les Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat en milieu rural ou les opérations d’équipement et de voirie). Dans cette optique, les prescriptions techniques, élaborées par l’ingénierie de l’aménagement, tendent à être présentées comme des nécessités inéluctables, sans alternative autre que marginale : le discours sur la concentration de l’activité agricole, sur sa nécessaire intensification, suivi 20 ans après, et avec la même assurance quantifiée, du discours sur sa nécessaire extensification, l’exposé sur les conditions de poursuite des activités artisanales, sur l’augmentation de la création des entreprises en milieu rural aquitain en fournissent autant d’exemples tangibles (consulter, à ce sujet, la bibliographie).
La technostructure, qu’elle soit professionnelle ou administrative, cherche à convaincre la sphère politique de la réalité de l’analyse et du fondement des actions proposées. Les logiques d’intervention des services administratifs ont été finement analysées par les politologues. Les travaux publiés (op.cit.) montrent comment les décisions s’accordent à la réalité, s’ajustent au terrain auquel elles s’appliquent. Elles produisent « un univers de décisions autonomes par rapport à l’univers des lois et règlements » (DUMAS M.P., 1986, p. 21). Pour passer du concept à la décision, il y a introduction des critères de faisabilité et de succès. C’est sur la base de ces objectifs que s’établit le consensus avec les professions et la population. Si l’initiative appartient aux élus locaux, c’est l’administration qui, par le biais des financements qu’elle octroie et des conseils qu’elle délivre, influence les collectivités dans leurs décisions. Les décideurs, centres de décision politiques ou professionnels, sont, en la matière, considérés comme des interprètes compétents de ces vérités. Le passage de l’opinion à la décision, du jugement partagé par des techniciens à la prescription de l’action publique repose sur une logique distributive fonctionnelle et sociale, sur des « lacunes », des vides que la collectivité publique doit combler : « manque de formation », « motivation insuffisante », « dynamisme à encourager »…
Ce système de fonctionnement de la négociation explique sous des formes plus ou moins explicites les conceptions de la production de l’aménagement rural. Mais en présupposant une logique de domination « du centre vers la périphérie », il n’explique pas comment ni pourquoi l’exécutant local ne se satisfait de ce mode de fonctionnement.

Le pays, ou la dépendance sociale contre la liberté formelle d’accès à une justice spatiale.

Face à la contrainte économique, qui provoque inéluctablement déséquilibres et inégalités entre régions, la société locale ne cesse de se définir par les stratégies qu’elle met en oeuvre face à l’État : la première rupture conceptuelle sur la notion d’espace homogène infrarégional apparaît avec l’émergence de la revendication identitaire autour du pays.
La revendication culturelle et identitaire du « vivre et travailler au pays » y rencontre la composante économique du développement social. Le mouvement des pays qui en découle appelle de ses voeux une politique des pouvoirs publics qui détermine un équilibre adéquat entre revendications concurrentes portant sur les avantages de la vie sociale. La montée de l’interventionnisme local consacre, dans l’après 68, l’adhésion des couches sociales modernistes rurales au développement des « zones fragiles ». Les années 75-85 sont celles du « pays », des microterritoires et du développement local. De nombreuses « définitions » et nouvelles tentatives de conceptualisation de l’aménagement rural voient le jour : dans les discours, elles soulignent toutes son caractère « immatériel » et « horizontal » (DE ROO, 1986). La représentation que se font les campagnes du rôle de l’État évolue : on n’aménage plus le territoire rural, on le développe ; l’espace local apparaît comme un élément essentiel des « dynamiques de développement » (DATAR, 1988, p. 42). Le jargon « localiste » va fleurir la décennie des aménageurs : « L’espace n’est plus ici conçu comme distance des lieux, modelé par des coûts (…). Il est avant tout pluriel, composé de territoires qui sont autant d’espaces de vie pour les groupes qui doivent et peuvent organiser leur propre développement » écrit Bernard PECQUEUR dans son article « crise économique=crise du discours sur l’espace ».
Les composantes du mouvement des pays sont pourtant redoutablement simples, mais elles acquièrent une signification idéologique et politique forte. Parce que non exprimée en tant que telle, cette position partisane produit des montagnes de discours flous (on pourra consulter, à titre d’exemple, Correspondance municipale n° 265, 1986). Quelles réalités recouvrent-elles ?
L’idée d’une politique d’aménagement rural reposant sur les pays est avant tout une idée administrative, technocratique : la DATAR, en 1975, expérimente le concept. Mais le pays existe-t-il dans l’esprit et les actes des ruraux avant que l’Aquitaine ne multiplie, à partir de 1979, les contrats du même nom et la politique de « solidarité spatiale » ou « contractuelle » qui leur sera associée ? Sans doute pas : toutes les analyses des chercheurs en sciences sociales1 semblent converger vers cette certitude : en Aquitaine, le pays est un espace artificiel, fabriqué sur mesure pour et par une politique d’aménagement rural : l’E.P.R. Aquitaine, qui avait fait l’objet dès la fin de l’année 1975 de la programmation de deux contrats expérimentaux (Soule et Morcenx-Labouheyre), programme 63 contrats (« première génération ») à partir de 1977 sur la base d’une typologie administrative de l’espace régional (AREEAR, 1975) dressée à partir de critères sociodémographiques et économiques.
Mais si le mouvement des pays a pourtant existé, en Aquitaine comme en France, c’est qu’il a été puissamment porté par un mouvement culturel identitaire initié par les « agents de développement », terme générique qui regroupe des fonctions et des statuts divers d’animation, de planification, de prospection… Leur travail de terrain, leur aptitude à saisir les opportunités et à transformer les « coups » en stratégie témoignent nettement de la rencontre un temps complice entre leur capacité d’initiative — d’auto-reproduction — et la volonté de la puissance publique d’adapter les instances et les circuits de décision traditionnels.
L’arrivée en 1981 de Michel ROCARD au poste de ministre du Plan et de l’Aménagement du Territoire consacre la rencontre entre un mouvement politique et les espérances des agents de développement rural. La période 1981-1984 constitue l’âge d’or du développement local. En juin 1982, les États généraux des Pays à Mâcon consacrent la légitimité du pays. En novembre 1983, le colloque des pays aquitains à Bordeaux aurait pu consacrer celle des animateurs de pays au niveau régional (chapitre 4). Dans les deux cas, le pays est montré comme le lieu d’expression des cultures locales, le territoire espéré de la nouvelle planification et l’inventeur d’un nouveau modèle de développement économique.
Quelques années plus tard, aucun de ces thèmes sacralisant l’espace local n’aura pu trouver une concrétisation. L’arrivée en 1983 du gouvernement FABIUS marque à la fois le déclin du local dans les interventions publiques et le recul du courant « développementaliste » au sein du gouvernement, confiné dans le Secrétariat d’État à l’Agriculture de René SOUCHON et qui réapparaitra, bien différemment, en 1988, structuré par l’État au sein du GIDEL (Groupement Interministériel pour le Développement Local). La modernisation de la démocratie rurale et des circuits de décision économiques locaux laisse place à l’impératif de modernisation de l’appareil productif. Le local perd de sa pertinence comme lieu de développement économique et devient un échelon de régulation sociale. Peu à peu, la décentralisation d’inspiration microrégionaliste s’enlise et s’intègre 1 : Claude LACOUR (1985, p. 30), Sylvette PUISSANT (1984, p. 23 à 26), Guy DI MEO (1985, p. 15), Gilbert DALLA ROSA (1984, p. 4), Vincent VLES et Jean-Claude GUICHENEY (1985, p. 98 à 99), Vincent VLES (1987, p.8 et 1988, p. 104), Jacqueline MENGIN (1990, p. 9) – entre autres – ont clairement montré la non concordance entre les frontières de la solidarité réelle – lorsqu’elle existe ! – et les limites administratives de l’action politique dite « des pays ».
au système politico-administratif communal, départemental, régional. Tout le mouvement associatif, participatif, la « deuxième gauche » qui portait les pays laisse la place aux professionnels de la gestion publique. La Région Aquitaine elle-même est alors plus soucieuse de réguler les contradictions internes de sa procédure (chapitre 4) que d’intervenir sur le terrain.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Chapitre 1: L’espace de la décision
1.1. L’espace proposition
1.1.1. L’inéquité de la répartition des hommes et de la richesse dans l’espace
1. multipolarité de l’espace régional
2. fondements théoriques de l’aménagement rural: des questions laissées en suspens
1.1.2. La quête de l’équité spatiale
1. insertion des travaux dans l’étude des énigmes de l’aménagement rural
2. prolongements de l’hypothèse de recherche
3. méthode de recherche
) les conditions de la modélisation
) l’échelle des observations
) la référence aux paradigmes
1.2. L’espace produit
1.2.1. Pouvoir et territoire dans la quête de l’équité spatiale
1. L’Etat et l’espace rural aquitain
) les logiques de la reconstruction (1945-1960)
) les logiques de la croissance (1960-1973)
) la dérégulation et la DATAR (1975-1982)
) la compétence des compétences (1983-…)
2. Régions, départements et communes: des concepts d’équité peu compatibles
) de la construction
) au contrôle de l’espace
1.2.2. La quête de l’équité spatiale entre commensalisme et parasitisme
1. L’aménagement rural sous l’angle des rapports entre une profession et des politiques
) les raisons d’un commensalisme
) les formes du commensalisme
2. L’aménagement rural comme régulation de pouvoirs antagonistes
Chapitre 2: Les outils du système d’intervention
2.1. Les raisons d’une impuissance
2.1.1. L’instrumentation technico-économique contre le principe de solidarité spatiale
1. le rôle des valeurs dans la négociation
2. la technostructure, actrice dans la négociation
2.1.2. Le pays, ou la dépendance sociale contre la liberté formelle d’accès à une justice spatiale
1. le pays, comme revendication d’une justice spatiale limitée aux principes de liberté
2. les pratiques paradoxales des pays, ou la revendication d’une justice spatiale limitée à des principes d’égalité introuvables
) le paradoxe culture-économie
) le paradoxe politique-économie
3. La dépendance symbolique du pays
2.2. La faculté de l’impossible
2.2.1. L’inéquité spatiale du Plan
1. Le Plan de Modernisation et d’Equipement
2. Le Plan régional
2.2.2. Les schémas, ou la différenciation spatiale des politiques d’équité sociale
1. Les Schémas d’aménagement du territoire à l’échelon régional
) le schéma élaboré par l’Etat (1975)
) le schéma régional d’aménagement du territoire (1984)
2. Deux schémas départementaux en Dordogne
) le schéma départemental d’irrigation du Conseil Général (1984)
) le schéma départemental d’organisation et d’amélioration des services en milieu rural proposé par l’Etat (1992)
2.2.3. L’intercommunalité comme substitut fonctionnel à la recherche de l’équité spatiale
1. L’intercommunalité comme substitut fonctionnel à une réforme du maillage communal
2. L’intercommunalité légitime la reproduction d’un ordre politique
Chapitre 3: L’espace administré, reflets d’une impuissance (1)
3.1. L’intégration spatiale des politiques sectorielles européennes
3.1.1. Le concept européen de « cohésion économique et sociale  » vise l’intégration économique, et non l’équité des principes de distribution
1. Un système qui accentue les disparités spatiales
2. Un système qui assujettit l’ensemble des instruments européens d’intervention
3.1.2. Une politique infléchie par les pouvoirs publics nationaux et régionaux
1. La mécanique communautaire laisse toute latitude à la technostructure régionale
2. La mécanique communautaire ne remet pas en cause les équilibres politiques locaux
) l’absence d’intervention dans le zonage
) le leurre des contreparties nationales
) le programme LEADER confirme la notabilité des territoires d’exception
3.2. L’Etat et l’espace homogène de la République
3.2.1. La permanence du paradigme de l’orientation économique dans l’action de l’Etat
1. Le maillage de la distribution administrative, ou le retour du sous-préfet aux champs
) le Préfet de Région ne dispose pas de critères précis pour l’affectation des crédits des Fonds d’aménagement rural ) le sous-préfet est mandaté comme interlocuteur principal pour le compte de l’Etat
) un traitement utilitariste des procédures
2. L’aide à la filière : un puissant outil d’intégration sociale
) les serres de Marmande comme tentative de modification d’un ordre local
) les filières trufficole et nucicole : une chaîne dont les nombreux maillons déterminent des formes de solidarité locale définies par un ensemble social plus vaste
3.2.2. Un instrument laissé en deshérence : les chartes intercommunales
1. Le principe d’égale liberté remis en cause
2. Six expériences où les tentatives de réorganisation locale priment sur la revendication d’une justice spatiale
3. La Charte, outil non conforme aux pratiques d’administration de l’Etat
) le désengagement de l’Etat
) la Charte n’échappe pas aux solidarités sectorielles
3.2.3. La montagne, espace nommé
1. L’Etat à l’écoute de la revendication différentielle
) jusqu’aux années 1960, la montagne est un espace ignoré
) la reconnaissance d’un espace montagnard sectionné : les montagnes (1960-1972)
) les prémices d’une politique différentielle (1973-1981)
2. De l’Etat-Nation à l’absence d’Etat : l’émergence du concept de justice spatiale liée à celle du concept d’Etat de droit
Chapitre 4: Le management territorial, reflets d’une impuissance (2)
4.1. Une maîtrise régionale défaillante
4.1.1. La politique des pays et la justice spatiale
1. La mise sur agenda : la politique des pays s’impose à la Région
) une délégation maximale accordée à l’échelon local
) l’exemplarité de la démarche
) la routine organisationnelle et bureaucratique
2. La mise en oeuvre de la politique des contrats de pays
) une mise en oeuvre sans référents aux principes de l’équité spatiale
) le désordre régional favorise un ordre local
3. L’évaluation de la politique des contrats de pays
4. La terminaison impossible
4.1.2. La politique régionale du tourisme rural
1. Le chaos structurel : les contrats de développement touristique
) le renforcement des disparités régionales
) le faible impact sur la filière
2. Le chaos par « accident » : le programme « bastides »
4.1.3. La reproduction du modèle étatique : l’exemple du Parc Naturel Régional
4.2. L’isonomie sociale de l’action départementale
4.2.1. Une compensation égalitaire mais pas équitable
1. L’OGAF, outil de justice spatiale
2. Les raisons d’une distribution aveugle
3. La banalisation égalitaire contre l’équité spatiale
4.2.2. La cohésion sociale avant l’équité spatiale
1. Les services au développement économique des collectivités locales : l’îlotage
2. L’aide au développement des services à la population
Chapitre 5 : Un système de production chaotique
5.1. La production dissipative de l’aménagement rural
5.1.1. Un système de production turbulent
1. Des bifurcations généralisées vers l’intervention sectorielle
2. Des détournements permanents par les groupes socio-politiques locaux
5.1.2. Un système sensible aux conditions initiales de sa mise en production
5.1.3. Accroissement local de l’ordre, entropie du système de production
1. L’évolution non linéaire des programmes d’aménagement implique l’idée d’une unité locale et d’une organisation spatiale possible
2. Le libre arbitre des acteurs dans les politiques d’aménagement rural
5.2. Quelle doctrine pour l’équité spatiale ?
5.2.1. Les carences du projet de justice spatiale
1. Une conception utilitariste
2. Une conception aux antipodes de l’exercice d’une justice spatiale
5.2.2. Les exigences d’une éthique de la compensation
1. La portée d’une éthique de la compensation
2. Les exigences techniques de la mise en oeuvre de la compensation
Epilogue
Références bibliographiques

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *