L’instrumentation des achats par la méthode des coûts-performances cachés

Etudier l’instrumentation des achats par la méthode des coûts-performances cachés

Depuis de nombreuses années, la littérature a mis en lumière le rôle de la fonction achats au sein des organisations (Pardo et al., 2016 ; Tchokogué et al., 2017).

Les achats contribuent ainsi :

– A la performance de l’entreprise (Kaufmann et Carter, 2006),
– A la création d’innovations (D’Antone et Bonomi Sanos, 2016 ; Sumo et al., 2016),
– A l’atteinte des objectifs de l’entreprise en matière de développement durable (Riikkinen et al., 2017 : Bocquet et al., 2017 ; Zorzini et al., 2015 ; Touratier-Muller et Jaussaud, 2017),
– A la création de valeur durable (Allal-Cherif et Poissonnier, 2017),
– A la mise en place d’une chaîne de contrôles interentreprises (Poissonnier, 2017),
– A l’accès aux ressources et aux compétences complémentaires dans le cadre de relations clients-fournisseurs (Nogatchewsky et al., 2017) .

Depuis leurs origines, les achats ont parcouru un long chemin et sont allés bien au-delà des cinq piliers : qualité, quantité, délai, prix et service. Les achats sont aujourd’hui une fonction proactive dans l’élaboration des décisions stratégiques (Ellram et al., 2020).

Les achats couvrent ainsi un large champ d’activités :

« Les achats, dans un sens large, couvrent un éventail étendu d’activités potentielles contenues dans la fonction, de l’achat tactique jusqu’au management stratégique de la supply chain » [Notre traduction] (Cousins et al. 2006, p. 777). 

Le processus de sélection des fournisseurs vise à identifier les entreprises qui pourront réaliser la prestation tout au long de la durée de vie du contrat (Giunipero et al., 2006). Audelà du prix des biens et services payés aux fournisseurs, le « total cost of ownership » doit intégrer différents coûts dont ceux liés aux dysfonctionnements, à l’instar d’une panne (Ellram, 1995). La littérature mentionne l’importance de la prise en compte des conséquences internes des achats. Pourtant, en pratique, les départements achats ne semblent s’intéresser qu’à la réduction des coûts d’achats de biens et services pour répondre à leurs objectifs de création de valeur. Les meilleurs acheteurs sont récompensés principalement en fonction des réductions de coûts qu’ils contribuent à obtenir (Allal-Cherif, 2013). La baisse des coûts est alors calculée par rapport à une référence choisie, comme un indice de marché (Reverdy, 2011). L’attention portée sur les conditions financières conduit à voir certains acheteurs comme des « mercenaires » dont le maître mot est la baisse des prix (Voyant et Bonnet, 2016). Certains acteurs considèrent même que la réduction des coûts est le seul argument écouté par les départements achats (Beaujolin-Bellet et Nogatchewsky, 2005).

Pourtant, les dysfonctionnements ont un coût. Pour pallier aux dysfonctionnements, l’entreprise va engager des actions de régulation ou être privée d’avantages dont elle aurait pu bénéficier ultérieurement. Ces coûts-performances cachés ont un impact sur la performance durable de l’entreprise en termes de résultat (court terme) et en termes de création de potentiel (moyen et long terme) (Savall et Zardet, 2003). Les coûts-performances cachés se définissent par opposition aux coûts visibles qui sont, par leur nature ou leur affectation, dénommés, mesurés et surveillés (Burlaud et Simon, 2003). Ils sont scindés en deux catégories (Savall, 1989) :

– Les coûts-performances cachés incorporés dans des coûts visibles. Ils sont dilués dans différentes lignes de coûts dans les systèmes comptables. Il peut s’agir, par exemple, du coût supplémentaire de l’intérimaire venant remplacer le salarié absent (à l’exception des montants pris en charge par les organismes sociaux). La charge s’inscrira en « personnel extérieur » dans le compte de résultat.
– Les coûts-performances cachés non compris dans les coûts visibles. Ils sont représentés par l’absence de production suite aux dysfonctionnements.

Ce sont des temps rémunérés qui n’ont pas donné lieu à une création de produits. Il s’agit d’un rétrécissement de la performance financière attendue.

Ces coûts-performances cachés peuvent être mesurés. Une méthode a été inventée en 1974 par le professeur Henri Savall : la méthode des coûts-performances cachés (Cappelletti et al., 2018). La méthode des coûts-performances cachés -dite également méthode des coûts cachés dans ce document- a tout d’abord été appliquée dans de petites structures, dans les années 1970. Puis, elle s’est étendue à des structures de toute taille, dont des entreprises de plus de 30 000 collaborateurs (Stefan, 2015). Aujourd’hui, elle est utilisée par les organisations privées et publiques, en France et à l’international, dans des contextes très divers à l’instar de la supervision chez les notaires ou des fusions acquisitions dans les technologies de l’information (Buono, 2015).

Cependant, bien que largement reconnue, cette méthode ne semble pas avoir été utilisée dans un contexte d’achats. Aucune recherche, à notre connaissance, n’a utilisé la méthode des coûts-performances cachés pour évaluer les dysfonctionnements liés aux achats de biens et services. Nous avons cherché à combler ce manque en étudiant la façon dont la méthode des coûts-performances cachés pourrait s’appliquer aux achats et les apports d’une telle méthode.

Les théories critiques de la comptabilité et la théorie socioéconomique des organisations

Les théories critiques de la comptabilité 

Dans le cadre de cette recherche, nous nous appuyons tout d’abord sur les théories critiques de la comptabilité. La recherche en comptabilité critique a pour objectif de développer une meilleure compréhension des processus de marginalisation dans la société, comme une base pour s’engager dans une pratique sociale (Gendron, 2018). Les « critical accounting » peuvent être définies comme :

« Une compréhension critique du rôle des processus et des pratiques comptables, et de la profession comptable, dans le fonctionnement de la société et des organisations, avec l’intention d’utiliser cette compréhension pour engager (lorsqu’approprié) des changements de processus, de pratiques et de la profession » [Notre traduction] (Laughlin (1999, p.73) .

Dans son premier éditorial lors du lancement de la revue AOS (1975), Hopwood incite le lecteur à saisir les opportunités de dépasser les formes statiques d’analyse. Pour cet auteur, la recherche portant sur les aspects sociaux, organisationnels et comportementaux de la comptabilité constitue une réponse aux challenges futurs (Hopwood, 1976). La création d’AOS va permettre le développement des social studies of accounting en utilisant les concepts élaborés par la sociologie ou l’anthropologie (Jeanjean et Ramirez, 2009). AOS figure aujourd’hui dans le référencement SSCI parmi les 24 revues du champ comptabilité, contrôle, audit (Deville et al., 2017). Avec les travaux d’Hopwood, la comptabilité reprend alors des dimensions sociales et organisationnelles. Les chercheurs s’écartent de rôles traditionnels plus fonctionnalistes rattachés à la comptabilité dans les années 1960 (Berland et Pezet, 2009). En effet, dans les années 1960, les cursus universitaires en comptabilité se concentrent davantage sur l’apprentissage des techniques comptables et du cost accounting (Hopper et Bui, 2016).

Pour les comptables critiques, créer des visibilités et casser des silences fait partie des rôles de la recherche en comptabilité critique (Lehman, 2013). La comptabilité peut être utilisée comme un instrument pour montrer ce qui est caché. Les comptables critiques comprennent mieux que d’autres que la comptabilité peut cacher autant qu’elle peut montrer. Les choses peuvent être rendues visibles ou invisibles (Chiapello, 2017). Avec ce travail doctoral, nous cherchons à créer des visibilités sur les coûts-performances cachés liés aux achats, qui vont impacter la performance sociale et la performance économique de l’entreprise. Comme Kraljic (1983) et sa célèbre matrice, nous cherchons à construire un outil permettant d’identifier les faiblesses des achats et mettre en place un stratégie achats adaptée. Dans ce travail, les « faiblesses » que nous cherchons à identifier sont les dysfonctionnements liés aux achats de biens et de services, qui impactent la performance sociale et économique de l’entreprise.

Nous cherchons également à créer des visibilités lors des différentes phases du processus achats tels que décrits par Bouquin (2001 ; 2011), Nogatchewsky (2003) et Donada et al. (2012) :

– Avant l’action (la finalisation),
– Pendant l’action (le pilotage)
– Après l’action (la post-évaluation).

L’instrumentation des achats par la méthode des coûts-performances cachés va renforcer les connaissances de l’acheteur sur les dysfonctionnements impactant la performance sociale et économique. Il pourra alors utiliser ces données lors des différentes phases du processus achats.

Pour les chercheurs critiques, la comptabilité influence la sphère sociale de manière inévitable (Lehman, 2019). La comptabilité n’est jamais neutre. La diversité des conflits d’intérêts implique que la comptabilité, de façon inévitable, va prendre position en faveur de certaines parties au conflit. Le comptabilité critique va analyser les chiffres en profondeur pour que le lecteur soit informé des conséquences sociales, avoir une réflexion sociale et être conscient de la non neutralité sociale (Lehman, 2013). Les systèmes comptables sont animés par un parti pris (Richard et al., 2018). Pour mener à bien cette étude, un second cadre théorique a été mobilisé : la théorie socioéconomique des organisations.

La théorie socio-économique des organisations 

Depuis les premiers travaux lancés par Henri Savall au milieu des années 1970, la théorie socio-économique des organisations s’est développée et a donné le jour à de nombreux articles et ouvrages de référence au niveau international (Boje et Strevel, 2016). Sur le plan conceptuel, la théorie socio-économique s’inscrit dans l’esprit des travaux des fondateurs du développement des organisations, à l’instar de Kurt Lewin, Rensis Lickert, Douglas McGregor ou encore Chris Argyris (Conbere et Heorhiadi, 2011 ; 2015). Elle constitue une remise en cause du modèle classique. C’est une voie différente qui s’ouvre aux praticiens et aux universitaires (Burlaud et Simon, 2013).

La théorie socio-économique des organisations repose sur l’idée selon laquelle la performance durable naît de la performance économique et de la performance sociale (Savall, Zardet, Cappelletti, Bonnet, Buono, 1974 – 2020). Elle s’est appuyée notamment sur l’approche sociotechnique, laquelle a développé des recherches-actions dans le cadre de transformations de situations de travail. La théorie socioéconomique des organisations a proposé de nouveaux concepts et modèles de gestion qui intègrent des variables sociales et des variables économiques (Buono et al., 2018). La théorie socio-économique des organisations porte une attention particulière aux dysfonctionnements qui prennent place dans l’environnement de travail. Ces dysfonctionnements représentent :

« L’écart entre le fonctionnement souhaité de l’entreprise et le fonctionnement réellement constaté » (Savall et Zardet, 2001, p. 20). 

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Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE CREER DES VISIBILITES, CASSER DES SILENCES ET PLACER L’HUMAIN AU CŒUR DE L’ORGANISATION
1er Chapitre Un cadre théorique axé sur les théories critiques de la comptabilité & sur la théorie socio-économique des organisations
1.1. Les théories critiques de la comptabilité
1.1.1. Une question trompeusement simple
1.1.2. Justification du recours aux théories critiques de la comptabilité dans notre thèse
1.2. La théorie socio-économique des organisations
1.2.1. Les trois axes : politique & stratégique, instrumental et processus de changement
1.2.2. Justification du choix de la théorie socio-économique des organisations
2nd Chapitre Une méthodologie de recherche-intervention qualimétrique au sein d’une compagnie d’assurances
2.1. La pertinence d’une recherche-intervention qualimétrique pour répondre à nos questions de recherche
2.1.1. La co-construction de connaissances
2.1.2. La visée transformative
2.1.3. La performance dans la construction d’outils de gestion socio-économiques
2.2. Une recherche-intervention qualimétrique dans une compagnie d’assurances avec un positionnement de praticien réflexif
2.2.1. Un positionnement de praticien réflexif au sein d’une compagnie d’assurances
2.2.2. Une recherche-intervention de 24 mois au sein de la compagnie d’assurances
DEUXIEME PARTIE LES COUTS-PERFORMANCES CACHES S’APPLIQUENT AUX ACHATS ET CONTRIBUENT A LA CONNAISSANCE SUR LA VALEUR PARTAGEE, LES RISQUES, LA RECHERCHE-INTERVENTION ET LE MANAGEMENT DES ACHATS
3ème Chapitre Les coûts-performances cachés s’appliquent aux achats
3.1 H1 Connaissance des dysfonctionnements liés aux achats
3.1.1. Les achats connaissent une partie des dysfonctionnements
3.1.2. De nombreux dysfonctionnements sont gérés par les clients internes et il n’existe pas de base commune retraçant l’historique des dysfonctionnements
3.1.3. Les achats devraient renforcer la collecte et/ou l’historique des dysfonctionnements
3.2 H2 Typologie des dysfonctionnements liés aux achats
3.2.1. Les dysfonctionnements liés aux achats sont davantage des défauts de qualité et des écarts de productivité
3.2.2. L’absentéisme, les accidents, la maladie et la rotation sont peu cités car ils ne concernent que les réalisations des prestataires
3.2.3. Les achats devraient porter une attention soutenue aux défauts de qualité et aux écarts de productivité
3.3 H3 Coûts-performances cachés des dysfonctionnements liés aux achats
3.3.1. Les coûts-performances cachés sont principalement des surtemps, des risques et des non productions
3.3.2. La maîtrise des risques figure parmi les missions de l’acheteur
3.3.3. Un coût d’achat intégral : coûts visibles et coûts-performances cachés
3.4 H4 Performance des acheteurs
3.4.1. La prise en compte des dysfonctionnements renforce la confiance / la légitimité des achats aux yeux des clients internes
3.4.2. Les connaissances des acheteurs sur le métier des clients internes
3.4.3. Mener des actions pour renforcer la connaissance des dysfonctionnements
4ème chapitre Une discussion axée sur la valeur partagée, la gestion des risques, la méthodologie de recherche-intervention qualimétrique et le management des achats
4.1 Contribution à la connaissance sur la création de valeur partagée dans un contexte d’achats
4.1.1. Concept de valeur partagée
4.1.2. Contribution de nos travaux à la connaissance sur la création de valeur partagée dans un contexte d’achats
4.2 Contribution à la connaissance sur le rôle des achats dans la maitrise des risques et leur instrumentation
4.2.1. Une évolution du rôle des achats
4.2.2. Contribution de nos travaux à la connaissance des risques par les achats
4.3 Contribution à la connaissance sur la recherche-intervention qualimétrique
4.3.1. Connaissances sur la méthodologie de la recherche-intervention qualimétrique, dans un contexte d’achats dans l’assurance
4.3.2. Connaissances sur la recherche-intervention qualimétrique avec un positionnement de praticien réflexif dans sa propre organisation
4.4 Contributions au management des achats : les connaissances et compétences des acheteurs, le statut et la légitimité des achats, les éléments qualitatifs dans les tableaux de bord achats
4.4.1. Renforcer les connaissances et les compétences des acheteurs
4.4.2. Améliorer le statut des achats à travers ses contributions aux objectifs stratégiques
4.4.3. Agir sur la légitimité des achats par une participation des parties prenantes
4.4.4. Intégrer des éléments qualitatifs dans les tableaux de bord achats
4.5 Une première recherche qui offre des perspectives
4.5.1. La première phase du premier projet dans une seule entreprise
4.5.2. Perspectives et propositions à tester lors de prochaines recherches
CONCLUSION

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