INSTITUTIONNALISATION DE L’INNOVATION : QUESTIONS INDUSTRIELLES ET ACADEMIQUES
L’opérationnalité de l’organisation de l’innovation est une thématique particulièrement présente dans les débats scientifiques et industriels contemporains. Non pas qu’elle ne l’ait pas été dans les périodes précédentes, mais elle revêt une importance particulière dans un monde d’entreprises confrontées à l’irruption de l’innovation intensive. La question de l’institutionnalisation de l’innovation intensive va nous intéresser plus particulièrement et nous la définirons, pour le moment, comme l’inscription organisationnelle durable d’un nouveau modèle d’innovation par la définition de ses instruments, ses acteurs et sa gouvernance.
UNE PROBLEMATIQUE INDUSTRIELLE STRATEGIQUE : COMMENT SYSTEMATISER LE PASSAGE DE MODES DE TRANSPORT INNOVANTS A LA MOBILITE INNOVANTE ?
Le monde de l’entreprise voit dans l’innovation de rupture une nécessité et un paradoxe. D’un côté, les exemples d’entreprises comme Kodak ou Nokia, qui n’ont pas su réagir à un changement majeur de marché, ont marqué les esprits. L’innovation de rupture une quasi-obligation résumée dans la formule « se disrupter soi-même pour ne pas être disrupté par d’autres ». Cependant, ces mêmes entreprises éprouvent des difficultés pour passer à l’acte tant elles ne savent pas comment aborder, concrètement, cette question de l’innovation contemporaine : l’innovation de rupture est-elle différente de l’innovation classique ? Existe-t-il des méthodes pour l’appréhender et, si oui lesquelles ? Quel type d’organisation mettre en place : externalisation ou internalisation ? Quelle place pour l’interne de l’entreprise et, à ce titre, quels pourraient être les rôles respectifs des entités habituellement en charge de l’innovation (marketing, ingénieries, R&D) ? D’un autre côté, l’innovation de rupture se présente comme un paradoxe pour les entreprises qui se demandent s’il est possible d’organiser quelque chose qui relève de l’inattendu (Midler & al., 2012). Autrement dit, la question est-elle de « faire » de l’innovation de rupture ou de s’y adapter ?
Le monde de l’entreprise se saisit très progressivement de ces questions en développant des méthodes compatibles avec l’innovation intensive. Nous nous situerons dans cette perspective en montrant que l’innovation intensive suppose une managérialisation de l’innovation (Cognat, 2013) ou, en d’autres mots, l’innovation renvoie à une vision de l’action collective qui peut faire l’objet d’actions de gestion spécifiques, instrumentées et coordonnées. Ce point n’est pas nouveau (Le Masson & al., 2006), mais il revêt une importance particulière aujourd’hui où l’innovation est parée de qualités quasi magiques dans le discours de dirigeants d’entreprises cherchant, à tout prix, à être perçus, eux et leur entreprise, comme innovants. Cela a conduit à des excès manifestes dans des discours enflammés sur la nécessité d’innover sans forcément mettre en œuvre les moyens organisationnels d’y parvenir. Renforçant ainsi un sentiment général d’ « innovation washing », fruit d’une mode managériale (Midler, 1986 ; Abrahamson, 1996;) qui s’épuisera probablement au profit de nouveaux clés en quelques mois. De plus, cette vulgate est souvent colportée par la profusion de firmes de consulting et de gourous en management dont les ouvrages donnent un vernis académique des expériences sorties de leur contexte, en mettant en scène des innovateurs héroïques, possédant des talents innés de créativité, au détriment d’une vision collective et structurée dont les résultats sont à construire dans la durée et à institutionnaliser dans des structures d’acteurs éclatées. Toutefois, elle donne aussi à voir le niveau de reconnaissance accordé à une thématique en la mettant sur l’agenda politique des entreprises.
Les entreprises de transports publics françaises, la SNCF et la RATP, se sont, elles-aussi, saisis de la question de l’innovation à l’échelle de leur histoire, de leur impact social et territorial, et des délais de développement de leurs offres. Elles l’ont fait sous l’angle de la concrétisation opérationnelle d’un changement de paradigme, «le passage du transport à la mobilité ». Sous son apparente simplicité, cette formule cache une problématique complexe pour des entreprises de transport qui, depuis longtemps, se sont définies comme innovantes par essence vu qu’elles sont nées dans le bouillonnement innovant du 19ème siècle. Ainsi, si l’innovation a toujours été présente à la SNCF et dans les Grandes Compagnies ferroviaires qui l’ont précédée, elle était principalement technique à la notable différence du TGV qui a autant d’abord été une innovation système avant d’être une innovation de service (1981). Face à une pression forte à l’innovation, la question de la définition même du transport et de la mobilité se pose. Ainsi, le transport peut être une fonction de production, une technique tandis que la mobilité peut être un autre mot pour parler de nouveaux » transports, voire une émotion liée au déplacement. Le titre du congrès de l’International Transportation Forum (2010) « Unleashing innovation » est significatif d’une nouvelle vision de l’innovation comme une stratégie d’entreprise à décliner dans des modalités de management appropriées. A travers ce propos, se dessinent une confrontation entre un monde indu striel historique, marquée par la sur-production de normes et de référentiels qui l’aurait rendue rigide », et un « nouveau » monde industriel en émergence où l’innovation entrera dans les responsabilités à assumer par le management des entreprises de transport. Dans cette perspective, les modalités de management auront à évoluer pour prendre en charge la reconstitution régulière de capacités d’innovation.
UNE PROBLEMATIQUE ACADEMIQUE : COMMENT SYSTEMATISER L’INNOVATION DANS L’INCONNU ?
Il y a maintenant presque trente ans, plusieurs chercheurs ont détecté la durabilité du phénomène d’innovation intensive et l’impact à venir sur les organisations des ressources en charge de concevoir les offres des grands acteurs industriels dans le bruit de fond des changements socio-économiques des années 90 (Barney, 1991 ; Moore, 1991 ; Wheelwright et Clark, 1992 ; Hatchuel et Weil, 1992 ; Christensen, 1997). L’innovation intensive ne ressemble pas à ses devancières ou alors elle renvoie à des époques lointaines comme la fin du 19ème siècle qui a connu le passage d’un modèle industriel à un autre, du couple acier-vapeur à l’électricité, avec une période de transition longue 1880-1910. Désormais, l’hypothèse de l’innovation intensive est largement admise par le monde académique comme un trait caractéristique de l’époque contemporaine.
Au vu de la quantité et de la diversité des courants des sciences de gestion qui portent sur l’innovation, nous ne chercherons pas dans cette partie introductive à détailler le positionnement de nos travaux mais nous proposons de montrer en quoi les modèles scientifiques disponibles aujourd’hui ne permettent pas à une entreprise d’institutionnaliser l’innovation intensive. Ainsi, Wheelwright & Clark (1992) ont proposé le concept d’innovation intensive à l’origine dans le domaine du product and process development et non comme le ferment d’un nouveau courant théorique de plein exercice. Par la suite, cela les a conduit à commettre des travaux sur l’organisation et le management d’équipes de développement. Ils ont qualifié cette organisation d’’’heavyweight » pour insister sur l’importance de structurer le processus de développement et sur le soutien de la hiérarchie dans des grandes entreprises où l’innovation intensive vient contredire le fonctionnement institué. Wheelwright et Clark ont élargi leur travaux en collaborant avec d’autres courants de recherche, notamment en matière de règles de conception et de modularité (Baldwin & Clark, 2000). Le concept d’innovation intensive a connu un emballement médiatique qui est, probablement à la source d’une des expressions les plus connues en matière d’innovation : l’innovation disruptive, aussi dénommée innovation de rupture à la suite des travaux de Christensen (1997). Le succès de l’innovation disruptive » est, pour partie, dû à une conjoncture particulièrement favorable de rare résonance entre une recherche et des intérêts économiques et médiatiques qui a aussi assuré le succès des « cinq forces » de Porter dans les années 70 (Weeks, 2015). L’exemple de Christensen est intéressant pour notre propos car il a mis en exergue l’importance de l’innovation disruptive à partir de technologies dont le potentiel de rupture se manifeste dans leur capacité à redéfinir un secteur économique. Christensen (1997) propose de distinguer entre ruptures par extension – conquérir un marché de masse avec un produit de niche- et ruptures par des produits-services inédits -ouvrir un nouveau marché. L’innovation de rupture pose des questions stratégiques redoutables qu’il a appelées le dilemme de l’innovateur (1997). Il entendait illustrer, ainsi, la difficulté pour une entreprise de remettre en cause son modèle d’affaire dominant au profit d’un modèle émergent. Selon Christensen et ses thuriféraires, l’explication serait à chercher du côté d’un choix stratégique biaisé par une comparaison des risques entre un modèle économique établi et une alternative jugée peu crédible car trop peu étayée. A l’appui de cette théorie, les exemples de Kodak et de Nokia sont souvent mis en avant. Kodak a déposé le bilan pour avoir confirmé le choix de poursuivre dans la voie de l’argentique et de ne pas se lancer dans la photographie numérique alors qu’ils en possédaient la technique. De même, Nokia est passé à côté du smartphone pour avoir privilégié l’optimisation du modèle de conception du téléphone mobile alors partagé. A contrario, des entreprises naissantes seraient plus à même de saisir des opportunités dans la mesure où cela ne remet pas en cause un modèle économique établi. Le « dilemme de l’innovateur » opposerait, ainsi, des entreprises établies hésitant à bousculer leur stratégie, à d’autres plus récentes et, de ce fait, plus agiles et donc enclines à saisir des opportunités stratégiques. Cette réinterprétation contemporaine de la destruction créatrice schumpétérienne a rencontré un écho certain pour promouvoir une explication à des situations où des entreprises récentes ont pris la place d’autres entreprises qui auraient surestimé les risques stratégiques par rapport à leur modèle établi. Après avoir été largement diffusée, cette position est désormais largement critiquée. D’un point de vue historique, la méthode et les choix d’exemples de Christensen justifient plus sa théorie qu’ils ne la prouvent, d’où le qualificatif par certains de « gospel of l’innovation » (Lepore, 2014). La sélection d’exemples de grandes entreprises à l’appui de la théorie grossirait le trait d’une rigidité stratégique qui ne se vérifierait pas (King & Baatartogtokh, 2015). Ainsi, des entreprises prétendument rigides trouveraient le moyen de revenir dans le jeu après une disruption, notamment en nouant des alliances avec les tenants de la rupture (Gans, 2016). Christensen généraliserait trop une théorie de la disruption surtout valide pour des services substituables et nettement moins pour des projets techniques où l’inertie est plus forte et la concurrence plus faible en raison d’un ticket d’entrée trop onéreux pour les nouveaux venus. Dans cette approche de l’innovation, la conception semble cantonnée et subséquente à une logique de décision stratégique résultante à une analyse de risque entre des choix binaires : conservatisme par rigidité ou aventure par agilité. Le rapport de l’innovation au risque sera au cœur de notre réflexion. D’une part, selon l’antienne bien connue, le risque est inhérent à l’innovation, mais cela ne nous dit rien sur le risque sauf qu’il est présent. D’autre part, le risque peut être utile pour innover dans l’inconnu qui est la marque de fabrique de l’époque contemporaine. Cependant, l’entreprise ne se résume pas à sa stratégie de décision pour réduire des risques concurrentiels ou industriels : ses cadres supérieurs acceptent régulièrement d’étudier des visions alternatives d’autant plus s’il s’agit d’une grande firme. Pour Kodak ou Nokia, privilégier l’argentique peut tout autant s’expliquer par un choix stratégique conservateur que par un manque d’intégration des alternatives étudiées par la R&D ou le marketing dans un modèle de gestion audible par les décideurs. Nous verrons que cela plaide pour une stratégie d’innovation insitutionnalisée qui permette d’évaluer des stratégies alternatives, donc de les concevoir a priori avant de décider. Notre problématique de recherche, qui structurera l’ensemble de ce manuscrit est à la convergence de ces différents points de pilotage et de stratégie de l’innovation : quel modèle d’institutionnalisation durable de l’innovation pour accompagner les transformations de l’entreprise contemporaine face à l’innovation intensive ? Pour y répondre, nos travaux visent à montrer que les travaux ancrés dans la stratégie d’entreprise, à l’image de ceux de Christensen, ne fournissent pas les outils organisationnels pour rendre possible et rendre compte aux dirigeants de propositions d’évolutions de l’entreprise par l’innovation de rupture, et cela de façon systématique, collaborative et ambitieuse. Notre point sera de soutenir que la grande entreprise peut résoudre le « dilemme de l’innovateur » de différentes manières sans pour autant jouer sur une logique d’agilité qui consiste à lutter avec ’organisation en place en la contournant. Ainsi, l’endogénéïsation de l’innovation peut s’avérer une voie porteuse portée par un modèle de gestion ou d’exploration de différents modèles d’affaire en parallèle. Pour la R&D, cela signifie éviter le « pipeline » de l’innovation dont la logique de décision aboutit à des choix de plus en plus proches des objets pré-existants au nom d’une réduction du risque.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
L’INSTITUTIONNALISATION DE L’INNOVATION INTENSIVE
PROBLEMATIQUE ET STRATEGIE DE RECHERCHE
INSTITUTIONNALISATION DE L’INNOVATION : QUESTIONS INDUSTRIELLES ET ACADEMIQUES
ORGANISATION DU DOCUMENT DE THESE
PARTIE I – UNE SITUATION DE CRISE MANAGERIALE : DE L’INNOVATION MODALE DANS LES TRANSPORTS A L’INNOVATION INTENSIVE POUR LA MOBILITE
CHAPITRE I : LE MOBILITY TURN, UN CHANGEMENT DE PARADIGME ? UNE REVUE DE LITTERATURE
CHAPITRE II : INNOVATION ET INSTITUTIONNALISATION : REVUE DE LITTERATURE ET QUESTIONNEMENT DE RECHERCHE
CHAPITRE III : PARCOURS PROFESSIONNEL ET STRATEGIE DE RECHERCHE : UN PROCESSUS EN TROIS ETAPES
PARTIE II – LA ROUTINISATION DE L’INNOVATION INTENSIVE : UNE INDUSTRIALISATION DE LA CONCEPTION
CHAPITRE IV : RESULTAT N°1 – LES LABORATOIRES/ RESEAUX : PROCESSUS & INGENIERIE DE PROCESSUS GENERATIFS
CHAPITRE V : RESULTAT N°2 – PROFESSIONNALISER LA CONCEPTION INNOVANTE : UN PILOTAGE DYNAMIQUE DES LABORATOIRES/RESEAUX PAR REGLAGE CONCEPTIF
PARTIE III – LES ACTEURS DE LA CONCEPTION : UN PROCESSUS DE METABOLISATION DE L’INNOVATION ET DE TRANSFORMATION ORGANISATIONNELLE
CHAPITRE VI : PILOTER LA CONCEPTION EN SITUATION D’INNOVATION INTENSIVE : DES DEFIS ORGANISATIONNELS A RELEVER
CHAPITRE VII : RESULTAT N°3 : L’ORGANISATION D’UNE FONCTION INNOVATION INTENSIVE : CO-CONCEPTION DE LA LEGITIMITE DE LA FONCTION ET DES METIERS DE L’INNOVATION INTENSIVE
PARTIE IV – LA GOUVERNANCE DE L’INNOVATION INTENSIVE : UN PILOTAGE INSTITUE DE LA CONCEPTION
CHAPITRE VIII : RESULTAT N°4 : L’INSTITUTION FERROVIAIRE FACE A L’INNOVATION : UN PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION PROGRESSIVE DE L’INNOVATION INTENSIVE
CHAPITRE IX : POUR ANCRER L’INNOVATION DANS LA GOUVERNEMENTALITE : LA DEFINITION D’UNE MISSION GENERIQUE DE SERVICE DE PUBLIC
CONCLUSION GENERALE
PERSPECTIVES ACADEMIQUES ET INDUSTRIELLES
SYNTHESE DES PRINCIPAUX RESULTATS : UN PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION DE L’INNOVATION INTENSIVE PAR INDUSTRIALISATION, METABOLISATION ET GOUVERNEMENTALISATION
LES PRINCIPALES LIMITES DU TRAVAIL DE RECHERCHE : EXPERTISE ET NOUVELLE PHENOMENOLOGIE
PERSPECTIVES OUVERTES PAR LA RECHERCHE
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIERES DETAILLEE
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