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Esquisse d’une définition de la citoyenneté administrative
Considérer la citoyenneté de l’administré comme le prolongement de la citoyenneté politique rend cependant difficile la distinction entre les droits que l’individu détient, à l’égard de l’administration, en qualité de citoyen et ceux qu’il possède à un autre titre, administré ou usager en particulier ; par ailleurs, la notion d’administration doit être elle aussi clarifiée.
Cette dimension nouvelle de la relation administrative emporte des conséquences sur la notion même d’administration. En considérant que la citoyenneté administrative est le prolongement de la citoyenneté politique, on est amené à adopter une conception très extensive de la notion d’autorité administrative ; la réorientation de la réforme administrative et certaines dispositions de la loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l’administration y incitent fortement. Le passage dans le vocabulaire administratif de l’administré au citoyen a été concomitant à la transformation de la politique de modernisation administrative » en « réforme de l’État » : c’est l’ensemble des organes de l’État qui se trouvent touchés par la nécessité de prolonger les droits du citoyens à la situation d’administré ; le titre premier de la loi du 12 avril 2000 traduit bien cette inflexion, lorsqu’il traite du droit d’accès à un droit simple et accessible, c’est-à-dire codifié, ce qui se traduit par des obligations incombant certes aux autorités administratives au sens traditionnel du terme, mais aussi au Parlement et au Gouvernement. Quant aux autorités administratives, il s’agit de l’ensemble des gestionnaires, publics ou privés, de services publics administratifs38, à l’exclusion des services publics industriels et commerciaux, gouvernés par un corps de règles où domine le droit privé.
La question qui se pose alors est de savoir ce qui permet d’identifier, dans le statut de l’individu à l’égard des autorités administratives, les droits qui découlent de la qualité de citoyen, ce qui équivaut à effectuer un partage, dans le statut de l’administré, entre les droits de l’homme et les droits du citoyen. Ce partage semble d’autant plus difficile à effectuer qu’il va à l’encontre des tentatives, en France et à l’étranger, de constituer un statut de l’administré, c’est-à-dire justement de donner une signification unitaire à des droits auparavant épars. Une notion telle que la démocratie sanitaire, consacrée par la loi du 4 mars 2002, a exactement cette ambition : constituer un corpus global des droits et obligations que détienne nt les patients à l’égard du système de santé, quelle que soit la qualité qui fonde ces droits personne, usager, citoyen. Pourtant, une telle démarcation n’est pas en elle-même impossible : personne ne conteste par exemple que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 comprend des dispositions de nature différente, qui s’adressent à des catégories juridiques distinctes. Serait-il donc impossible d’envisager qu’il puisse en aller de même à propos du statut de l’administré ? Le recours à un éclairage historique est ici indispensable. Analysant la notion de citoyen et recherchant ce qui différenciait les droits de l’homme et les droits du citoyen, Adhémar Esmein estimait, à propos du droit de pétition, que ce droit pouvait être considéré comme civique lorsqu’il était exercé dans le but de défendre une mesure d’intérêt général, mais comme un droit de l’individu s’il visait uniquement à protéger une liberté individuelle39 ; il justifiait le recours à cette distinction par le fait que les droits du citoyen ne peuvent exister que par rapport à un projet et une volonté collectifs, incompatibles avec la poursuite d’intérêts individuels. Cette démarche intellectuelle a toujours été poursuivie par la doctrine lorsqu’il s’agissait, en l’absence de précision textuelle, de différencier droits de l’homme et droit du citoyen. Malgré les inflexions subies par la notion de citoyenneté, cette distinction demeure en grande partie pertinente.
Suivant cette ligne de partage, trois types de droits peuvent être considérés comme appartenant au citoyen dans ses relations avec l’administration. En premier lieu, les droits du citoyen sont ceux qui, conformément à la définition de la citoyenneté, font participer l’individu à l’exercice du pouvoir administratif : les droit s de participation, pourvu qu’ils associent réellement l’administré au pouvoir administratif, peuvent être considérés comme la conséquence de la qualité de citoyen. Si la citoyenneté administrative signifie aussi que l’administration doit donner au citoyen les moyens d’exercer sa citoyenneté, devront être, en second lieu, considérés comme droits du citoyen les droits qui permettent à l’administré d’exercer sa citoyenneté, c’est-à-dire principalement le droit d’accès à l’administration et au droit. Enfin, le fait que l’administré soit de la sorte considéré comme citoyen lui confère un droit de regard sur le fonctionnement de l’administration : par la transparence administrative, mais aussi par un ensemble de droits traduisant de façon concrète l’obligation de rendre des comptes aux citoyens qui pèse désormais sur les autorités administratives.
C’est donc d’abord par une interrogation sur la notion de citoyenneté et son évolution que commencera ce travail : ce sera l’occasion de remettre partiellement en cause l’idée communément admise d’une frontière étanche entre citoyen et administré que le droit positif contemporain aurait consacrée. Cette permettra de constater que la notion de citoyenneté a profondément évolué : si elle manifeste toujours l’intégration des individus à la communauté politique et se traduit par l’octroi aux citoyens de droits de participer à l’exercice du pouvoir, elle autorise la prise en compte des appartenances particulières et concrètes des individus, en même temps qu’elle intègre de nouvelles formes plus actives de participation (Première partie).
Cette définition renouvelée de la citoyenneté permet de considérer sous un aspect nouveau une série de droits dont sont titulaires les administrés : ceux-ci bénéficient, en tant que citoyens, d’un droit de participer au pouvoir administratif, mais aussi d’accéder, par la relation administrative, aux conditions d’exercice de la citoyenneté. (Deuxième partie).
On pourrait dès lors être tenté de considérer que, par delà ces droits de citoyenneté, c’est l’ensemble du statut de l’administré qui se trouve transformé en statut du citoyen. La constitution d’un statut du citoyen administratif est une réalité, quoiqu’imparfaite, dans nombre de pays ; la France a tenté, à plusieurs reprises, de suivre cette voie, mais les échecs auxquels ces démarches se sont heurtées montrent les difficultés de considérer l’administré comme citoyen de l’administration (Troisième partie).
La Constitution de l’an VIII
La Constitution du 13 décembre 1799 n’a rien de véritablement original par rapport à celle de 1795, du moins en ce qui concerne la définition du citoyen. Son article 2, qui indique que « Tout homme né et résidant en France qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son arrondissement communal, et qui a demeuré depuis pendant un an sur le territoire de la République, est citoyen français », ne fait que reprendre l’article 8 de la Constitution du 5 fructidor an III, selon lequel « Tout homme né et résidant en France, qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son canton, qui a demeuré depuis pendant une année sur le territoire de la République, et qui paie une contribution directe, foncière ou personnelle, est citoyen français ». Pourtant, la doctrine du XIXe siècle accordera une importance capitale à ces dispositions, pour des raisons très diverses : elle clôture le processus révolutionnaire ; il s’agit de la dernière Constitution fixant avec précision les conditions d’obtention de la qualité de citoyen ; c’est sous son empire que le Code civil sera rédigé.
Le titre sous lequel sont placées les dispositions relatives à l’accession à la citoyenneté n’est pas indifférent : il traite de « l’exercice des droits de cité ». L’ordre de ce titre est également révélateur : les articles 2 à 6 concernent l’obtention (et la perte) de la qualité de citoyen, les articles 7 à 14 précisent les droits de cité proprement dits, qui sont d’ailleurs exclusivement des droits électoraux. L’exercice des droits de cité est donc la conséquence de l’attribution constitutionnelle de la qualité de citoyen, qui est effectuée selon des règles déterminées par ce texte. Le système (complexe et très indirect) de la participation des citoyens au suffrage n’appelle pas ici de commentaires particuliers22, au contraire de conditions d’accès à la citoyenneté. Deux séries de remarques doivent être relevées à ce propos. La Constitution de l’an VIII confirme la réduction de la citoyenneté aux seuls Français, et tranche ainsi, au détriment de l’universalisme de la citoyenneté révolutionnaire, en faveur de la jonction entre citoyenneté et nationalité. Mais la qualité de Français — la nationalité » française — n’est pas suffisante pour octroyer celle de citoyen ; encore faut-il remplir des conditions supplémentaires : « La qualité de citoyen […] n’appartient pas de plein droit à tous les Français, et ne dépend jamais uniquement du hasard de la naissance. D’abord, de ce qu’il est relatif à des droits politiques qui, par leur nature, ne sauraient être exercés que par les mâles, il s’ensuit que les femmes, quoique Françaises, et jouissant de presque tous les droits civils, ne peuvent être, à proprement parler, citoyennes. Pour les hommes même, qui sont Français par la seule raison qu’ils ont eu le bonheur de naître tels, il leur faut, pour devenir citoyens, remplir les conditions établies par l’acte constitutionnel du 22 frimaire an 8. Il est vrai qu’elles sont extrêmement simples à leur égard, et l’art. 2 s’en contente également pour tous hommes nés et résidans en France : ils seront citoyens français, lorsqu’étant âgés de vingt-un ans accomplis, ils se seront fait inscrire sur le registre civique de leur arrondissement communal, et qu’ils auront demeuré depuis, pendant un an, sur le territoire de l’empire »23. Sont donc citoyens les Français inscrits sur le registre civique, âgés de vingt-deux ans au moins.
Les dispositions de la Constitution de l’an VIII ferment le cycle révolutionnaire en attribuant à la citoyenneté un contenu mesuré. Certes, elles donnent « à presque tous les Français un moyen général et uniforme d’acquérir la qualité de Citoyen, et [attachent] à cette qualité un droit civique, moins efficace dans son exercice qu’en 1789, mais identique en son objet, celui d’organiser l’intervention sociale dans la forme du gouvernement »24. Mais cette précision, dont l’avantage principal est la lisibilité et par suite la simplicité (théorique) d’application, présente l’inconvénient majeur de réduire la citoyenneté à une procédure et le statut qu’elle suppose à une conséquence obligatoire de l’attribution de la qualité de citoyen. L’absence de détermination postérieure de la qualité de citoyen amènera toutefois à la doctrine à rechercher plus précisément une définition juridique de la substance même de la citoyenneté.
Les droits civiques
Si cette conception d’une nation de citoyens développée par la doctrine est l’héritière directe de l’affirmation révolutionnaire de l’appartenance de la souveraineté à la Nation, elle entraîne cependant des conséquences juridiques spécifiques, notamment en ce qui concerne la place dévolue au civisme dans la définition de la citoyenneté.
Pendant cette première phase de construction doctrinale, la citoyenneté n’est pas directement mise en rapport avec la théorie de l’État, contrairement à ce qui sera plus tard le cas notamment sous l’influence des théoriciens allemands119. Ce qui fait le citoyen, c’est la participation à la souveraineté, l’insertion dans la communauté politique ; l’individu ne devient citoyen qu’à compter du moment où il s’intègre à cette communauté. Comme l’écrit par exemple Gabriel Demante, « dans une langue bien faite », le citoyen est « tout membre de la nation qui, d’une façon quelconque, soit directe, soit indirecte, participe à la souveraineté »120. Le citoyen n’est ainsi pas celui qui manifeste la puissance de l’État, mais l’individu qui participe contractuellement à la constitution de la société politique ; être citoyen, c’est donc être partie au contrat social, qui est plus un contrat commercial unissant, selon les termes de Sieyès, les « vrais actionnaires de la grande entreprise sociale »121, que le fondement de la puissance publique.
Explicitant l’idée de Nation (à laquelle on sait qu’il ne portait pourtant pas un attachement indéfectible), Léon Duguit ne dira pas autre chose : « Ce qui fait la nation, c’est que tous les membres de la collectivité sociale, fixée sur un territoire déterminé, depuis le plus humble jusqu’au plus grand, depuis le plus ignorant jusqu’au plus savant, ont la conscience très nette qu’ils poursuivent ensemble la réalisation d’un certain idéal se rattachant au territoire qu’ils habitent et qu’ils ne peuvent atteindre que par la possession du territoire. Voilà le fondement par excellence de l’unité nationale »122. Les juristes ne sont donc pas coupés des discussions politiques sur la citoyenneté123 ; ils sont tout à fait conscients de l’origine (et de la signification) extra-juridique de la qualité de citoyen : la définition de la citoyenneté est la suite logique de la définition post-révolutionnaire de la Nation.
Le civisme républicain, tel qu’il se trouve développé notamment dans les projets éducatifs de la IIIe République, doit être directement rattaché à ce qui en constitue la source principale, c’est-à-dire les discussions relatives à la « religion civique », tout spécialement développées par Rousseau, mais également par des penseurs aussi différents que Kant 127 ou Machiavel128. On sait que l’avant-dernier chapitre du Contrat social, qui est aussi le plus long, est consacré à la religion civile. Si Rousseau, dans le droit fil de la Profession de foi du vicaire savoyard, cherche surtout dans ce chapitre à critiquer le caractère à son sens dogmatique de la religion chrétienne, il développe aussi ce qu’il entend par religion civique. Il ne doit pas s’agir à proprement parler d’un culte de la patrie, même si une telle forme de religion « est bonne en ce qu’elle réunit le culte divin et l’amour des lois, et que faisant de la patrie l’objet de l’adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l’État c’est en servir le dieu tutélaire »129, car une telle religion risquerait de devenir « exclusive et tyrannique », et de rendre le peuple « sanguinaire et intolérant », ce qui serait d’abord « très nuisible à sa propre sûreté »130. Ce qu’il faut développer en revanche, c’est bien un culte de la cité, une religion à proprement parler civique, c’est-à-dire une religion qui tout à la fois apprenne au citoyen à respecter et vénérer la patrie et développe en lui l’autonomie (notamment et surtout vis-à-vis des autres religions) indispensable à la libre participation à la décision politique 131.
C’est bien en cette notion d’autonomie que se rejoignent les conceptions philosophiques, politiques et juridiques de la citoyenneté et du civisme. Affirmer l’autonomie de l’individu comme condition de la citoyenneté sera tout d’abord compris comme justifiant le fait de réserver la qualité de citoyen aux seuls propriétaires132, puis à ceux qui en sont jugés capables : c’est la raison pour laquelle les femmes et les mineurs ne peuvent se voir attribuer la qualité de citoyen, parce qu’ils ne jouissent pas d’une autonomie suffisante. Le système d’éducation en général, puis la formation civique en particulier, seront tout entiers conçus pour remédier à cette incapacité, pour construire, à partir des individus d’abord, puis des mineurs, des citoyens à part entière. L’autonomie est donc indissociable de ce qui en constitue l’instrument, à savoir l’éducation des citoyens.
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Table des matières
PREMIÈRE PARTIE : CITOYENNETÉ ET RELATION ADMINISTRATIVE
TITRE 1 : L’IDENTIFICATION DU CITOYEN ET DE L’ADMINISTRÉ
Chapitre 1 : La construction d’une conception juridique de la citoyenneté
Chapitre 2 : L’administré, prolongement du citoyen
TITRE 2 : LA DISSOCIATION DE LA CITOYENNETÉ ET DE LA RELATION ADMINISTRATIVE
Chapitre 1 : La transformation de la citoyenneté
Chapitre 2 : L’autonomie de la relation administrative
TITRE 3 : LA CONVERGENCE DE LA RELATION ADMINISTRATIVE ET DE LA CITOYENNETÉ
Chapitre 1 : La citoyenneté manifeste l’appartenance à une communauté
Chapitre 2 : La citoyenneté emporte l’attribution d’un statut juridique
DEUXIÈME PARTIE : L’ADMINISTRÉ, TITULAIRE DE DROITS DE CITOYENNETÉ
TITRE 1 : LA PARTICIPATION À L’EXERCICE DU POUVOIR ADMINISTRATIF
Chapitre 1 : L’approfondissement de la démocratie participative
Chapitre 2 : L’émergence d’une conception délibérative
TITRE 2 : L’ÉMERGENCE DE NOUVEAUX DROITS DE CITOYENNETÉ
Chapitre 1 : Un droit d’accès
Chapitre 2 : Un droit de regard
TROISIÈME PARTIE : L’INSTITUTIONNALISATION DE LA CITOYENNETÉ ADMINISTRATIVE
TITRE 1 : UN MOUVEMENT DE FOND
Chapitre 1 : La convergence des approches
Chapitre 2 : La reconnaissance d’un statut du citoyen à l’égard des services publics
TITRE 2 : VERS UN STATUT DU CITOYEN ADMINISTRATIF
Chapitre 1 : Le développement de la citoyenneté administrative
Chapitre 2 : Les tentatives de systématisation des droits de l’administré
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