La majeure partie des pays d’Afrique subsaharienne (ASS) ont à peine entamé leur transition démographique ce qui est à l’origine d’un accroissement sans précédent de la population sur le souscontinent (Beaujeu et al., 2011 ; Eastwood et Lipton, 2011; Canning et al., 2015 ; Delaunay et Guengant, 2019). L’ASS est la seule région du monde où l’augmentation de la population sera plus importante au cours des 40 prochaines années qu’au cours des 40 dernières : d’ici 2060, la population va ainsi croître de près de 1,5 milliards d’individus ce qui va plus que doubler la population actuelle du sous-continent et représentera 60 % de l’accroissement démographique mondial sur la même période (WPP, 2017) . Par ailleurs, malgré l’urbanisation, la population africaine restera majoritairement rurale jusqu’en 2040 où les prévisions indiquent qu’elle atteindra alors un milliard d’individus (WPP, 2017).
Cet accroissement de la population est marqué par l’explosion du nombre de jeunes dans la population qui n’a commencé qu’au début des années 2000 pour les pays d’ASS, alors que pour la grande majorité des pays asiatiques ou latino-américains, ce phénomène date des années 1970-1980 (Mueller et Thurlow, 2019). Ainsi, en 2015, 63 % de la population a moins de 24 ans en ASS, alors que cette proportion est de 50 % en Afrique du Nord, 44 % en Asie du Sud-Est ou bien 27 % en Europe (WPP, 2017).
Ces progressions inédites questionnent la capacité des cadres de production actuels à assurer les moyens d’existence des populations et leur renouvellement qui permettent aux sociétés de perdurer dans le temps. Dans un monde globalisé devant faire face au changement climatique et à ses conséquences environnementales, cette situation remet au goût du jour les débats sur les modalités du changement structurel qui supporteront les transitions démo-économiques des pays d’ASS.
Le rural dans les transitions démo-économiques en Afrique subsaharienne
Des faits stylisés qui remettent en question la conception dominante du changement structurel
La conception dominante du changement structurel analyse les transitions démo-économiques sur une base sectorielle de l’économie en stipulant que si l’augmentation de la productivité engendre la croissance, elle modifie aussi la structuration sectorielle de l’économie. Le modèle dual comme celui de Lewis (Lewis, 1954) ou la théorie économique des trois secteurs (Fourastié, 1949 ; Clark, 1960) ont ainsi fortement structuré la pensée dominante sur le changement structurel. Ces modèles prévoient la baisse de la part de l’agriculture dans le PIB et l’emploi, une migration des travailleurs ruraux vers les villes, l’accroissement du secteur industriel et des services ainsi que la transition démographique et la hausse de la productivité globale (Mounier, 2016). Ces travaux ont jeté les bases de la pensée dominante sur le développement, reposant sur l’idée théorique d’étapes successives et d’un processus linéaire de rattrapage des pays agricoles sur les pays industrialisés (Rostow, 1960). Cette notion de rattrapage va de pair avec la théorie de la convergence conditionnelle de Solow (Solow, 1956) qui prédit une convergence des économies structurellement similaires vers un même niveau de développement .
L’accroissement concomitant de l’industrialisation et de l’urbanisation dans le processus de changement structurel dans les différentes régions du monde est confirmée empiriquement (Timmer, 2009). Les processus de changement structurel des pays d’Asie de l’Est, parmi les plus récents au niveau mondial, vont également dans ce sens : leur croissance économique rapide s’est accompagnée d’une forte baisse de la proportion de la population active dans le secteur agricole et de la croissance du nombre d’emplois dans le secteur industriel (McMillan et al., 2014).
Les contraintes de l’internationalisation ajoutent aux contextes inédits des transitions démoéconomiques africaines
Si ces faits stylisés attestent de la nature différente du changement structurel de la région, des éléments de contexte plus contemporains ajoutent à l’impossibilité d’une réplication des trajectoires de développement des pays industrialisés. En effet, la mondialisation a complètement perturbé le processus de transition agraire « standard » où l’accumulation primitive du capital permettait de dégager un surplus pour la formation du secteur industriel. Le capital transnational est devenu un des facteurs dominant pour expliquer le changement structurel (Akram-Lodhi et Kay, 2010).
Les producteurs industriels africains doivent faire face à une concurrence accrue en raison du processus de libéralisation mis en œuvre chez eux au cours des 30 dernières années, alors que l’industrialisation européenne s’est inscrite dans un contexte d’hégémonie politique, de protection des marchés intérieurs, de développement de marchés captifs à travers la colonisation et l’émigration européenne vers le « nouveau monde » (Losch, 2012a). En effet, sur ce dernier point, les dynamiques d’émigration européenne de l’époque et celles de l’ASS d’aujourd’hui n’ont pas du tout la même ampleur. Les estimations indiquent que l’émigration européenne a touché 20 % de la population entre 1850 et 1930 (Maddison, 2010). Par comparaison, les migrants internationaux originaires d’ASS ne représentent que 5 % des 15-64 ans des pays d’ASS en 2019 (UN-DESA, 2019). De plus, la majorité de ces migrants restent en ASS puisque 65 % vivent dans un autre pays subsaharien, ce qui ramène la proportion précédente à 1,7 %. Enfin, les politiques migratoires, de plus en plus sélectives de la part des pays du Nord, limitent clairement les options d’émigration massive des populations subsahariennes.
Les trajectoires de changement structurel en ASS : le potentiel de la voie rurale et agricole pour la génération d’activité
Les différents éléments qui viennent d’être rapportés interrogent les formes que pourraient prendre la trajectoire du changement structurel dans les pays du sous-continent. Le modèle dominant basé sur l’industrialisation et l’urbanisation semble difficilement envisageable et il émerge un consensus sur le caractère inédit des trajectoires économiques des pays d’ASS (Losch et al., 2012 ; Rodrik, 2016a ; Newfarmer et al., 2018 ; Mercandalli et al., 2019). Les options en présence divergent cependant quelque peu
Bien que de nombreux pays du continent regorgent de ressources minérales, l’option misant sur leur exploitation a déjà montré des limites certaines : ces activités sont surtout intensives en capital plutôt qu’en travail, les limites environnementales sont bien connues et la dépendance à la volatilité des cours internationaux est forte. En l’absence d’un Etat « développeur » fort, cette option conduit le plus souvent les pays dans des « trappes à pauvreté » (Sindzingre, 2013). En revanche, le potentiel des énergies renouvelables est important en ASS et leur exploitation pourrait contribuer à la fois au défi énergétique africain et à la génération d’emplois, particulièrement en zone rurale (Cantore et al., 2017 ; Peters et al., 2019). Mais une telle transition peut prendre du temps et, à moins d’une politique volontariste en la matière, il est probable que le modèle actuel d’extraction des ressources fossiles continue à mobiliser la majeure partie des investissements industriels.
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Table des matières
Introduction générale
1. Le rural dans les transitions démo-économiques en Afrique subsaharienne
2. Les jeunes ruraux au cœur du changement structurel
3. Les trajectoires d’insertion des jeunes ruraux au prisme de l’activité et de la mobilité
4. Question de recherche
5. Présentation des chapitres
Chapitre 1. Le changement structurel à travers l’insertion des jeunes ruraux : contexte, théorie et méthodologie
1. Introduction
2. Le contexte du changement structurel en Afrique rurale
3. L’analyse du changement structurel par une approche en économie institutionnelle
4. Le modèle analytique : un ajustement des formes institutionnelles au niveau méso
5. Questions de recherche et hypothèses
6. Méthodologie : une analyse longitudinale et comparative
7. Conclusion
Chapitre 2. Facing the youth bulge in rural sub-Saharan Africa: How institutions matter in upcoming structural change
1. Introduction
2. A theoretical approach for capturing structural change in rural sub-Saharan Africa
3. Youth: a destabilising force for institutionalised compromises?
4. Towards new institutionalised compromises within the income-labour nexus?
5. Conclusion
Chapitre 3. Trajectoires d’insertion des jeunes ruraux en Afrique subsaharienne : une analyse institutionnelle des dynamiques de long terme de l’activité et de la mobilité
1. Introduction
2. Le changement structurel au prisme des institutions
3. La reconstitution du temps long par la manipulation des cohortes de jeunes ruraux
4. L’analyse institutionnelle des changements de modalités d’insertion des jeunes ruraux
5. Conclusion
Chapitre 4. L’épuisement du modèle agricole familial en Afrique subsaharienne : quelles alternatives pour les jeunes ruraux ?
1. Introduction
2. Le modèle agricole familial à travers ses crises
3. L’analyse de la crise sur le long terme : une approche par les conditions d’insertion dans l’agriculture des jeunes ruraux
4. Les ajustements du modèle agricole familial
5. La crise du modèle agricole familial : la nécessité de nouveaux compromis institutionnalisés sur le foncier et la protection sociale
6. Conclusion
Conclusion générale
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