La notion d’injonction n’est pas présente dans le champ des Safety Sciences. Cependant la littérature des normes professionnelles semble employer cette notion pour désigner un ensemble de mécanismes incitatifs et d’encadrement, ce qui est à première vue paradoxal. Depuis 30 ans, le management de la sécurité s’interroge sur les proportions d’hétéronomie et d’autonomie nécessaires à la conduite de systèmes à hauts risques et il semble aujourd’hui admis que les deux composantes soient nécessaires à une telle entreprise. Ainsi, dans une INB (installation nucléaire) ou un site SEVESO (installation chimique), la maîtrise des fonctions de sûreté/de sécurité industrielle et un haut niveau de culture de sûreté/de sécurité industrielle sont les deux axes essentiels de la prévention des accidents donc du management de la sûreté.
De ce fait, si l’injonction de sécurité pouvait à la fois participer au contrôle de l’action et à l’engagement des salariés, à la fois envers la politique et les objectifs de sécurité de l’entreprise mais aussi envers la sécurité comme valeur devant être défendue face à des demandes d’action qui pourraient s’avérer nuisibles, elle constituerait un moyen d’action qui contribuerait à l’amélioration de la sécurité via le management. Autrement dit, si l’injonction portait en son sein à la fois de l’hétéronomie et une part d’autonomie pour les acteurs auxquels elle s’adresse, elle ne serait pas une simple exhortation à penser ou à agir mais porterait un caractère normatif qui reposerait la question de la provenance des lois qui nous gouvernent en tant qu’individus.
Le fil rouge de notre état de la littérature se construit autour de la dualité entre autonomie et hétéronomie. Nous définissons l’autonomie comme la faculté d’agir par soi-même en se donnant ses propres règles de conduite, sa propre loi. L’autonomie se caractérise par la capacité à choisir de son propre chef, sans se laisser dominer par certaines tendances naturelles ou collectives (cf les caractères définis par Fromm ), ni se laisser dominer par une autorité extérieure à la manière de ce que La Boétie dénomme la servitude volontaire (1547). L’individu autonome ne dénie pas l’existence de contraintes mais vit avec elles sans s’aliéner.
De la notion d’injonction
L’injonction : une curiosité pour les sciences sociales
Au cours d’un parcours préliminaire de la littérature relative à la règle et à la norme dans le domaine de la sécurité et du travail, la notion d’injonction est apparue dans le titre d’un ouvrage collectif sorti en 2010 par Boussard et al. : L’injonction au professionnalisme : analyses d’une dynamique plurielle. Etrangement, cette notion jusqu’ici non définie dans les sciences sociales s’intéressant aux organisations semble pourtant concentrer des questions a priori contradictoires en son sein. En effet, l’injonction semble porter une contrainte relative à des objectifs tels que l’exigence de productivité à laquelle les acteurs doivent répondre grâce à leurs qualités. Cependant, une partie de cette exigence est issue du groupe contraint lui-même. Potentiellement, la dynamique de l’injonction porterait donc des questions d’hétéronomie et de contrôle mais aussi d’engagement et d’autonomie.
« Surtout, et c’est là l’hypothèse structurante à la base de cet ouvrage, les mondes du travail contemporains se caractérisent par la montée d’exigences de professionnalisme portées de l’extérieur aux groupes et non pas introduites par les travailleurs concernés. La qualité de professionnel n’est pas seulement la cible de revendications et de stratégies coordonnées de travailleurs qui tentent de valoriser leur activité, de faire reconnaître leurs savoirs, de fixer un contrôle à l’entrée de leur spécialité, d’accroître leur légitimité, etc. Elle n’est pas seulement le produit d’une définition interne et maîtrisée par les travailleurs concernés ; elle est dialogique car elle suppose d’être reconnue par les autres acteurs avec lesquels ces travailleurs interagissent dans l’accomplissement de leurs activités. Plus, elle est duelle puisqu’elle résulte aussi, et de plus en plus, d’une injonction portée par ces acteurs, dans le but de mobiliser les travailleurs, d’améliorer leurs performances, de renforcer le sens des responsabilités et d’augmenter leur efficacité » (Boussard, Demazière & Milburn, 2010, p.17).
Par la suite, Boussard continue de définir l’injonction avec des termes a priori paradoxaux sans en donner de définition exacte. Par exemple, elle définit l’injonction à la mobilité des cadres dans les termes suivants : « Le discours de la mobilité s’accompagne de dispositifs d’incitation et d’encadrement de la mobilité de plus en plus formalisés du côté des entreprises » (Boussard, 2013, p.10) .
Afin de qualifier au plus près cet hybride, et parce que les Safety Sciences et la théorie des organisations dans lesquelles nous inscrivons la présente recherche sont elles-mêmes composées de travaux en sciences de l’ingénieur et en sciences sociales, notre démarche est interdisciplinaire. En effet, notre objectif n’est pas d’aborder la question de l’injonction de sécurité au regard de différentes disciplines mais plutôt de les faire dialoguer entre elles pour construire ce concept. Par conséquent, nous nous autoriserons à intégrer des éléments de linguistique, de droit, de sciences de gestion et de sociologie à notre état de la littérature tout comme nous nous permettrons d’inclure des éléments de philosophie dans notre cadre théorique.
L’injonction dans le langage
« Injungo » signifie en bas latin en-joindre imposer, faire que quelque chose soit accepté par la contrainte, lier. En remontant plus loin dans l’analyse latine, nous constatons que ce verbe se compose de la locution « in » (dans, dedans) et du verbe « jungere » (joindre). On « joint dedans » donc on scelle à l’intérieur d’un récepteur un message. L’absorption du message par le récepteur est par conséquent prépondérante dans la réussite ou non de l’injonction. Lier « à côté » c’est faire une injonction ratée. Comme l’étymologie l’indique, l’origine première de l’injonction n’indique pas que ce phénomène fait appel à la force puisque « jungere » signifie joindre, assembler voire s’unir. Cependant, la locution « in- » indique une relation émetteurrécepteur dont l’objet et le centre est cette personne même qui est le récepteur.
On peut supposer que l’injonction a pris cette connotation impliquant la force plus tard, lorsqu’elle a été mêlée à l’imaginaire de la guerre et des conquêtes. En effet, les deux grands moyens de former une alliance lors de la formation des premiers empires et royaumes européens furent respectivement le mariage et la guerre et la seconde méthode fut largement la plus employée par les Romains. Par conséquent, l’injonction est potentiellement présente dans le domaine des relations sociales en général et pas seulement dans le cadre de relations de commandement. Comme Bourdieu le soulignait : « Le langage est une praxis : il est fait pour être parlé, c’est à-dire utilisé dans des stratégies qui reçoivent toutes les fonctions pratiques possibles et pas seulement des fonctions de communication. Il est fait pour être parlé à propos » (Bourdieu, 1977, p.18). De ce fait, des travaux n’écartant pas les aspects liés à l’étude de la langue et à ses utilisateurs tels que ceux de Kerbrat-Orecchioni sur la subjectivité dans le langage permettent de trouver des éléments de définition de vecteurs de communication parce qu’ils prennent en compte les situations d’énonciation. Ses études des usages de graduations, notamment dans la négociation au travail ou encore au marché, montrent qu’il existe différentes formes d’action dans le langage (KerbratOrecchioni, 2004 ; 2012).
En linguistique, l’injonction est considérée comme une modalité d’énonciation de base qui entraîne un certain type de réponse de l’interlocuteur du fait qu’elle porte une demande de faire, par distinction avec l’interrogation qui porte une demande de dire. En grammaire, le mode injonctif et le mode impératif sont synonymes. Cette modalité d’énonciation regroupe divers modes d’expression tels que l’ordre, la prescription, le rappel à la norme, etc. En pratique de communication, on voit en l’injonction un énoncé fortement répressif, un ordre ou un commandement pouvant impliquer une sanction. Par exemple, un commissaire de police peut prononcer une injonction qui, en cas de non-respect, est associée à une sanction explicite. L’injonction porte donc une contrainte. Cependant, les relations entre émetteur et destinataire les plus souvent analysées sont principalement verticales ou horizontales donc « simples » ce qui induit quelques limites dans notre compréhension de ce phénomène. En effet, les relations à l’autorité les plus récurrentes en recherche sont des relations impliquant qu’un acteur ait un pouvoir de direction reconnu sur l’autre donc que ce même acteur dispose de moyens de coercition sur l’autre :
◆ Parent-enfant (Darrault-Harris, 2003 ; Lorge, 2014) :
◆ Hiérarchique-subordonné, enseignant-élève (Darrault-Harris, Rivière, 2006). Quant aux relations horizontales, elles supposent qu’un acteur se serve de la norme pour faire rentrer dans les rangs l’acteur récalcitrant et tente « de convaincre/de persuader/ou d’argumenter le plus longtemps possible pour faire céder l’autre (Angenot, 2007) :
◆ Commerçant-acheteur (Kerbrat-Orecchioni, 2004) ;
◆ Entre citoyens pour un débat public (Galibert, 2013) ; etc.
Enfin, lorsque la littérature en linguistique croise la question de l’expertise, elle semble généralement analyser cette influence au niveau de la seule prise de décision (Batard, 2014). Les analyses linguistiques mettent en exergue que l’injonction est un rappel au devoir/rappel à l’ordre avec un grand « O ». Ces rappels à l’ordre sont parfois adoucis par divers procédés dans les langues romanes telles que le français et le polonais (Krupa, 2012) car l’injonction se définit aussi en fonction de son contexte. « La plupart des langues possèdent certaines stratégies d’adoucissement qui permettent de formuler les injonctions de manière plus polie. Pour nous, l’injonction constitue une modalité sémantico-pragmatique qui dépasse le terme de modalité de phrase (phrase impérative). L’injonction peut être réalisée sous des formes très diverses et c’est seulement lorsqu’un énoncé est actualisé dans un contexte donné qu’il reçoit la valeur injonctive. Le concept d’injonction implique une prise en compte de l’énonciation : la présence obligatoire du locuteur et de l’allocutaire : le locuteur pose une injonction comme une action à faire (positive) ou ne pas faire (négative) et l’allocutaire est censé la réaliser ou non. Cette demande «de faire » peut être réalisée avec plus ou moins d’insistance. L’injonction en tant que l’acte marquant la volonté du locuteur d’influencer le comportement de l’allocutaire utilise des stratégies d’adoucissement parmi lesquels nous pouvons mentionner les lexèmes może/peut-être, trochę/un peu, les phatèmes, les excuses et les justifications » (Krupa, 2012, p.104).
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Table des matières
Remerciements
Table des figures
Introduction générale
Chapitre I : L’injonction une notion hybride
Introduction
1.1 De la notion d’injonction
1.1.1 L’injonction : une curiosité pour les sciences sociales
1.1.2 L’injonction dans le langage
1.1.3. “Government by injunction” : des évolutions de l’injonction en droit
1.1.4 L’injonction en droit français
1.2 La question de l’autonomie et de l’hétéronomie dans les premiers développements du management
1.2.1. Taylor : un projet managérial originel qui ne tranche pas la question de l’autonomie et de l’hétéronomie
1.2.3 Fayol : un management hétéronome pour un ordre social mécaniste et biologisant
1.2.4 Les Business Administration Schools : lieu de reproduction d’un management hétéronome
1.3 Des multiples réapparitions de la notion d’autonomie après 1945 : décrire les organisations, maîtriser la création des règles de sécurité, créer de l’engagement envers la sécurité
1.3.1. La sociologie des organisations et l’ « humanisation » des acteurs
1.3.2 La Théorie de la Régulation Sociale : du contrôle de la production de la règle de sécurité
1.3.3 Du culturalisme à la culture de sécurité : créer de l’engagement envers la sécurité à tous les niveaux des organisations
Conclusion
Chapitre II : Construction théorique de l’injonction de sécurité
Introduction
2.1 Définitions exploratoires de moyens d’actions communicationnels
2.1.1 Le langage comme moyen d’action : approche de la communication choisie
2.1.2 Caractérisation des moyens d’action : cartographie exploratoire
2.1.3 Catégorisation des moyens d’action
2.2 De l’engagement et de la contrainte dans un cadre théorique foucaldien
2.2.1 La question de l’engagement individuel dans les modes de domination foucaldiens
2.2.2 Hétéronomie disciplinaire, hétéronomie sécuritaire : l’ordre et l’injonction
2.3 Les relations de pouvoir dans le cadre d’injonctions dans une communauté d’action
2.3.1 La relation Top-Down de l’injonction
2.3.2 La relation Bottom-Up de l’injonction
2.3.3 Typologie des émetteurs d’injonction
Cadre théorique de l’injonction de sécurité
Chapitre III : Démarche méthodologique
Introduction
3.1 Ancrage méthodologique d’une recherche qualitative
3.1.1 Posture épistémologique
3.1.2 Positionnement dans l’organisation et choix du terrain
3.1.3 Construction d’un mode de preuve
3.2 Modalités méthodologiques
3.2.1. Analyse de corpus
3.2.2 Entretiens semi-directifs
3.1.3 Contexte des observations
3.3. Présentation socio-historique de l’Inspection Générale de Sûreté Nucléaire
3.3.1 Présentation de l’Inspection Générale de Sûreté Nucléaire
3.3.2 Sociologie du métier d’inspecteur selon Bonnaud (2011)
3.3.3 Evolutions historiques de l’Inspection Générale de Sûreté Nucléaire
3.3.4 Typologie des inspections de l’Inspection Générale de Sûreté Nucléaire dans le paysage des contrôles
3.3.4.1 L’inspection thématique
3.3.4.2 L’inspection réactive
3.3.4.3 L’inspection de suivi
3.3.4.4 Les évaluations
3.3.4.5 L’inspection culture de sûreté
Conclusion générale
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