Première approche du sujet
Mon sujet de mémoire à été orienté par mes intérêts personnels et par les thématiques traitées lors de mon stage. Celui-ci a été réalisé au sein d‟une ONG nommée Safe Water Network, fondée par Paul Newman en 2007. L‟organisation a d‟abord reçu le soutien de fondations telles que la Rockefeller foundation ou la Hilton foundation. Par la suite, les soutiens financiers sont parvenus d‟importantes multinationales telles que PepsiCo, Merck ou encore IBM. Ces financements ont permis à Safe Water Network de tester des modèles permettant de fournir les populations peu desservies du Ghana, d‟Inde et du Kenya en eau potable. La base de ce modèle repose sur le fait que le recouvrement des coûts n‟est envisageable que lorsque le principe de „l‟utilisateur paie‟ est appliqué. Ainsi la commun auté qui bénéficie des infrastructures est impliquée à chaque des étapes du programme. Représentée par un comité, la communauté signe un accord dans lequel elle s‟engage à fournir certain prérequis (terrain, 10% du capital…). La population paie chaque litre d‟eau consommé. Les bénéfices engendrés par la vente de l‟eau potable servent à recouvrir les frais d‟exploitation et d‟entretien, gérée par le personnel local qui a été formé par l‟ONG. L‟objectif étant de déléguer l’intégralité des infrastructures à la communauté ou à des entrepreneurs privés dans le long terme.
J‟ai été particulièrement intriguée par la démarche de l‟ONG car celle-ci m‟a parue très entrepreneuriale et commerciale. Aussi, ayant étudié au préalable le concept de « bonne gouvernance » au cours de l‟année universitaire, j‟ai alors fait le rapprochement entre les politiques d‟approvisionnement en eau de Safe Water Network, de l‟Etat indien et de la bonne gouvernance telle qu‟elle est définit par la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International. Il m‟a alors paru intéressant d‟étudier quel poid s cette idéologie pouvait avoir dans la définition des politiques d‟accès à l‟eau potable dans les zones rurales Indiennes, principal lieu d‟action de Safe Water Network.
Article de revue
Avant de commencer mes recherches sur des thèmes précis comme la décentralisation, des Petits Opérateurs Privés et des plates-formes pluri-acteurs dans le cas des politiques d‟approvisionnement en eau potable, j‟ai souhaité faire un état des lieux de la littérature sur le thème de la gouvernance de l‟eau. Il s‟est avéré qu‟il y a eu, récemment, une croissance très importante de la recherche sur le thème de l‟eau en général. Selon un rapport publié lors de la dernière édition de la World Water Week de Stockhol mintitulé “The Water and Food Nexus: Trends and Development of the Research Landscape” la recherche dans le domaine se développe à un rythme de 9,2% par an, ce qui est largement supérieur à la moyenne de 4% pour toutes les autres disciplines. Les recherches sont également de plus en plus collaboratives et interdisciplinaires, tout particulièrement dans le champ des sciences sociales. Cependant, cette littérature me parait encore très orientée (géographiquement, politiquement…) alors que certains aspects de la gouvernance de l‟eau sont peu développés.
Base de données : New York City Public Library, Columbia University Catalog, Sudoc, Cairn, Persée, Jstor Mots clés (français et anglais). Drinking water / Water / Ressources, Governance / Policy / public policies, India.
La littérature reste polarisée autour du débat idéologique pro/anti privatisation. Il s‟agit soit d‟études critiques de l‟implication du secteur privé dans la gestion des ressources (Ex: Privatizing water : governance failure and the world’s urban water crisis Ithaca : Cornell University Press, 2010), soit de la promotion de la gestion des ressources selon les lois du marché (principalement les grandes organisations internationales – OCDE, World Bank…). De ce fait, la recherche est constituée d‟un grand nombre d‟études de cas, reflet de ce débat privé/public, à l‟exemple de Cochembemba. Proportionnellement, les recherches sur la gestion des ressources en eau se concentrent prioritairement sur les zones urbaines et beaucoup moins sur les zones rurales. Géographiquement, les études se focalisent majoritairement sur les continents africains et sud américains.
Sur le thème de la Gouvernance de l‟eau, les études sont orientées majoritairement sur le problème de la gestion des ressources en eau en terme de qualité ou de quantité et très peu sur les politiques (policies) d‟approvisionnement en eau potable.
Lorsque les recherches portent sur les politiques d‟approvisionnement en eau potable, elles traitent principalement de la régulation/législation au niveau central, très peu au niveau local.
Cadre théorique
Le cadre théorique a été influencé par la théorie néo-libérale et les théories de l’ajustement structurel, car les politiques publiques d‟approvisionnement en eau sont encore soumises à ce cadre théorique imposé par les institutions de Bretton Woods à partir des années 1980. Le recouvrement des coûts et la performance économique restent l‟objectif premier des programmes de développement dans le secteur.
Cependant, nous verrons qu‟au cours des dernières années, les théories du développement humain et du développement durable ont su influencer le débat. A titre d‟exemple, la société civile s‟est vu attribuer une plus grande place dans le développement des programmes WASH (Water, sanitation and hygiene).
Ou encore dans le cas du recouvrement des coûts, on est passé des premiers modèles à variable dépendante quantitative comportant exclusivement les facteurs explicatifs du prix et du revenu, à des modèles à variable dépendante qualitative intégrant à la fois le prix, le revenu, les variables de qualité, et les variables socio-démographiques.
Pourtant, cette étude se démarque des approches en terme de choix rationnel et s‟inscrira dans le courant de l‟analyse cognitive des politiques publiques. Cette analyse part du constat que nous vivons dans des sociétés complexes, avec une division du travail social comme défini par Durkheim. Cette société est formée de sous-systèmes au caractère autoréférentiel, c‟est-à-dire qu‟ils ont une perception et des codes du réel qui leur sont propres. En outre, ils adoptent un caractère auto-reproductif qui les empêche de s‟adapter aux évolutions de la société. Le changement repose sur la capacité des acteurs des politiques publiques à infléchir cette auto-reproduction des sous-systèmes pour faire face aux déséquilibres. Les divers acteurs des sous-systèmes définissent des valeurs, des normes et des règles de fonctionnement différentes voire contradictoires. Ces différents acteurs peuvent se regrouper en communautés épistémiques (Haas, 1990) et s‟investissent dans la production de ces cadres cognitifs et normatifs. Le politique constitue par définition le lieu où vont s‟affronter les demandes exprimant les intérêts divergents des différentes communautés épistémiques, comme par exemple le débat sur l‟eau co mme bien de consommation versus l‟eau comme bien vital accessible pour tous.
Le changement de l‟action publique s‟opère lorsque qu‟un référentiel s‟impose. Un référentiel est « à la fois l‟expression des contraintes structurelles (« On change parce qu‟o n n‟a pas le choix ») et le résultat du travail sur le sens effectué par les acteurs (« Ce sont les interactions entre les acteurs qui expliquent le changement ») . Un référentiel global représente un espace de sens car il délimite des valeurs, des normes qui s‟imposent comme un cadre commun d‟interprétation et d‟action pour les acteurs (alors même que certains de leurs intérêts peuvent être opposés). Il y a changement de politique publique lorsque l‟on pourra constater les trois changements suivants.
Les défis de l’intervention du secteur privé en zone rurale indienne
L‟action publique est souvent le fait de l‟Etat qui détient, selon la définition wébérienne, le monopole de la violence physique légitime. Il s‟agit d‟un processus d‟«adoption des règles générales concernant les rapports entre groupes sociaux [et] la légitimation des pratiques en usage» . Une politique publique est un construit social. Il émane d’un ensemble de normes, de symboles, de croyances. Il s‟agit d‟une représentation spécifique d’un objet à un moment, un lieu et une situation socio -économique donnés. L‟action publique se transforme parallèlement à l’évolution de l’Etat et à ses visions successives selon les époques et les contextes. Cependant, l‟Etat n‟est pas seul à définir le cadre de l‟action publique. Comme nous l‟avons vu en introduction, l‟analyse cognitive permet de restituer toute la complexité de l‟adoption d‟une politique publique. Elle «resitue le jeux des acteurs dans un processus plus vaste par lequel ils vont participer à la construction de cadres cognitifs et normatifs» . La théorie du référentiel s‟inscrit dans ce courant. C‟est un outil qui nous permettra de comprendre les changements dans l‟action publique, à la fois comme l‟expression des contraintes structurelles mais aussi comme le résultat du travail sur le sens effectué par les acteurs.
Les contraintes structurelles sont celles de la «crise de l‟eau» en Inde. Le pays compte plus d‟un milliard d‟habitants répartis sur une superficie de 3 287 590 km2, et de très forte variation de densité de population. Développer une action publique cohérente et efficace relève du défi. En parallèle, l‟Inde doit faire face à une situation alarmante en matière d‟approvisionnement en eau. Alors que les disparités dans l‟accès à l‟eau sont déjà importantes, la gestion des ressources deviendra encore plus complexe d‟ici quelques décennies. En effet, l‟Inde représente 16% de la population mondiale pour 4% des réserves d‟eau douce seulement. Une étude menée par le 2030 Water Resources Group estime que l‟Inde ne pourrait subvenir qu‟à la moitié de ses besoins en eau en 2030.
Le travail sur le sens est le fruit des institutions financières internationales et surtout de la Banque Mondiale (BM). Elles ont rôle prépondérant et quasi monopolistique dans la construction de représentations depuis le début des années 1980. Elles travaillent à la for mation d‟un référentiel de « bonne gouvernance ». Nous verrons dans une première sous-partie comment et sous quelles influences l‟Etat indien a du développer un système de règlementation complexe, répondant à ce double impératif d’équité sociale (réduction de la pauvreté et des inégalités) et d’efficacité économique (avec l’ouverture au marché et l’assainissement des finances publiques). Dans une seconde sous-partie, nous verrons comment l‟inefficacité de ces politiques a entrainé un retour aux anciens systèmes communautaires et la réémergence des Petits Opérateurs Privés (POP). Faisant partie de l‟économie informelle, ces derniers ont longtemps été ignorés des politiques publiques. Face à leur utilité sociale indéniable, l‟Etat et les organes internationaux cherchent quel comportement adopter à leur égard.
Des réformes institutionnelles pour offrir une meilleure couverture du réseau.
Face à la complexité du cadre règlementaire et de l‟organisation institutionnelle, la Banque Mondiale formule des recommandations pour en améliorer le fonctionnement. De façon, plus générale et à l‟échelle internationale, c‟est l’Etat « centralisé et monopolistique » qui est remis en cause, perçu comme obsolète dans le cadre d’une économie mondialisée. L‟idée de la rationalisation de l‟action publique efficace est devenue l‟un des vocables les plus employés dans le champ des relations internationales et plus particulièrement en matière de développement.
La première réforme est celle de la Rajiv Gandhi National Drinking Water Mission. Elle est introduite par le gouvernement central en 1991. Elle vise à favoriser l‟augmentation de la quantité d‟eau disponible par habitant et à diminuer les distances parcourues jusqu‟aux sources. Cela se concrétise par l‟installation de nombreuses nouvelles infrastructures en zones rurales. D‟autres réformes sont initiées par le gouvernement indien dès les années 1990. Celui soutient qu‟il s‟agit de réformes ayant pris leur essence au sein de réflexions internes. Cependant, l‟influence des institutions internationales semble indéniable.
Ces réformes s‟imposent au moment où la Banque Mondiale met en évidence, à travers de nombreux rapports, les liens jugés indiscutables entre décentralisation, démocratisation et participation politique.
Ces principes s‟universalisent rapidement au nom de l‟efficacité administrative, de la rationalisation des choix budgétaires, de la participation de la société civile et, de façon plus globale, de la « bonne gouvernance ».
Ainsi en 1992, le processus de décentralisation est initié en Inde. La Banque Mondiale désigne ce processus comme une réorganisation du secteur public : «La décentralisation est le transfert d‟autorité et de responsabilités en matière de fonctions publiques, depuis l‟administration centrale vers les autorités intermédiaires et locales ou vers des organismes gouvernementaux quasi autonomes et/ou vers le secteur privé» . En 1992, l‟Assemblée vote deux amendements constitutionnels entamant ce processus. Le 73ème amendement constitutionnel était relatif aux instances administratives locales r urales et le 74ème amendement aux instances urbaines locales. Cette réforme a permis la reconnai ssance des sous-divisions administratives par le gouvernement central. Les Etats ont pu déléguer certains pouvoirs et responsabilités aux Panchayati Raj Institutions dans les zones rurales et aux Urban Local Bodies dans les zones urbaines.
L‟Etat central n‟ayant aucune prérogative sur les questions de gestion des ressources en eau, chaque État était libre de fixer les arrangements institutionnels dans le secteur et donc de décentraliser, ou pas, cette compétence vers ses collectivités territoriales. De nombreux Etats, comme celui du Rajasthan, n‟ont pas effectué cette décentralisation. Le Public Health Engineering Department de ces États continue dedéfinir et d‟implémenter les programmes d‟alimentation en eau potable. D‟autres États, comme l‟Andhra Pradesh, le Maharashtra et l‟Arunachal Pradesh, ont quant à eux adopté ces recommandations. Le Graphique 1 montre le système de décentralisation institutionnelle dans l‟Etat de l‟Andhra Pradesh.
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Table des matières
Introduction
I. Les défis de l‟intervention du secteur privé en zone rurale indienne
A. Des populations rurales délaissées par les acteurs institutionnels du secteur de l‟eau
1. L‟incapacité de l‟Etat à répondre à la demande croissante en eau potable
a. Les insuffisances et incohérences de la régulation de l‟action publique
b. Un transfert de responsabilités sans transfert de pouvoirs
2. Les multinationales de l‟eau et les « pauvres »
a. Le néolibéralisme pour un modèle de gestion optimale des ressources en eau
b. Une faible part du marché pour le secteur privé
B. L‟intégration des Petits Opérateurs Privés dans la chaine d‟approvisionnement en milieu rural.
1. La rationalité des Petits Opérateurs Privés.
a. Qu‟est-ce qu‟un POP?
b. Apports et limites.
2. Penser la complémentarité entre secteurs formel et informel : la régulation des POP
a. Les POP, acteurs dans l‟élaboration de la politique publique de distribution d‟eau potable
b. La « formalisation » des activités des POP, un préalable nécessaire à la construction d‟une politique publique ?
II. L’injonction à la « bonne gouvernance » des agences d‟aide au développement
A. Les POP hybrides à l’heure de la « bonne gouvernance »
1. Safe Water Network : véhicule de l‟idéologie de la « bonne gouvernance »
a. L‟analyse
b. L‟engagement des gouvernements et communautés locales
c. Le captage des ressources
d. La purification
e. La vente
f. La distribution
2. Hybridation et convergence des mondes entrepreneuriaux et philanthropiques
a. Les ONG au prisme du modèle entrepreneurial
b. Des entreprises qui investissent dans le caritatif
B. Une complexification croissante du champ de la coopération internationale pour le développement
1. Cartographie des rôles et des responsabilités
a. Les émetteurs de normes
b. Les exécutants
2. Gouvernance et gouvernabilité : une gestion intégrée des ressources en eau
a. Les problèmes de gouvernance multi niveaux et pluri-acteurs
b. La Gestion Intégrée des Ressources en Eau et le sous-secteur de l‟eau potable
Conclusion
Bibliographie
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