L’influence occidentale sur le développement du théâtre moderne siamois

Peuplement des origines à nos jours

   Si nous examinons l’aspect physique de la plaine centrale (c’est en fait le bassin du Ménam Chao Phraya) de l’actuelle Thaïlande, qui est effectivement le centre géographique à partir duquel le pays s’est construit, nous devons d’abord constater la présence de fleuves, dont le plus important est justement le Ménam Chao Phraya ; ses nombreux affluents et ses bras sont tous orientés du nord au sud, comme les autresfleuves arrosant la même plaine, descendant des montagnes du nord vers le Golfe de Siam. L’orientation de ces fleuves a servi de voie de pénétration depuis le sud de la Chine vers la mer et les cours d’eau qui ont créé des vallées et des plaines riches en alluvions fertiles ont permis le développement d’une société agricole basée sur la riziculture inondée. Comme on le voit, cette organisation hydrographique a certainement été un élément qui a favorisé l’installation successive de diverses ethnies dans la région. S’il est vrai, par ailleurs, qu’à l’ouest de ce cœur de la Thaïlande historique, nous trouvons une chaîne de montagnes, la chaîne du Ténasserim, qui est le prolongement de l’Himalaya et s’étend ensuite tout au long de la Péninsule malaise et que, à l’est, les Dangrêk marquent une ligne de séparation entre cette région et les pays cambodgiens, les nombreux cols et passes qui les traversent ont permis qu’elles ne soient pas un obstacle à des échanges, plus souvent militaires que pacifiques, entre les Birmans de l’ouest et les Khmers de l’est. Si nous nous trouvons alors devant des invasions, dont les considérations sont le plus souvent idéologiques, plutôt que de migrations, comme celles que nous avons évoquées à propos du rôle des fleuves, cela n’empêche pas que ces chaînes de montagnes n’ont pas isolé ou protégé le Siam ancien des influences de ses voisins. Cette rapide présentation des conditions géographiques dont bénéficie cette région de la péninsule indochinoise et qui ont favorisé ce métissage que nous souhaitons mettre en évidence ne serait pas complète si nous n’évoquions pas la situation privilégiée qu’elle occupe au milieu des rapports entre l’Orient et l’Occident. La plaine centrale de la Thaïlande est en effet directement accessible par la mer depuis la Chine et le Japon, les jonques retrouvaient ici les marchands indiens, dont les bateaux venaient transborder leur cargaison sur la côte de la mer des Andaman, l’acheminant ensuite par la voie terrestre au travers de l’isthme de Kra. Cette voie fut ensuite suivie par les marchands persans. Les Arabes2, puis les Portugais et, à la suite, les autres nations européennes, se rendaient dans cette région en passant par le détroit de la Sonde puis en remontant vers le nord vers la côte méridionale de la plaine centrale de la Thaïlande actuelle. Comme on peut s’en rendre compte à la lecture de cette brève description des aspects physiques de la géographie de la plaine centrale, nous sommes devant une région qui va, au cours des siècles, servir de carrefour entre les peuples et les cultures, ce qui explique sans doute la complexité du peuplement de l’actuelle Thaïlande, dont nous allons maintenant essayer de donner un aperçu, en n’oubliant pas, bien entendu, que notre but est de montrer en quoi nous sommes, dans cette région du monde, devant un extraordinaire melting pot qui sous-tend effectivement notre vision métissée de la société et de la culture de la Thaïlande contemporaine, dont le théâtre n’est qu’un des aspects. Les remarques que nous allons présenter dans ce chapitre sur les origines de la population thaïlandaise ne sont certainement pas originales : nous devrons bien sûr nous appuyer sur de nombreuses recherches, engagées tant en Thaïlande que dans de nombreux établissements d’enseignement supérieur et de recherche étrangers ; elles nous semblent pourtant absolument nécessaires car, outre ce que nous évoquions dans les quelques lignes qui précèdent à propos du substrat de la nation sur laquelle nous travaillons ici et dont nous faisons partie, nous devons tenter de faire justice de certaines théories contemporaines, ou même encore plus récentes, qui font état d’un nationalisme, pour ne pas parler de racisme, qui va totalement contre les vérités scientifiques concernant ce peuplement et que nous tenterons ici de synthétiser ; nous ne donnerons ici que quelques exemples de ces dérives nationalistes qui, il faudra bien le constater, ont été souvent influencées par les théories développées depuis plus d’un siècle et demi dans certains pays européens, surtout en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Le premier exemple que nous donnerons ici se rapporte justement au roi Vajiravudh, à propos duquel nous avons engagé cette recherche. Comme nous le verrons, ayant essentiellement éduqué en Grande-Bretagne, il a eu l’occasion de prendre connaissance des théories antisémites qui étaient alors très répandues en Europe. Il a ainsi compris que pour construire une conscience nationale dans un pays, il paraissait nécessaire de désigner une partie de sa population comme un corps étranger qui faisait du mal à ce que l’on considère comme sa partie pure, comme la véritable nation du pays en question. En Europe, ce rôle négatif a été donné aux Juifs. C’est dans le même ordre de pensée que le roi Vajiravudh, dans sa volonté de construire, face aux impérialismes occidentaux, essentiellement anglais et français, et dans la ligne politique qui avait été celle de son père et de son grand-père, ses prédécesseurs, une conscience de l’identité nationale dans la pensée des Siamois, a donné aux Chinois, nombreux dans le pays, et dont le rôle économique était très important depuis le milieu du XIXème siècle, la responsabilité malfaisante qui était celle des Juifs en Occident. Les Chinois, selon lui, étaient en tous points comparables au Juifs pour trois raisons : ils étaient inassimilables et étaient donc un corps étranger dans la société siamoise ; ils avaient un sentiment très fort de leur supériorité intellectuelle et, enfin, ils tenaient l’économie du pays entre leurs mains. Comme on le voit, cette pensée se basant sur un rejet des immigrés chinois était en fait une tentative de construire une identité nationale contre une minorité. Cependant, nous pensons que cette idéologie ne s’oppose pas à notre vision du métissage qui serait la base de la population thaïlandaise ; en effet, si elle rejette la minorité chinoise, c’est bien dans le but de rassembler contre celle-ci tous les autres éléments ethniques qui constituent la majorité en leur donnant conscience de faire partie d’une seule nation. Elle ne s’oppose donc pas à la présence, en Thaïlande, d’une diversité ethnique réelle. Le second exemple que nous souhaitons évoquer ici, à ce propos, est celui de la politique menée par le maréchal Phibul Songkhram (1887-1964) pendant sa première dictature, qui correspond avec la période de la seconde guerre mondiale. Arrivé au pouvoir en 1938 à la suite d’un changement de gouvernement, il organise lui-même, en juin 1939, un coup d’Etat contre son propre gouvernement et installe une dictature qui va durer jusqu’à la fin de la guerre en 1945. En profitant de la défaite de la France contre l’Allemagne en 1940 puis de l’entrée en guerre du Japon contre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne après Pearl Harbour, il s’allie avec les vainqueurs provisoires et va pouvoir mettre en œuvre une politique extérieure et intérieure basée sur une théorie ultra nationaliste dont on peut dire par exemple que le changement de nom du pays, qui autrefois appelé Siam se trouve désormais appelé Thaïlande est à lui seul un résumé. En effet, en s’inspirant peut-être des théories pangermanistes qui ont trouvé leur sommet dans le programme du parti nazi tel qu’il a été exposé puis mis en pratique par Adolf Hitler, le maréchal Phibul Songkhram va tout d’abord considérer que tous les peuples appartenant à la famille linguistique des Thaïs/Taïs doivent être rassemblés dans un seul Etat ; on se souvient ici de la formule Ein volk ein Reich. Dans cette ligne d’idée, des revendications territoriales vont être exprimées en direction du Laos, des Etats Shans du nord de la Birmanie et des peuplements d’origine taïs du Nord Tonkin : elles ne seront pas complètement réussies et s’achèveront avec la défaite du Japon. On se trouve donc ici devant la mise en application d’un programme nationaliste et expansionniste qui trouve son origine dans l’affirmation d’une unité ethnique. Sans aller jusqu’à reprendre pour lui les réflexions anti chinoises du roi Vajiravudh, ni à mettre en œuvre une politique raciale qui trouve son expression la plus terrible dans le génocide des Juifs en Occident, le maréchal Phibul Songkhram va mettre en œuvre, dans la Thaïlande ellemême, une politique d’assimilation forcée des éléments d’origine chinoise qui constituent une partie importante de sa population. C’est ainsi, par exemple, qui exige que les Chinois abandonnent leur nom de famille pour prendre un patronyme thaï, et qu’il interdit les écoles chinoises pour obliger les enfants de ces immigrés à s’insérer, par la langue et par la culture, dans la société thaïlandaise qu’il souhaite homogène. Si cette politique n’a pas eu tous les résultats désirés et si elle a été, en définitive peu brutale et très vite abandonnée, elle montre bien une volonté de nier ou en tout cas de faire disparaître la diversité ethnique qui caractérise le peuplement thaïlandais. Cette négation du caractère hétérogène du peuplement de la Thaïlande n’est sans doute pas étrangère aux problèmes que posent depuis plusieurs années les habitants des trois provinces de l’extrême sud du pays, peuplées à plus de 85% de Musulmans. On en trouve aujourd’hui encore des traces dans les appellations officielles de certaines parties de la population du pays : c’est ainsi que les Musulmans du sud de la Péninsule malaise, qui sont d’origine malaise et non thaïe, sont appelés « Thaïs Islam » et que les membres des tribus qui vivent essentiellement dans le nord du pays et dont l’arrivée est relativement récente sont désignés comme étant des « Thaïs montagnards ».

Littérature

   Si nous tenons, alors que nous avons, dans nos deux premiers chapitres, tenté de montrer combien la Thaïlande, que ce soit dans son peuplement, sa langue ou sa culture, est le produit d’un métissage continuel, à nous pencher plus particulièrement sur sa littérature, c’est que nous n’oublions pas que le but de notre recherche est de tenter de montrer que c’est sur ces bases presque millénaires que l’élaboration d’un théâtre moderne, à l’occidentale, a pu être mise en œuvre par le roi Vajiravudh. Alors que tout, dans la culture siamoise, telle que nous venons de la présenter, montre ses origines multiples rassemblées en une synthèse sans doute harmonieuse, il est certainement utile de voir en quoi, dans ce domaine plus particulier qu’est la littérature classique, les influences étrangères ont pu jouer un rôle. C’est ce que nous tenterons d’analyser dans ce chapitre. Nous pouvons penser qu’il existait, dès les origines, une littérature, qu’elle ait été orale ou bien écrite, mais nous devons nous rendre à l’évidence, la première preuve d’une rédaction dans un alphabet adapté à la notation de la langue thaïe est la stèle du roi Rama Khamhaeng de Sukhoday, qui daterait de 1292198 ; il faudra cependant attendre le règne de Phaya Li Thay (1347-1361) pour rencontrer, en 1349, la première œuvre littéraire siamoise qui nous soit parvenue. Il s’agit d’un traité de cosmologie bouddhiste qui est certainement une compilation de plusieurs textes indiens et cinghalais composés en pâlî, la langue sacrée du bouddhisme du Petit Véhicule, Les Trois Mondes, qui décrit les trois niveaux de l’univers, celui des Paradis, où résident les Dieux et les boddhisatva, celui des Hommes et enfin celui des Enfers. Ce texte joue encore un très grand rôle dans le bouddhisme thaïlandais contemporain. Un point est cependant ici à mettre en évidence, même s’il n’est pas vraiment étonnant puisque nous avons vu, dans notre précédent chapitre, que le bouddhisme est justement une religion que les Siamois ont adoptée, mais qu’ils sont reçue des Môns et des Khmers : la première œuvre en siamois que nous connaissions est donc un texte qui est d’origine étrangère ; elle nous montre que, dès les origines, les œuvres littéraires écrites sont composées en se basant sur des emprunts à d’autres cultures. Il est certain qu’une littérature orale ait existé, peut-être d’origine plus populaire, depuis les temps les plus reculés ; elle est malheureusement quasi éteinte puisqu’elle nourrissait essentiellement des spectacles populaires, donnés à l’occasion de fêtes religieuses, dans l’enceinte des monastères, ou plus ou moins chamaniques comme il en existe encore aujourd’hui dans le Sud du pays : les média modernes ont contribué à sa disparition progressive. Mais la modernisation intensive du pays depuis plus d’un demi siècle n’est pas la seule raison de cet état de fait : on a en effet assisté, dès le début de l’époque de Bangkok, sous les quatre premiers règnes de la dynastie Chakri, à une entreprise systématique de recomposition de ces œuvres qui étaient jusqu’alors transmises oralement. C’est ainsi qu’une épopée villageoise, Khun Chang Khun Phaen, qui raconte les amours contrariées et tragiques entre une femme et deux hommes, a été, sous la direction du roi Phra Phuttha Lœt La Naphalay (Rama II, 1809-1824) rédigé dans un style plus classique par un groupe de poètes. Cette nouvelle rédaction, sans doute à cause du fait qu’elle avait été mise en œuvre par le roi lui-même, a en quelque sorte cristallisé le texte populaire qui n’a plus jamais été que le texte royal. Ce même phénomène s’est produit avec une autre œuvre populaire, les Règles de vie à l’usage des hommes, qui a été recueillie par le plus grand poète du XIXème siècle, Sunthon Phu (1786-1855) et destinée à l’usage des Princes royaux : les versions villageoises ont été, à leur tour, presque effacées de la mémoire collective. Nous devons constater que l’on rencontre souvent des difficultés à travailler avec certitude sur les œuvres littéraires classiques siamoises, ceci pour les raisons que nous allons devoir exposer maintenant.L’Histoire littéraire peut se diviser, du point de vue des œuvres qui nous sont accessibles, en deux périodes, avant et après 1767. Nous avons en effet évoqué à plusieurs reprises, dans nos deux chapitres précédents, cette date essentielle pour l’Histoire du Siam ; elle l’est aussi pour l’Histoire littéraire de ce pays. En effet, à la suite de la prise d’Ayudhya par les armées birmanes, le 7 avril 1767, un gigantesque incendie détruisit l’ensemble de la capitale, qui ne devait jamais pouvoir être reconstruite : c’est la raison pour laquelle le roi Taksin, restaurateur de l’indépendance, décida, lors de sa prise du pouvoir et de l’installation de sa dynastie, de transférer la capitale à Thonburi, sur la rive droite du Ménam Chao Phraya, juste en face de l’actuelle Bangkok. Cependant, alors que, comme la plupart des habitations et des palais de l’Asie du Sud-est, les bibliothèques d’Ayudhya étaient construites en bois, tous les manuscrits qu’elles contenaient furent brûlées : le dommage semblait irréparable. Quelles que soient les responsabilités des vainqueurs et des vaincus dans cet incendie – les Siamois accusant les Birmans d’avoir allumé des foyers dans les temples pour faire fondre l’or des statues du Bouddha, tandis que certains historiens refusent de préciser la nationalité des pillards incendiaires– le résultat fut bien, la mémoire littéraire du Siam étant presque complètement concentrée dans Ayudhya, que quatre siècles de poésie siamoise s’étaient envolés en fumée. Les contemporains furent, bien entendu, conscients de cette perte. Le roi Taksin d’abord puis, à partir de 1782, les premiers monarques de la dynastie Chakri, se sont employés à faire recollecter et surtout reconstituer les textes qui avaient été détruits en s’appuyant essentiellement sur la mémoire des survivants et de ceux qui n’avaient pas été déportés en Birmanie, dont nous avons dit qu’ils faisaient surtout partie de la Cour et qu’ils étaient certainement des lettrés. On peut alors imaginer les altérations et les omissions que peuvent avoir subi les textes ainsi restitués. C’est la raison pour laquelle les textes littéraires antérieurs à la chute d’Ayudhya sont certainement sujets à caution. Un seul exemple permet de se rendre compte du peu de confiance que nous pouvons donner aux versions qui nous sont parvenues : l’édition du Poème de la défaite des Thaïs du nord, ouvrage épique qu’il faut sans doute dater du début du XVIème siècle, mentionne, devant un des quatrains qui le composent, suivant en cela le texte de certains des vingt-deux manuscrits conservés à la Bibliothèque Nationale de Bangkok : « On dit que les deux strophes qui suivent furent rédigées par Phraya Trang ». D’autres exemples pourraient être donnés ; ainsi, Gilles Delouche remarque que deux pièces de théâtre, dit « de l’intérieur du palais », qui sont attribuées à deux Princesses, Mongkut et Kunthon, filles du roi Boromomakot (1732- 1757) , Dalang et Inao Lek, ne semblent nous être parvenues qu’à travers une réécriture, ou une reconstitution, due au roi Phra Phuttha Yot Fa Chulalok (Rama Ier, 1782-1809)215. Nous ne sommes donc pas capables de décider si les textes qui sont aujourd’hui en notre possession ont été vraiment écrits par ces deux Princesses ou s’ils ne sont qu’une réécriture faite au début de la période de Bangkok. Cependant, pour en revenir à notre exemple concernant Phraya Trang, on pourrait penser que le style d’un auteur du début du XIXème siècle devrait être aisément identifiable dans le corps d’un poème plus vieux de trois siècles ; ce n’est pas le cas : en effet, un écrivain classique siamois se doit d’apprendre son art à partir des œuvres anciennes et donc de maîtriser style et vocabulaire archaïques ; le pastiche, ou même la copie pure et simple, ne sont pas dédaignés mais, bien au contraire, souvent cultivés. C’est ainsi, par exemple, qu’un poème du XIXème siècle, le Nirat Narin, qui aurait été composé, si on en croit la tradition, par un poète nommé Narin Thibet, apparaît comme la démarque très fidèle de La Lamentation de Siprat, qui est sans doute plus vieux de trois siècles et demi : la valeur poétique reconnue par les historiens de la littérature à cet ouvrage ne l’est d’ailleurs que par référence à l’œuvre qui l’a inspiré.

Le théâtre comme divertissement

   Nous l’avons vu, bien que nous ne devrions pas seulement nous contenter des quelques extraits que nous avons cités, le roi Vajiravudh semble bien avoir pensé que le théâtre tel qu’il le concevait, ceci sans doute parce que ses adaptations étaient surtout inspirées de pièces comiques anglaises et françaises, était essentiellement source de divertissement : ce n’est pas par hasard que les jeux de scènes, que le théâtre classique siamois ignorait totalement, ainsi que nous l’avons montré, jouent un rôle très important dans bon nombre de ses pièces originales. Les précisions qui nous sont données, pour ce qui est des pièces que nous avons identifiées comme étant des comédies, donnent en effet une grande importance aux mouvements des personnages, dans ce que l’on pourrait appeler le comique de geste, comme dans Le Médecin par nécessité (il convient cependant de rappeler que, dans ses drames, au moins ce que l’on pourrait appeler ses pièces sérieuses, dont nous aurons à reparler dans le prochain chapitre, le roi donne aussi des indications de ce genre mais qu’elles ne sont là que pour permettre de diriger les acteurs dans leur jeu et ne servent pas réellement à faire naître des réactions de la part des spectateurs) ; c’est évidemment aussi le cas du comique de mots, du comique de caractère ou encore du comique de situation. Nous tenterons donc de dégager les types de comique que le roi a mis en œuvre dans ses pièces de divertissement, qu’il s’agisse d’adaptations ou de pièces originales puis nous examinerons les œuvres de ses successeurs qui se situent dans cette même ligne du divertissement. Une approche superficielle de la littérature classique laisserait à penser que le comique ne fait pas partie de la tradition siamoise. Rappelons cependant que nous avons noté, à propos de certaines adaptations de comédies occidentales par le roi Vajiravudh, la possibilité pour les acteurs de se livrer à des improvisations à certains moments de la représentation ; si ceci pourrait sembler une influence venue de France où elle était sans doute apparue par l’adoption de la Commedia dell’Arte italienne à partir de la seconde moitié du XVIème siècle687 (nous pensons ici plus particulièrement à la farce de Molière, Le médecin malgré lui), de telles possibilités d’improvisation, tant par la parole que par la gestuelle, sont parfois possibles dans le théâtre classique. Cependant, les représentations populaires, avant que les médias modernes ne les poussent petit à petit vers l’oubli, jouaient essentiellement sur deux thèmes importants, le bouddhisme bien sûr, mais aussi le comique de mots et de situation : l’improvisation y avait un grand rôle et, comme dans toutes les sociétés paysannes, on jouait surtout sur les allusions grossières, voire pornographiques, que ce soit dans des représentations dramatiques ou dans des chants alternés entre deux groupes d’hommes et de femmes, chacun étant dirigé par un leader expert, justement, aux jeux sur le double sens : mais nous étions alors seulement dans le domaine de l’oralité ; nous sommes forcés de constater que ces œuvres improvisées, à part quelques enregistrements et certains travaux de chercheurs, tant thaïlandais qu’étrangers, qui ont tenté de recueillir des paroles éphémères ou des textes en voie de disparition, sont maintenant condamnés à être définitivement oubliées dans les années qui viennent. Le roi Vajiravudh, dans ses adaptations mais aussi dans ses œuvres originales, nous semble avoir souvent négligéaussi bien la comédie de mœurs que la comédie de caractère comme elles ont été mises au point par Molière dans ses « grandes comédies ». Ce n’est sans doute pas par hasard que la seule adaptation qui pourrait rentrer dans cette catégorie est celle de The School for Scandal de Sir Richard Sheridan, Le Club de la Médisance. Bien que de nombreux critiques ne reconnaissent pas à la pièce anglaise la profondeur d’analyse de celles de Molière, on note néanmoins l’intérêt qu’elle a dans une description des travers d’une société étroite, celle où des bourgeois viennent s’intégrer à l’aristocratie : Excellent observateur plutôt que psychologue pénétrant ou créateur à l’imagination puissante, Sheridan connaît fort bien cette société où il se complaît : il a su en noter et en montrer les travers, les caprices. Ce sont eux qu’il attribue à ses personnages ; il les rend ainsi plus vivants et en même temps il leur donne un intérêt d’actualité. L’ironie amusée avec laquelle il présente leurs habitudes, leur manière, leur langage ajoute du piquant au portrait qu’il en fait. Cette réflexion faite à propos de The School for Scandal montre d’une certaine manière que, malgré ses qualités de traducteur et d’adaptateur telles que nous avons pu les reconnaître dans notre seconde partie, le roi Vajiravudh ne peut pas vraiment, dans Le Club de la Médisance, atteindre à la comédie de mœurs telle qu’elle est mise en œuvre dans les pièces de Sir Richard Sheridan : son adaptation n’est pas le reflet de la société siamoise de son temps, que son rôle et son environnement de monarque ne lui permettait pas vraiment de connaître. Même si certains traits sociaux de la société anglaise du XVIIIème siècle, alors en pleine transformation à cause de la Révolution industrielle qui a fait monter les bourgeois entrepreneurs dans les plus hautes classes, y compris la noblesse, peuvent se retrouver dans la version siamoise alors que le pays connaissait une profonde mutation sociale, nous pourrions presque dire que c’est par hasard que des traits concernant les mœurs de son époque se retrouvent dans la pièce du roi Vajiravudh. Le but des adaptations de comédies anglaises et françaises est bien de faire rire et non pas de dénoncer ce qui semblerait digne de critique dans la société siamoise du temps. Si nous nous plaçons de ce point de vue, nous comprenons mieux pourquoi la seule pièce de Molière adaptée ainsi est Le Médecin malgré lui : tout, dans cette pièce qui est plus une farce qu’une comédie, n’a qu’un seul but, faire rire ; les personnages sont des stéréotypes et toute l’intrigue (et donc le comique), ne repose que sur les situations et les dialogues, souvent accentués par la gestuelle. S’il existe des éléments purement siamois dans l’adaptation du roi Vajiravudh, ils n’ont pour but que de transposer ce type de comique dans un environnement compréhensible au public de l’époque. D’ailleurs, si dans cette pièce de Molière, on trouve déjà les attaques contre les médecins tels qu’elles seront systématisées plus tard dans Le Malade imaginaire, on ne semble pas les rencontrer dans Le Médecin par nécessité. Nous n’en prenons qu’un exemple : le passage où Sgnanarelle débite des phrases incohérentes dans son latin de cuisine sont certainement drôles en elles-mêmes, mais elles expriment plus que cela puisqu’elles nous montrent, de manière indirecte, que l’ignorance des médecins de l’époque de Molière est cachée par cette fausse érudition ; au contraire, lorsque Ta Sang fait la même chose avec de pseudo phrases en pali, c’est seulement pour faire rire et rien d’autre, puisque les médecins siamois n’utilisaient pas l’autorité des grands médecins du passé pour donner de l’importance à leur diagnostic ou à leur cure et que nous ne sommes pas alors en face d’une attaque contre la médecine du début du XXème siècle au Siam.

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Table des matières

Remerciements
Introduction générale
Première partie : La Thaïlande, une tradition millénaire de métissage
Présentation
Chapitre premier : Peuplement des origines à nos jours
Chapitre II : Langue et culture
Chapitre III : Littérature
Conclusion
Deuxième partie : L’Occident et le théâtre siamois : le rôle du roi Vajiravudh (1910-1925) Présentation
Chapitre premier : Vajiravudh, roi par hasard, écrivain par vocation
Chapitre II : Premières traductions d’œuvres dramatiques occidentales par le roi Vajiravudh : Shakespeare
Chapitre III : De l’adaptation à la création, formes occidentales dans l’œuvre du roi Vajiravudh
Troisième partie : Les apports dus au roi Vajiravudh dans le théâtre siamois contemporain
Présentation
Chapitre premier : La dramaturgie dans l’écriture et la représentation
Chapitre II : Le théâtre comme divertissement
Chapitre III : Le théâtre comme transmetteur de message
Conclusion
Conclusion Générale
Annexes
Annexe 1 : La Thaïlande
Annexe 2 : Glossaire de l’art dramatique siamois
Annexe 3 : Résumés des pièces de théâtre citées
Annexe 4 : Texte original des passages siamois adaptés en français
Annexe 5 : Les pseudonymes du roi Vajiravudh
Bibliographie : Références en langues occidentales :
Ouvrages
Articles
Mémoires et thèses
Références en siamois :
Ouvrages
Articles
Mémoires et thèses
Dictionnaires monolingues et bilingues
Sites internet
Table des matières

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