Les inégalités numériques en CP
C’est pour cela que nous nous pencherons sur la question des compétences et de la vision du numérique chez les élèves. Pour cela, nous devons différencier d’un côté la capacité à utiliser l’appareil, et de l’autre le fait d’être capable de verbaliser, de modéliser – même de manière simplifiée – le fonctionnement de la machine et du réseau (un exemple possible est la différence entre un réseau centralisé, décentralisé et réparti, connaissance fondamentale pour comprendre le fonctionnement d’Internet, puisque cela permet de comprendre ensuite certains enjeux et certaines particularités du réseau). Une des idées reçues concernant le rapport entre les élèves et le numérique est celle « des élèves présentés comme un groupe homogène et compétent » (Fluckiger, 2008), idée que l’on retrouve notamment dans l’expression de « génération native du numérique ». Une telle conception ne prend pas en compte les multiples hétérogénéités qui peuvent exister dans la génération des apprenants (Fluckiger, 2014). Un questionnement socio-culturel semble alors s’imposer, comme l’indiquent Collin et Karsenti (2013) dans leur article « Usages des technologies en éducation : analyse des enjeux socioculturels » : « en partant du principe que les technologies affectent de façon significative toutes les activités (économiques, politiques, sociales et éducatives) des sociétés occidentales (Redecker et al., 2009), leur étude systématique et approfondie en contexte éducatif ne peut se passer d’une prise en compte des dimensions socioculturelles environnantes. » (Collin & Karsenti 2013) Comme nous le verrons en partie 1, les inégalités socio-culturelles induisent une inégalité dans le rapport des enfants au numérique, et ce pour plusieurs raisons – représentations et usages familiaux, par exemple. Dans ce mémoire, nous allons particulièrement nous intéresser à une de ces variables, les pratiques numériques à la maison, et leur corrélation avec la maîtrise et la représentation du numérique par l’élève. Nous nous demanderons dans quelle mesure ces habitus familiaux pèsent sur les premiers apprentissages du numérique en classe de CP. L’apprentissage du numérique figurant dans les programmes du socle commun, c’est une question qui se pose dès le début de la scolarité obligatoire. Les enfants qui arrivent en CP ne sont pas des feuilles vierges, ils ont déjà des représentations et des idées. Cependant, à cet age, ils n’ont pas encore eu accès à des pratiques avancées des outils numériques (qui requièrent par exemple une capacité de lecture). Nous pouvons de ce fait supposer que faute d’usage autonome de l’outil, les représentations des élèves sont presque exclusivement d’origine familiale. Nous allons nous questionner en particulier sur la question du rapport entre la culture numérique familiale et les compétences numériques que les élèves pourront démontrer en classe. C’est en cela que nous pouvons nous poser la question suivante : en quoi le milieu familial influence-t-il les connaissances premières que l’enfant peut avoir sur le numérique en entrant dans la scolarité obligatoire ?
Les inégalités numériques
De même que nous avons réfuté l’idée d’une maîtrise généralisée du numérique par les élèves, nous pouvons maintenant nous questionner sur l’homogénéité des compétences qu’on leur attribue en la matière. La première objection que nous pourrions émettre à ce sujet est qu’il existe des inégalités à l’intérieur même d’une génération en termes d’usage et de maîtrise du numérique. Par exemple, l’expérience montre des différences de compétence numérique et d’utilisation d’Internet entre des étudiants, même tous fortement connectés (Hagittai, 2010), de même qu’une grande hétérogénéité du rapport des jeunes aux technologies (Collin, 2013). Simon Collin, dans sa synthèse « Les inégalités numériques en éducation », précise que cette notion d’inégalité numérique serait plus pertinente que celle de « fracture numérique », qui a pour problème de se concentrer sur les inégalités d’accès aux outils, et de catégoriser de manière trop binaire au lieu de permettre une analyse fine des inégalités (Collin, 2012). Cette notion d’inégalités numériques se calque sur les inégalités sociales, dont Collin cite la définition de Bihr et Pfefferkorn (2008) : « le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société, des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société et faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres » Les inégalités numériques sont donc cette distribution inégale des capacités d’agir liées au numérique, et seraient d’ordre structurel. (Collin, 2012) Nous allons donc nous demander quelles sont les sources possibles de ces inégalités. Tout d’abord, il a été remarqué que les inégalités numériques et les inégalités sociales s’affectent entre elles, et que si les classes défavorisées socialement le sont souvent aussi numériquement (Fluckiger, 2007 ; Hargittai, 2010), leur relation peut être plus complexe. Selon Collin, « [les inégalités numériques] sont susceptibles de maintenir ou de nuancer certains aspects [des inégalités sociales] » (Collin, 2012). En effet, on peut voir l’influence des inégalités sociales dans l’étude d’Eszter Hargittai sur 1060, Digital Na(t)ives? Variation in Internet Skills and Uses among Members of the ‘‘Net Generation’’, qui note que les étudiants d’origine privilégiée seront aussi favorisés au niveau des compétences numériques. (Hargitai, 2010). Il est notamment indiqué que « les étudiants avec un statut socioéconomique défavorisé, les femmes, les étudiants d’origine hispanique et ceux de couleur noire démontrent un niveau plus faible de savoir-faire sur Internet » (Hargitai, 2010). Fluckiger écrivait également en 2008 que développer des usages sortant du « rapport ordinaire » était socialement différencié, et que les usages techniques les plus développés ne pouvaient être trouvés dans le milieu familial que pour quelques familles « hautement doté[es] en capital culturel et technique » (Fluckiger, 2008). Nous voyons donc que le fait de pouvoir dépasser les schémas d’usage évoqués dans la partie précédente est conditionné par les inégalités sociales. Cependant, nous verrons dans la partie suivante que cette relation est plus complexe qu’un simple rapport de causalité. En effet, dans les différents textes, nous pouvons voir que le statut socioéconomique affecte les inégalités numériques en jouant des variables qui à leur tour influent sur le rapport au numérique. Ainsi, dans l’étude d’Eszter Hargittai, il est remarqué que les indicateurs ci-dessus (statut socio-économique, genre, origine ethnique) ne sont plus pertinents dans des groupes ayant une représentation égale de leur propre compétence. De fait, les situations défavorisées engendrent une représentation plus négative de ses propres capacités et celle-ci génère des difficultés réelles de maîtrise (Hargittai, 2010). De plus, nous avions noté dans la partie précédente que les pratiques numériques quotidiennes et celles qui sont valorisées en milieu scolaire n’étaient pas les mêmes. Or, les élèves de milieu favorisé, avec « fort capital culturel et technique » (Fluckiger, 2008) pourront plus facilement apprendre « des usages plus proches de ceux valorisés par l’institution scolaire » (Fluckiger, 2007), de la même manière que les familles ayant un fort capital culturel sont en connivence avec la culture scolaire. Collin et Karsenti (2013) note que la littérature scientifique montre des inégalités d’usage entre les populations, liées à deux variables, les variables technologiques (accès, utilisation…) et socio-culturelles (origine, situation socioéconomique), qui sont reliées entre elles, mais « entretiennent des relations complexes, qu’il reste encore difficile à déterminer » (Collin & Karsenti, 2013, p. 200). Nous pouvons donc en conclure que si le rapport entre les variablestechnologiques et socio-culturelles est complexe, les variables socio-culturelles semblent influencer les compétences à travers les usages auxquels l’apprenant a accès.
Taux d’équipement des familles
Nous allons tout d’abord étudier les taux d’équipement par famille. La première chose que nous avons remarquée, c’est que 18 répondants (100 %) de la fiche parent possèdent un smartphone (voir annexe 3.2.2.), et que le même nombre déclare posséder une tablette ou un ordinateur (voir annexe 3.2.3.). De ce fait, nous pouvons remarquer que toutes les familles ayant répondu possèdent des équipements informatiques (ordinateur ou tablette). Seule une famille ne possède pas d’ordinateur, et seulement deux n’ont pas de tablette. (voir annexe 3.2.2.) Nous pouvons donc remarquer qu’à l’exception de la console de jeu (11 répondants en possèdent une) et le centre multimédia (2 répondants en possèdent un), il y a une certaine homogénéité parmi les répondants en termes d’équipement numérique. (voir annexe 3.2.2.) Toutes les familles possèdent un moyen de connexion, et presque toutes les familles possèdent à la fois des équipements mobiles (tablette, smartphone) et des équipements informatiques (ordinateur).
Conclusion
À l’aide de la littérature spécialisée, nous avons critiqué l’idée d’une génération d’utilisateurs « natifs du numérique » (Prensky, 2001) en remarquant que l’usage ne pouvait suffire à construire des compétences solides, réutilisables et une conceptualisation des outils utilisés (Fluckiger, 2008), et en indiquant la présence « d’inégalités numériques » (Collin, 2013). Ces inégalités sont reliées aux inégalités sociales, mais ne sont pas uniquement affectées par ces dernières (Collin, 2013 ; Fluckiger, 2007), à travers le capital informatique des familles (Fluckiger, 2007). Nous nous sommes questionné sur la forme que pouvait prendre ces inégalités en CP, au début de la scolarité obligatoire, à un âge où les enfants avaient supposément eu relativement peu de contact avec l’utilisation de l’ordinateur en tant qu’outil – qui nécessite en grande partie la capacité d’écrire. Notre but était de mesurer l’habitus numérique, défini ici sous deux indicateurs : les compétences et la vision affichée du numérique.C’est en cela que nous avons essayé d’observer la corrélation entre le capital informatique supposé des familles, et les compétences et vision du numérique mises en action par les élèves dans une fiche d’exercices. Avec cette étude, une conclusion que l’on peut faire est que cette différence affecte surtout les élèves venant de familles avec le plus de capital numérique, qui montrent des résultats plus élevés, mais moins ceux des autres groupes. Cependant, là où les autres sources de compétence et d’usages du numérique sont chez l’adolescent les usages entre pairs (Fluckiger, 2007), il nous faut postuler une autre origine pour les jeunes enfants, qui ne savent généralement pas lire avant le CP, et donc ont peu accès aux usages de l’ordinateur. Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que ce sont des éléments de la culture enfantine qui sont source de ces représentations (ce qui pourrait expliquer le nombre d’occurrences d’enfants désignant le lecteur CD comme contenant des photos sur un ordinateur), ou la présence d’un minima culturel informatique dans toutes les familles de l’échantillon. Cependant, cette conclusion est peut-être faussée par les caractéristiques de l’échantillon, qui est à la fois relativement homogène (population avec une grande partie d’utilisateurs réguliers, ce qui fait que les groupes ont dû être adaptés, se retrouvant de ce fait avec des différences plus fines) et de faible taille, ce qui amplifie les effets de variations individuelles. Pour avoir des résultats plus concluants, il faudrait conduire cette étude sur un nombre plus grand d’élèves, dans plusieurs écoles, provenant de milieux sociaux différents. Cela permettrait d’avoir un échantillon plus varié, et moins limité aux caractéristiques socio-économiques du milieu où l’étude a été faite, et possiblement des capitaux informatiques plus contrastés. De plus, nous pouvons voir des possibilités d’extension de cette étude. En effet, cette étude nous montre un état des connaissances et des compétences au début de la scolarité. Il serait intéressant de suivre alors le même groupe d’élèves sur plusieurs années de scolarisation, avec plusieurs tests (un au début du CP, un à la fin du CM2, et un à la fin du collège), pour voir si ces écarts se creusent ou se résorbent durant la scolarité. Cela permettrait de mesurer cette influence potentielle sur toute la scolarité de l’enfant, ce qui nous permettrait de voir dans quelle période de sa vie l’élève est le plus ou le moins influencé par le capital informatique de sa famille.
|
Table des matières
Introduction
Les inégalités numériques en CP
Amorce du plan
Partie 1 – Inégalité numérique
La génération des « natifs du numérique »
Usage des outils numériques et compétences numériques
Les inégalités numériques
Capital informatique et habitus numérique
Partie 2 – Questionnements et hypothèses de recherche
Hypothèses de recherche
Partie 3 – Présentation du protocole de recherche
La fiche parent
Les exercices des élèves
Partie 4 – Présentation et Analyse des résultats
Introduction et présentation des répondants
La culture informatique des familles
Taux d’équipement des familles
Fréquence d’utilisation
Investissement personnel
Constitution des groupes
Réponses des élèves
Remarques générales
Étude des réponses suivant les groupes
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Annexe 1 : Fiche parent
Annexe 2 : Fiche élève
Annexe 3 : Statistiques générales des familles
3.1 – Rendu des fiches
3.2 – Équipements numériques chez les familles
3.3 – Fréquence d’utilisation des ordinateurs
3.4 – Investissement personnel dans le numérique
3.5 – Catégorisations des familles en terme de capital informatique
Annexes 4 – Résultats des fiches élèves
4.1 – Exercice 1
4.2 – Exercice 2
4.3 – Exercice 3
4ème de couverture
Télécharger le rapport complet