L’origine de notre question remonte au milieu de notre parcours de recherche au doctorat, lors de notre première rencontre des œuvres bioartistiques que nous avons voulu visiter afin de collecter des données empiriques sur notre sujet de recherche qu’était le bioart.
Alors qu’au départ nous construisions notre analyse à partir d’une approche médiate de cette forme d’art en nous basant sur les discours et documents qui entourent ces productions, notre rencontre physique des œuvres a modifié de façon déterminante notre regard. Car cette perception sensible des « bioartefacts » (Andrieu, 2008) a révélé l’écart qui les distingue de leur représentation textuelle et documentaire et a creusé en nous le besoin d’examiner l’influence des discours et des documents sur les œuvres bioartistiques auxquelles ils réfèrent.
En effet, les discours d’artistes et de critiques sur lesquels notre regard prenait appui pour étudier la production bioartistique nous encourageaient à percevoir cette pratique en fonction des intentions qui motivent les artistes à produire des «bioartefacts » (Andrieu, 2008). Les artistes nous incitaient dans leurs discours à percevoir leur production en fonction du sens que véhicule leur démarche. Et en radicalisant cette tendance, la plupart des discours d’experts vulgarisant le bioart légitimait le caractère artistique des œuvres par rapport aux intentions sous-tendant le geste des artistes. La documentation par laquelle nous prenions connaissance de l’aspect visuel des productions bioartistiques ainsi que des étapes de leur création mettait, quant à elle, l’accent sur ce qu’a voulu signifier l’artiste à travers son geste en représentant les œuvres sous un angle solennel.
Or, lorsque pour la première fois nous nous sommes trouvé face aux productions, nous n’arrivions pas à ressentir les effets que les discours et documents voulaient nous faire pressentir. Nous avons alors éprouvé un sentiment assez proche du « décept » d’Anne Cauquelin (1996), comme si l’expérience esthétique attendue de cette confrontation sensible avec le « bioartefact » (Andrieu, 2008) n’était pas à la hauteur de ce que nous imaginions.
En cherchant à identifier la cause de ce « décept », nous avons compris avec le recul combien notre connaissance médiate du bioart avait influencé l’instant de sa rencontre concrète. En fait, nous prenions conscience qu’à travers l’analyse des discours et documents d’artistes et d’experts par lesquels nous élaborions jusqu’alors notre recherche, nous avions construit une interprétation des œuvres qui perturbait l’expérience de leur rencontre. Car en agissant effectivement comme un filtre lors de nos visites sur les sites d’exposition de bioart, cette interprétation creusait en nous un décalage entre les qualités plastiques des œuvres et le sens caché que nous leur avions attribuées.
Ainsi, le besoin d’affiner notre sens critique à l’égard de la production discursive et documentaire entourant le bioart s’affirmait à mesure que nous entreprenions notre recherche sur le terrain. Car plus nous nous immergions dans l’univers concret et processuel de ce courant artistique, plus nous réalisions que la textualisation et la documentation de cette pratique prenaient une place importante pour structurer les œuvres et pouvaient donc à ce titre devenir un objet pertinent de recherche pour étudier cette forme d’art.
Le problème réside dans l’écart qui distingue les productions bioartistiques des discours et documents que leurs auteurs élaborent à propos d’elles. Ce problème provient d’un constat au cours de notre parcours de recherche qui s’est transformé par la rencontre sensible des œuvres en un besoin de comprendre l’influence des contenus discursifs et documentaires sur l’expérience sensible de notre réception.
Les prestations du bioart encore rarement exposées sont documentées et encadrées par une quantité de discours d’abord produits par les artistes puis repris par divers commentateurs. À partir d’un corpus composé de statements, d’interviews, de commentaires ou de documents émis par les artistes et publiés sur divers médias (websites, catalogues d’exposition, ouvrages théoriques, etc.), les commentateurs parviennent à interpréter le sens des œuvres et à valoriser leur caractère artistique.
Les propos tenus par les bioartistes au sujet des intentions qui les poussent à s’approprier les biotechnologies constituent l’élément principal prélevé par ces discours vulgarisateurs visant à donner sens aux prestations bioartistiques au-delà de leurs qualités formelles. Nous avons nous-mêmes expérimenté la façon dont les propos conjugués des artistes et des critiques du bioart agissent comme des filtres lors de la réception des œuvres en leur transposant un sens caché et une valeur d’art. La documentation visuelle produite par les artistes en illustration de leur discours témoigne elle aussi de cette symbolique rattachée à l’œuvre bioartistique. Et comme elle fournit souvent le premier visuel du travail de l’artiste auquel accède le public, elle joue un rôle déterminant dans le processus de socialisation du bioart.
En effet, Hauser rattache la tendance du bioart à ce qu’il appelle un mouvement de « rematérialisation » dans l’histoire de l’art, car au lieu d’œuvres évoquant le caractère programmable des mécanismes de la vie, il s’agit pour ces artistes de produire des œuvres qui vérifient ou infirment des thèses basées sur le software en faisant appel à du matériel organique concret, tout en restant critique envers le fétichisme génétique ambiant (Hauser, 2006, p.14-19). Selon l’auteur qui distingue fermement les pratiques artistiques qui utilisent la biotechnologie de celles qui y font référence de manière métaphorique, le problème avec la documentation du bioart provient du fait que :
« While bioart that involves biotechnological methods and/or manipulation of living systems has become a process-based art of transformation in vivo or in vitro that manipulates “biological materials at discrete levels (e.g., individual cells, proteins, genes, nucleotides),“ and creates displays that allow audiences to partake of them emotionnally and cognitively, it might seem at first glance paradoxical that artists in this field even ascend to the level of socially respected epistemological commentators. So far, only a very restricted audience has even had the chance to experience such artistic displays directly in exhibits of performance situations. One of the reasons for the limited exhibition record of wet art might lie in the fact that this art is very difficult to display live. Also, at a time when the life sciences are driven largely by commercial and free-market logic, this art often appears as suspect and unethical in the eyes of more traditional art circles. These rematerialized forms of art that collide with real life so literally clearly generate, for instance, more interest outside than inside the realm that one may refer to as « the art world. » 8 » (Hauser, 2008, p.84-85) .
En effet, d’après Hauser, l’intérêt de cette forme d’art processuel réside dans le fait qu’il va « au-delà de la représentation » pour produire des « effets de présence » à travers la mise en scène performative de « bioartefacts » (Andrieu, 2008) ou « bioready-mades » (Tenhaaf, 1998, p.397-404) que le regardeur doit expérimenter sur un mode phénoménologique de co-corporéité (Hauser, 2008, p.91-104). Sur ce point, comme l’évoque Sylvie Coellier (2010) à propos de la pratique sculpturale : « toute technique implique un ensemble de conditions qui apportent à l’œuvre une charge de significations ». Et dans le cas du bioart, nous pouvons effectivement penser que cette nouvelle génération de sculptures issues du modelage du vivant confronte de façon inédite le spectateur à un « obstacle du réel » (Coellier, 2010) d’autant plus saisissant qu’il actualise le mythe de l’insufflation de la vie à la matière inerte, tel qu’il se manifeste dans la Genèse, l’histoire de Pygmalion ou du golem.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE
1.1 Origine du sujet
1.2 Problème de recherche
1.3 Question
1.4 Objectifs de recherche
1.5 Définition des concepts clés
1.6 Organisation de la thèse
1.7 Délimitation du sujet
CHAPITRE II MÉTHODOLOGIE
2.1 Choix de la méthode
2.2 Collecte de données
2.2.1 Observation
2.2.2 Matériel écrit et visuel
2.3 Traitement des données
2.3.1 Observation
2.3.2 Matériel écrit et visuel
2.4 Choix et légitimation des cas
2.4.1 Critères de sélection et difficultés rencontrées
2.4.2 Présentation des cas
2.5 Taxonomie et mise en contexte du bioart
CHAPITRE III EXAMEN DES DOCUMENTS
3.1 Origines, formes et fonctions du document dans l’institution muséale
3.1.1 Le développement des musées d’art et de science : quelques repères historiques
3.1.2 Les muséographies antagonistes de l’art et de la science : descriptions, approches et enjeux
3.1.3 Les normes d’exposition de l’art appliquées au bioart : formes, limites et enjeux
3.2 La tradition du document en art
3.2.1 Le statut ambigu de la documentation artistique
3.2.2 Les « récits autorisés » de l’art exposé
3.2.3 Les discours d’experts
CONCLUSION
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