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L’ancrage idéologique de « L’industrie du futur »
Dans cette partie du chapitre, nous proposons d’abord de tirer de la littérature comment nous pouvons comprendre le terme équivoque d’idéologie. Puis, afin d’éclaircir notre champ théorique, nous séparons l’idéologie industrielle (que nous rapprochons dans le cadre de notre chapitre aux nouvelles potentialités techniques de l’outil industriel équipé de nouvelles technologies), de l’idéologie managériale ou gestionnaire (dans le sens démarche d’amélioration continue, dont la mise en œuvre se réalise par le déploiement des outils du Lean Manufacturing ou Management). Les idéologies véhiculent différents types de normes sociales, réelles ou abstraites, qui s’imposent au travail industriel ; nous utiliserons également dans la suite de ce travail de thèse le terme de normes idéologiques pour qualifier les normes sociales issues de l’idéologie dominante du travail industriel et ce, par opposition aux normes qui se construisent dans le travail d’organisation (cf. chapitre suivant). La revue de littérature éclaire donc, d’une part, le terme équivoque d’idéologie, puis, d’autre part, éclaire ce que nous pouvons comprendre des principes dominants de l’idéologie industrielle et l’idéologie managériale dans le monde industriel contemporain.
Le glissement épistémologique de l’idéologie
La notion d’idéologie est de façon générale assez équivoque, nous proposons dans cette section de retracer son glissement épistémologique pour mieux comprendre son sens contemporain. Le terme d’idéologie provient de la philosophie française du XVIIIème siècle, en particulier de Destutt de Tracy qui propose pour comprendre l’idéologie, ce postulat : c’est la sensation produite par les sens qui est à la base de l’entendement, et les facultés ne sont que des sensations transformées10. Les idées, dans cette doctrine, sont des phénomènes exprimant la relation de l’homme, être vivant et sensible, à son milieu naturel. L’idéologie est alors relative à la théorie générale de l’empirisme et à son courant le sensualisme ou sensationnisme ; le mot signifiant alors « science des idées ». Le contexte socio-politique de l’époque est marqué par l’opposition intellectuelle et républicaine des idéologues se réunissant dans la société d’Auteuil11 avec le Concordat ; opposition qui succéda à la caution intellectuelle que ces mêmes penseurs tenaient de Bonaparte. In fine, c’est Napoléon, par son mépris et ses brimades12 qui renversa à l’opposé l’image des idéologues et de l’idéologie de son origine.
Pour Canguilhem (1970), d’abord science naturelle de la production des idées de l’homme construites sur le modèle du réel lui-même, l’idéologie est devenue un système d’idées qui désigne aujourd’hui, une situation qui méconnait son rapport réel au réel. Chez Marx, les idéologies sont des illusions, qui se comprennent dans le sens de méprise, erreur, fabulation rassurante ou complaisance inconsciente à un jugement orienté par un intérêt. L’idéologie chez Marx est un double écart, une fausse conscience de son objet : une distance à la réalité et un décalage par rapport au domaine d’investigation duquel elle envisage de procéder (Canguilhem, 1970).
Nous terminerons cette brève revue sur l’idéologie par la proposition de Arendt (1953) pour qui l’idéologie est l’interprétation du monde devenue définitive par l’explication irréfutable de ses évènements passés ou futurs et qui s’appuie sur un processus de logique capable de tenir une forme de cohérence tout en intégrant la contradiction.
Nous retenons de cette revue que le concept d’idéologie a évolué au fil de la philosophie des sciences, l’idéologie se comprend à ce jour comme un système dans lequel les idées prédéfinies proposent une analyse de la réalité qui est éloignée du monde sensible. Dans la section suivante, nous nous intéressons à ce que la littérature nous apprend de l’idéologie dominante industrielle.
L’hégémonie idéologique du travail industriel
Pour comprendre l’idéologie dominante du travail industriel actuel et ses origines, nous nous appuyons principalement sur l’essai de Bucaille (1982) parce que l’auteur s’adosse à une abondante littérature des critiques de l’industrialisation de la société depuis la fin du XIXème siècle.
L’idéologie industrielle trouve son essor dans la vision (qui débute au début du XIXème siècle) de la société fondée sur ses besoins où : les techniques permettent d’y répondre ; la mise en œuvre des techniques contribue à l’épanouissement de l’homme dans le travail ; les progrès techniques rendent plus productif le travail. Bucaille (ibid.) retrace les trois éléments principaux à partir desquels l’idéologie industrielle se construit :
– premier élément, une nouvelle représentation du monde : La société industrielle se niche dans un rapport au monde où l’Homme transcrit la nature en langage mathématique, la nature se comprend alors comme un système de forces. Selon la pensée de Nietzsche, le rapport de l’Homme au monde de la matière glisse de l’incertitude aux certitudes acquises par la connaissance des phénomènes naturels. Dans cette nouvelle optique, l’Homme n’a plus besoin de s’en remettre au monde sensible et à ses représentations symboliques pour juguler les menaces qui traversent l’humanité. Le monde industriel vu par l’Homme se réalise par la domination de la nature qu’il peut également transformer par son activité et qu’il peut soumettre aux processus techniques. La pensée gramscienne, dans la lignée des marxistes, souligne ironiquement jusqu’à l’effacement de l’existence des phénomènes naturels s’ils ne sont pas rattachés à la production d’une connaissance scientifique ou à une utilisation dans une activité de transformation de la matière.
– deuxième élément, l’émergence de l’importance du travail : L’Homme découvre avec fierté (selon la pensée de Hegel, Saint-Simon, Conte, etc.) la puissance que lui apporte l’efficacité des techniques. L’activité économique dominante n’est plus celle agricole, mais celle industrielle où ce n’est plus la fertilité de la terre qui rend compte de l’accroissement des richesses, mais le travail de l’homme où les matières premières ne sont plus le fruit de la terre, mais déjà les produits d’une activité humaine. Dans les représentations de l’Homme, la nature s’efface et ne se manifeste plus que de façon éparse dans la chaine de production, pour laisser place à l’émergence du travail et à ses ordonnances diverses : répondre à des besoins, créer des richesses, s’insérer socialement, etc.
– troisième élément : capable de rendre compte du fonctionnement de la nature et de la condition humaine par des lois, raison et pensée de l’Homme s’inscrivent une optique d’évolution vers une amélioration permanente de la société et des idées utopistes naissent à ce moment-là, comme par exemple le triptyque fondateur des valeurs républicaines.
Dans l’idéologie industrielle, les activités productives, par la progression des savoirs et le progrès des techniques, font apparaitre des surplus, appelées « richesses ». Les entreprises se pensent dans une expansion sans fin, et l’extraction ainsi que les aménagements exponentiels de la nature dans la perspective du bien-être de l’Homme promettent un avenir certain pour les sociétés humaines.
En résumé, nous retenons que l’idéologie dominante du monde industriel s’est construite en s’appuyant sur l’évolution du rapport de l’Homme à la nature ; rapport qui éloigne progressivement l’Homme des phénomènes naturels pour laisser place à des phénomènes nouveaux, économiques et sociaux, issus des activités humaines. Or l’idée d’une nature extérieure à l’Homme et objectivable est largement critiquée dans la littérature et nous proposons dans la troisième partie de ce chapitre, quelques critiques de cette idéologie pour enrichir nos connaissances des rapports au travail dans l’organisation du travail contemporain lorsqu’il est structuré par des normes sociales issues de l’idéologie dominante du travail industriel. Après s’être intéressés à l’idéologie du travail industriel dans son volet productif, nous proposons ci-dessous, une clarification par la littérature de son volet gestion et management.
L’idéologie gestionnaire dominante, le changement permanent
Nous présentons d’abord dans cette section, l’idéologie dominante moderne de la gestion de l’organisation qui prône le changement comme étant un processus positiviste, permanent et inhérent à tout organisation. Puis, la deuxième partie se centre sur une illustration de gestion représentative de cette idéologie moderne : le processus d’amélioration continue mis en place par le Lean. Nous avons choisi cet exemple en particulier parce que l’amélioration continue est le principe de gestion de l’organisation promue par la démarche « Industrie du futur ». Il nous apparait donc utile d’éclairer ce principe afin de mieux comprendre, par la suite, comment la gestion de l’organisation, vue de ce principe, modifie le travail des dirigeants de PME. Nous notons également que beaucoup d’auteurs différencient dans le fonctionnement de l’entreprise, la gestion par les moyens matériels du management rattaché aux interactions humaines.
Le changement permanent, la naturalisation d’un phénomène social
Le changement est au cœur des travaux scientifiques pluridisciplinaires qui alimentent les théories des organisations depuis les années 1950 (Demers, 1999). Sa conception actuelle laisse considérer le changement organisationnel comme un phénomène naturel, sa conception est accréditée d’être naturaliste (Ogien, 2003 ; Perret, 2006). Pour Perret (ibid.), le fait que le terme changement organisationnel a fait place, dans la littérature, aux termes favoriser la création, l’apprentissage ou l’innovation, conduire les dynamiques de développement, construire des entreprises apprenantes, piloter des processus d’amélioration continue, etc. montre son processus de dissolution comme étant l’objet central du questionnement du chercheur en gestion et montre l’émergence d’une nouvelle idéologie, le changement permanent.
Caractériser le changement organisationnel de phénomène naturel est issu d’une évolution de l’interprétation du changement et de ses conséquences dans les organisations. D’abord, le changement est un impensé car vu comme un outil facilitant la mise en œuvre d’un modèle idéal comme le « one best way » de Taylor (Perret, 1994) ; puis, le changement est qualifié d’ingérable du fait de la profonde inertie de l’organisation (Hannan & Freeman, 1984) et des statu quo issus des dimensions structurelle, cognitive et culturelle de l’organisation (Miller & Friesen, 1984) ; ensuite, le changement devient performant parce qu’il apparaît comme la solution qui permet à l’organisation vue alors comme un organisme vivant et ouvert à l’instar des modèles biologiques (Buckley, 1968 ; Varela, 1979), de s’adapter, sous les jougs positif de progrès et négatif de nécessité (Demers, ibid.), à son environnement avec lequel elle est en relation étroite. Enfin, la finalisation du processus de naturalisation du changement se réalise lorsqu’il est considéré comme émergeant, cette dernière étape, appelée par Demers (ibid.) celle de l’apprentissage et de l’évolution, conduit à la transformation du processus de changement qui passe de séquentiel à un processus continu, intégrateur et complexe.
Le changement, en devenant permanent, devient l’idéologie managériale dominante qui nécessite une nouvelle approche instrumentale qui permet de le traiter dans les pratiques, comme le management par projet (Nicolas, 2005) ou le management de la qualité (Wilkinson & Willmott, 1995). Pour Perret (ibid.), l’idéologie managériale dominante se résume par l’idée que le changement contemporain doit être nécessaire, permanent et qu’il s’agit d’un progrès. Pour illustrer cette idéologie managériale du changement permanent nous présentons maintenant l’exemple de l’habitus13 de l’amélioration continue par le Lean. En effet, le Lean en tant qu’outil de gestion de l’organisation, tend à créer des habitus chez les acteurs vers le processus d’amélioration continue, une forme de l’idéologie du changement permanent. Le Lean consiste à utiliser la fabrication « au plus juste », ce qui élimine le gaspillage, et son but est de créer un système allégé comprenant des processus d’amélioration continue tout au long de la chaine de valeur au sein de l’organisation. Nous citons par exemple Ahmad (2013), qui pense que la réussite d’un système allégé dépend de l’adoption de l’esprit de production au plus juste parmi les salariés.
Le Lean est proposé comme un outil théorique de gestion pour l’organisation (quel qu’en soit le type : entreprise, monde de la santé, etc.) qui permet à la fois de créer de la valeur ajoutée tout en éliminant les gaspillages (Womack et al, 1990 ; Womack & Jones, 2012). Le Lean se différencie des autres démarches visant la rationalité du travail industriel, par sa composante le Kaizen ; de « Kai » (Changement) et « Zen » (Pour le meilleur) en japonais, et qui signifie démarche d’amélioration continue. La particularité du Kaizen est d’impliquer directement les acteurs de production de première ligne en leur demandant de faire remonter les problèmes et de participer lors de réunions quotidiennes, à leur analyse avec l’encadrement de proximité (Imai, 1986). Les acteurs de production de première ligne sont en effet considérés comme étant ceux au plus près des problèmes quotidiens pour les détecter et leur implication dans l’analyse des problèmes quotidien permet une réduction des actions estimées sans valeur ajoutée (Liker, 2004).
Depuis les années 1990, la démarche Lean trouve auprès des entreprises des pays industrialisés un fort attrait. Badets et coll. (2015) expliquent l’engouement des entreprises vers cette démarche par ses résultats à court terme sur le plan opérationnel, son centrage terrain et l’aspect universel de son application à n’importe quel type d’entreprise. Les auteurs précisent que le Lean permet d’obtenir un gain de productivité sur le plan opérationnel et de nombreuses études sur les bénéfices du Lean arrivent à ce constat (Baglin et Capraro, 1999), ce qui encourage les dirigeants vers ce choix de démarche lorsqu’ils cherchent à obtenir des gains rapides, surtout en situation de crise (Ughetto, 2009).
Pour de nombreux chercheurs en gestion, la transition de la fabrication traditionnelle à la production allégée implique un changement culturel14 au sein de l’organisation plutôt que de s’attacher à résoudre des problèmes techniques (Philip, 2010 ; Dahlgaard et al., 2006). Dans ce sens, l’hypothèse de Ahmad (op.cit.) est que la difficulté de la mise en œuvre du Lean n’est pas liée aux techniques mais aux changements culturels. L’auteur, s’appuie sur l’idée que la réussite d’une organisation poursuivant une transformation Lean ne réside pas dans la simple application d’outils et de techniques, elle réside dans l’établissement de la culture Lean qui permet de tirer profit de façon durable de ces outils et de ces techniques (Liker, 2004 ; Liker et Hoseus, 2008 ; Badurdeen et al., 2009). Cependant, le rôle de la culture dans la réussite d’une transformation Lean n’a pas été étudié à partir d’études empiriques (Badurdeen et al., 2011).
Liker et Hoseus (2008) montrent que la culture Lean se compose de comportements spécifiques et de croyances des employés, elle s’appuie sur une communauté où les salariés réalisent des activités qui visent à réduire le gaspillage dans l’entreprise.
Pour conclure cette revue de littérature éclairant les volets productif et gestionnaire de l’hégémonie du monde industriel, nous proposons dans la section suivante un schéma résumant notre compréhension de l’ancrage idéologique de l’Industrie du Futur et de sa démarche, pour nous permettre ensuite d’aborder une littérature qui discute des normes idéologiques et de leurs impacts en termes de santé sur le travail industriel contemporain.
L’Industrie du futur : un ressort des normes sociales issues de l’idéologie dominante du travail industriel
La démarche « Industrie du futur » proposée aux dirigeants consiste à mettre en place dans leur outil de production des techniques de production et de gestion étayées par les nouvelles technologies et l’amélioration continue avec les outils Lean. La littérature autour des idéologies dominantes nous permet de comprendre que la démarche « Industrie du futur » est un ressort qui permet de réaffirmer l’hégémonie des normes sociales du travail industriel contemporain. Nous proposons pour conclure cette section, de compléter, par la figure 2, le schéma de compréhension de la démarche « Industrie du futur » par son inscription dans le sillon des courants idéologiques industriel et managérial dominant.
Partant de cette compréhension de l’ancrage idéologique de l’Industrie du futur, nous proposons dans la troisième partie de ce chapitre une revue de littérature qui discute du travail réel lorsqu’il se réalise dans une organisation orientée par les normes idéologiques du travail industriel.
Travail réel et normes sociales du travail industriel
Nous proposons, dans une première section, une analyse de la rhétorique de l’Industrie du futur qui conclut à un ancrage du programme étatique et de sa démarche dans le solutionnisme technologique. Nous mobilisons ensuite une littérature de l’ergonomie autour du solutionnisme technologique, compris également comme la solution technocentrée, puis de la démarche managériale Lean. L’ensemble de cette revue nous permet de conclure que les normes sociales issues de l’idéologie dominante du travail industriel (ou normes idéologiques) ne tiennent pas suffisamment compte de la réalité qui se joue dans le travail.
Du rapport à la matière oublié au « solutionnisme technologique : revue critique de l’idéologie du travail industriel
Parmi les nombreuses critiques suscitées par l’idéologie industrielle, nous retenons celle du rapport à la matière parce qu’elle s’inscrit dans l’épistémologie de l’anthropologie des techniques que nous abordons dans le chapitre suivant. L’apport de cette critique a pour but d’introduire les emprunts que nous faisons à l’anthropologie (cf. chapitre 3) pour construire la problématique de notre thèse autour de la question du travail des dirigeants de PME pris entre les normes industrielles réactualisées par la démarche Industrie du Futur et les dimensions culturelles du travail. Les emprunts à l’anthropologie nous permettent d’élargir notre champ de connaissances sur le travail humain par des connaissances sur les modalités de la relation de l’être humain avec la matière.
La critique du rapport à la matière conteste l’idée d’une nature extérieure à l’Homme et objectivable. En effet, dans les normes sociales véhiculées par l’idéologie industrielle, en particulier celles de l’utilisation des techniques, nous avons vu dans la section précédente que la nature est perçue comme une matière à dominer qui intéresse pour sa connaissance et ses potentiels. Or, Bucaille (op.cit.) rappelle que les premières études ethnologiques montrent que les relations de l’Homme au monde dépassent, par la puissance des systèmes symboliques que l’être humain créé, l’idée de domestication et de domination de la nature pour éclairer le monde autrement que par sa seule raison, et le percevoir par sa propre création. Dans ce sens, la pensée de Kant est que l’imaginaire nourrit l’expérience que l’Homme se fait de la matière, le monde n’existe que par la représentation qu’il s’en fait. Pour Wagner (2014), nature et culture ne peuvent pas être séparées parce que la culture n’existe que si elle est rattachée à un phénomène qui a été créé par l’Homme ou non.
Dans son essai, Bucaille (op.cit.) propose des « compromis » possibles entre l’idéologie industrielle et sa critique ; et pour cela, il constate qu’en amont à toute confrontation entre les deux, la logique de l’idéologie industrielle gouverne plutôt les grandes organisations (dont les états) alors que sa critique est d’avantage portée par les individus. Cette idée de l’Etat gouverné par l’idéologie industrielle se retrouve également dans une analyse des discours des programmes d’innovation industrielle français depuis les années 70 proposée par Saraceno (2020). Saraceno (ibid.) s’intéresse à la rhétorique du « futur » et de « révolution » utilisée dans les programmes d’innovation industrielle français depuis les années 70 pour proposer une critique basée sur la continuité rhétorique qui existe entre le perspectivisme technologique des années 1980 et la « révolution numérique ». L’auteur a donc analysé un corpus de discours des gouvernements depuis les cinquante dernières années, pour montrer que l’objectif poursuivi par ces discours est de poser le « futur » comme étant le progrès industriel souhaitable et différent du passé qui par là-même, devient condamnable. Les discours cherchent à mobiliser les imaginaires de l’industrie moderne comme continuant de s’inscrire dans le processus d’automatisation tout en rompant avec le passé déshumanisant de l’automatisation. La logique discursive se base sur l’imaginaire de la production industrielle et du travail humain qui s’opposent parce que ce serait deux formes d’action vues comme actions homologues, donc concurrentes, et l’industrialisation s’accompagnerait fatalement d’une « crise du travail » par la mécanisation et l’automatisation.
Selon Saraceno (op.cit.), inscrire la logique discursive de la « révolution numérique » dans l’histoire de l’idée de la « énième révolution industrielle » permet de voir dès la fin des années 1970, une récurrence dans les discours où les rapports des gouvernements évoquent les techniques nouvelles qui vont permettre de « sortir de la crise » du modèle tayloro-fordiste » et à « relancer le progrès ». Dans cette l’idée de la « énième révolution industrielle », la nouvelle technologie est soudaine, elle est une force innovante qui vient en rupture par rapport au passé et par rapport à la linéarité de l’évolution technique. Cependant, dans cette idée de la fin des années 1970, les discours sur l’industrie cherchent à rentrer dans une réflexion prospectiviste qui se base sur des ruptures par rapport au passé, ruptures devenues imaginables par les nouvelles technologies (Andersson, 2018). Cet auteur montre ainsi que cette réflexion prospectiviste se ressent dans les discours des années 1970 qui prennent appui sur les codes sociopolitiques des années 1960 pour construire des scénarios futuristes. La prospective et les techniques de scénarisation du futur contribuent dès la fin des années 50 au planisme ; les travaux du Groupe 198515 (1962) est un exemple de contribution au Plan par les réflexions menées en 1962 par les membres de ce groupe, sur les problématiques qui englobent les thématiques économiques classiques liées à la modernité à venir et les thématiques sociales de la transformation des mœurs dans la société.
Plus tard, dans les discours gouvernementaux des années 80 qui expliquent que les changements sur le marché de l’emploi et dans formes d’organisations du travail sont nécessaires, c’est davantage la transformation technique des systèmes de production qui est mise au centre de la démarche prospective plutôt que les thèmes sociétaux. Ces discours s’inscrivent donc dans un prospectivisme technologique qui questionne, à l’inverse des travaux menés dans les années 1960, l’organisation du travail et non l’Homme et ses préoccupations sociales dans la société du futur.
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Table des matières
Introduction
Première partie Littératures
1 Chapitre 1 – L’Industrie du futur, ou réaffirmer l’idéologie industrielle et managériale dominante
1.1 « L’Industrie du futur », un programme plébiscité par le gouvernement
1.1.1 Le constat de la nécessité d’un renouveau industriel
1.1.2 Du programme d’état à la démarche « Industrie du futur » des dirigeants
1.1.3 La démarche « Industrie du futur » et le message du changement organisationnel
1.2 L’ancrage idéologique de « L’industrie du futur »
1.2.1 Le glissement épistémologique de l’idéologie
1.2.2 L’hégémonie idéologique du travail industriel
1.2.3 L’idéologie gestionnaire dominante, le changement permanent
1.2.4 L’Industrie du futur : un ressort des normes sociales issues de l’idéologie dominante du travail industriel
1.3 Travail réel et normes sociales du travail industriel
1.3.1 Du rapport à la matière oublié au « solutionnisme technologique : revue critique de l’idéologie du travail industriel
1.3.2 L’ergonomie de l’activité et le « solutionnisme technologique »
1.3.3 Du consentement au Lean : revue critique de l’hégémonie managériale
1.3.4 Lean et ergonomie : des désaccords sur l’activité de travail
1.4 Synthèse : « Toujours plus de la même chose »
2 Chapitre 2 – Encadrer en proximité l’organisation, un travail de cadres dirigeants en PME
2.1 Cadre : un métier complexe issu de l’industrialisation
2.1.1 Rétrospective du monde patronal depuis la fin du XVIIIème siècle
2.1.2 Le cadre vu de son statut dans l’entreprise
2.1.3 Le métier de cadre : entre rôles et fonctions
2.1.4 Appartenir à un territoire, une dimension du travail des cadres en PME
2.2 Cadre dirigeant en PME : la proximité au coeur du métier
2.2.1 Être gestionnaire – dirigeant en PME et s’agencer avec les actionnaires – propriétaires
2.2.2 Gérer l’organisation en PME, le travail de proximité de ses dirigeants
2.3 Au-delà des rôles, des fonctions et de la spécificité PME, « Les cadres travaillentils ? »
2.3.1 Encadrer et logiques de l’organisation : l’activité des cadres à la recherche de sens et de cohérence
2.3.2 Produire ses normes pour encadrer en situation de changement organisationnel, le travail d’organisation des cadres
Synthèse : du travail d’encadrement au travail d’organisation, la pluralité des rapports au travail des cadres
3 Chapitre 3 – L’Homme au travail et la question de la culture
3.1 Quelques éléments épistémologiques de compréhension
3.1.1 La distanciation : principe de l’enquête de terrain ethnologique
3.1.2 La culture : un système imbriqué de signes
3.2 La dynamique sujet – culture matérielle – matière, un apport à la question de la culture dans l’analyse du travail
3.2.1 L’anthropologie des techniques, un courant de l’anthropologie du travail
3.2.2 Le sujet ou le travail du corps
3.2.3 La culture matérielle dans le rapport au monde celui (celle) qui travaille
3.2.4 La matière au travail ou la relation dynamique sujet – matière
3.2.5 Les effets des techniques et de la matière sur l’humain au travail
3.3 Embarquer la socio-anthropologie dans l’analyse des situations de travail des cadres
3.3.1 Les signifiants du travail industriel : des faits sociaux spécifiques
3.3.2 Le concept de « bloc sociotechnologique »
Synthèse : les apports sur la question de la culture dans l’analyse de l’activité : le rôle des signifiants dans le travail
Deuxième partie Problématique, dispositif de recherche et cadre méthodologique
4 Chapitre 4 – Problématique et dispositif de recherche
4.1 Problématique
4.2 Dispositif de recherche : choisir l’étude de cas pour aborder le travail d’organisation des dirigeants de PME
4.2.1 L’étude de cas comme choix de démarche qualitative
4.2.2 La construction sociale tripartite ouvrant sur une recherche épistémique
5 Chapitre 5 – Cadre méthodologique
5.1 Présentation de l’entreprise, terrain de l’étude de cas
5.1.1 Les éléments sociotechnologiques de l’entreprise
5.1.2 Présentation des différents acteurs engagés dans la recherche
5.1.3 Présentation du procédé industriel et de ses caractéristiques liées à la matière céramique
5.2 Méthodologie
5.2.1 Méthode de recueil des données
5.2.2 Méthode pour analyser les logiques des cadres dans leur travail pour être concurrents
5.2.3 Méthode pour identifier les rapports sujet – culture matérielle – matière, les rapports de proximité PME et les idéologies Industrie du Futur dans le travail des cadres
5.2.4 Méthode d’analyse de l’impact d’un modèle Lean sur l’activité de gestion de l’organisation de la production des cadres
Troisième partie Résultats
6 Chapitre 6 – Les logiques qui caractérisent le travail des cadres en PME
6.1 Les logiques des cadres pour tenir les objectifs classiques de « coût – qualité – délai »
6.1.1 Tenir les objectifs qualité à partir de l’expertise technique
6.1.2 Réagir plus vite pour mieux tenir les objectifs de délais
6.1.3 Améliorer les coûts chez soi et chez son donneur d’ordre, un nouvel objectif pour les cadres
6.2 La démarche « Industrie du Futur » éloignée des logiques des cadres
6.2.1 Anticiper la capacité de réponse technique de leur entreprise aux marchés de demain, les logiques de R&D des cadres au prisme de l’efficience
6.2.2 La démarche « Industrie du Futur » présente dans le champ de la formation des cadres
Synthèse : Des logiques qui dépassent le modèle « Industrie du Futur » pour les cadres en PME
7 Chapitre 7 – Tenir l’équilibre du système à partir des signifiants de qualité, un travail de cadres mis à l’épreuve par les techniques numériques
7.1 Les savoir-faire explicités par les cadres au prisme des dynamiques corps – matière
– culture matérielle
7.1.1 Mélanger la pâte céramique ou savoir ajuster les recettes
7.1.2 Injecter une pâte et positionner un noyau, ou transformer efficacement une matière instable
7.1.3 Cuire et imprégner les noyaux
7.1.4 Finir et contrôler l’aspect des noyaux ou travailler l’aspect solide d’une pâte de bonne qualité
7.1.5 La signification commune de fabrication de noyaux céramiques de qualité
7.2 Des cadres qui tiennent compte des signifiants de qualité face aux conflits entre règles formelles et savoir-faire de fabrication
7.2.1 Laisser faire certaines pratiques qui s’écartent de la prescription
7.2.2 Concevoir des consignes de travail qui donnent la possibilité aux salariés de mettre en oeuvre leurs savoir-faire
7.3 Deux exemples de l’émergence des outils numériques dans le travail d’un cadre : des questions et des transformations dans leur activité
7.3.1 Des indices des défauts aux données numériques, les questionnements du Responsable R&D dans son travail d’amélioration des pâtes céramiques
7.3.2 Des traces de fabrication à la traçabilité par le numérique, les transformations dans le travail d’industrialisation du Directeur technique
Synthèse
8 Chapitre 8 – Améliorer la gestion de l’organisation, le travail des cadres au-delà des propositions managériales « Industrie du Futur »
8.1 La prescription d’un modèle managérial et de fortes demandes de pièces, une nouvelle injonction dans le travail des cadres
8.1.1 Uniformiser les modèles de production de la supply chain, argumentée par la nécessité de tenir des délais : la stratégie de R-Craft
8.1.2 La méthode de R-Craft pour accompagner sa demande chez Céram : la Score Card et management visuel de la production
8.1.3 L’interprétation de la demande R-Craft par le Président : le modèle SMP jugé plus accessible que le modèle « l’Industrie du Futur »
8.1.4 Les difficultés à répondre aux commandes de R-Craft qui provoquent des retards
dans les délais de livraison des pièces
8.2 Organiser la réponse à la demande de SMP : le projet R-Craft
8.2.1 La constitution de l’équipe du projet R-Craft
8.2.2 Le choix de mettre en place un management visuel à l’atelier de finition étayé par les diagnostics externes : la première étape du projet R-Craft
8.2.3 Le plan d’action des cadres pour réorganiser de l’atelier de finition
8.3 Dépasser le projet R-Craft pour améliorer l’organisation de la production : l’interprétation et le travail d’organisation des deux cadres séniors
8.3.1 Les interprétations des deux cadres du contexte
8.3.2 L’interprétation du plan d’action : la mise en lumière de la cohérence du changement vue par les deux cadres
8.3.3 Le travail d’organisation des cadres lié à la première étape du projet R-Craft, la cohérence pour soi et la question du sens
Synthèse
Quatrième partie Discussion – conclusion
Conclusion
9 Discussion / Limites et perspectives
9.1 Le travail des cadres dans et pour l’équilibre du système sociotechnique
9.1.1 Le travail des cadres qui participe au maintien d’un équilibre « installé »
9.1.2 Le travail des cadres qui participe au maintien d’un équilibre « menacé »
9.2 Limites et perspectives
9.2.1 Le travail de qualité : la question des interrelations entre signifiants de qualité et santé au travail
9.2.2 Quels liens possibles entre règles de métiers, collectif de travail et signifiants de qualité ?
9.2.3 Travail des cadres et les conditions « pour soi » et les « pour les autres » de l’environnement de travail
9.2.4 L’influence du territoire sur le travail des cadres
9.2.5 En conclusion, si nous devions poursuivre ce travail
Annexes
Résumé
Résumé en anglais
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