L’industrie du divertissement et du plaisir
L’expérience du cinéma
Le cinéma est avant tout un élément constitutif de « l’industrie du plaisir » , pour reprendre les mots de Walter Benjamin, ou de l’industrie du divertissement, termes employés plus couramment aujourd’hui. L’industrie du divertissement repose par exemple sur les parcs d’attractions, le spectacle vivant, ou encore l’industrie musicale, et regroupe des expériences qui ont pour objectif de fournir du plaisir à un public. JeanPierre Roux et Jean-François Sirinelli intègrent le cinéma au sein de cette industrie : « […] le cinéma a assurément été conçu pour être un divertissement de foule, parfaitement intégré à une culture du sensationnel et de la curiosité scientifique, entre panoramas, dioramas, musées de cire, cabinets d’anatomie et visites à la morgue ».
La salle de cinéma : le lieu de l’expérience du divertissement cinématographique
Nous aborderons donc le cinéma dans ce sens, celui d’une expérience de divertissement. Un ou plusieurs individus vont, dans le cadre de la projection d’un film, s’enfermer dans une salle de cinéma pendant une heure trente à deux heures (voire plus). Dans la plupart des cas, le film choisi est un ensemble de significations et de codes narratifs, ensemble qui doit susciter chez un spectateur mature des émotions. Cette dernière notion est importante. Des émotions schématiques, qui peuvent aller de la peur à la compassion, sont rassemblées dans une seule sensation : le plaisir, le plaisir de l’expérience. Il est impératif que le spectateur ressente du plaisir à voir un film, afin qu’il revienne en voir un autre. Pour réaliser ce projet, le film n’est pas seul. La salle de cinéma, à titre d’exemple, est symptomatique des stratégies mises en place par les exploitants de salles pour assurer et augmenter ce plaisir. Une salle de cinéma, dans une quelconque grande agglomération française, est rarement une salle, mais plus souvent un multiplexe, un endroit consacré au divertissement, au plaisir, parfois à la détente, mais surtout à la consommation. Dans un multiplexe se trouvent plusieurs salles, donc plusieurs écrans sur lesquels sont projetées des publicités, des bandes-annonces de films puis l’attraction principale, le film. Mais, au sein d’un multiplexe, le spectateur peut trouver aussi une salle avec des jeux vidéo, des fauteuils pour se faire masser, des stands de confiseries, des espaces d’exposition, des cafés, des restaurants, etc. Le film est l’objectif qui peut motiver un déplacement au cinéma, mais il devient très rapidement un élément parmi d’autres d’une sortie organisée pour se divertir. Nous pouvons donc actualiser l’expression de l’historien du cinéma américain Douglas Gomery, cité par Jean-Pierre Roux et Jean-François Sirinelli, qui définissait le cinéma comme « un ensemble de plaisirs multi-media » . Il y voyait une addition de plusieurs sources de plaisir. Premièrement, le plaisir peut être procuré par différents types de média. La définition de Gomery concernait les premières projections, qui avaient lieu dans des cabarets ou des salles de music-hall, où le spectacle vivant et la musique venaient compléter la diffusion du film. Par ailleurs, cette définition peut s’élargir au spectacle de la salle. « […] Des altercations concernant les actualités et des chahuts enfantins aux émois amoureux, frôlements de doigts dans le noir autour du programme imprimé que les grandes salles offrent à leurs spectateurs bien plus silencieux » , voici la comédie qui se déroule dans l’obscurité du cinéma.
La salle de cinéma et ses variantes
Aujourd’hui, la salle de cinéma fait face à plus de concurrence qu’auparavant. L’expérience cinématographique doit donc être modifiée. Elle est alors souvent mélangée à une autre industrie ou métamorphosée. Les salles de cinéma ne sont pas situées exclusivement en ville, dans un bâtiment fait de briques et de ciment. Le cinéma vole aussi dans les avions. Aucune compagnie aérienne assurant des vols transatlantiques ne peut se passer d’une offre de films. Une grande majorité des avions modernes proposent un écran individuel avec un service de vidéo à la demande et un catalogue d’une centaine de films. C’est également le cas sur les bateaux de croisière, où des salles de cinéma sont à la disposition des passagers. Les salles de cinéma se retrouvent également dans les parcs d’attractions ; citons à titre d’exemple Disney Land Paris. Parfois, le parc d’attractions est exclusivement consacré au cinéma et plus largement à l’audiovisuel : c’est le cas du Futuroscope en France. Le Futuroscope propose de nouvelles expériences cinématographiques qui peuvent être des relais d’attraction pour les spectateurs, des métamorphoses partielles ou totales du ressenti originel, comme le cinéma en 3D relief, les films interactifs, etc.
Un cinéma commercial : l’offre et la demande
Le spectateur ne doit pas être seul dans une salle. Le plaisir individuel doit être multiplié par le nombre d’individus pouvant entrer dans une salle de cinéma à chaque séance de projection du film pour assurer son succès au box-office et sa profitabilité. Les industriels du cinéma ont donc mis en application les principes de la rationalité marchande de l’économie libérale .
Le marché
Dans un premier temps, dans le cadre d’une définition industrielle du cinéma, nous pouvons parler de marché, car il existe bien une offre cinématographique et une demande du public. Nous souscrivons dès lors à la définition de marché que propose Laurent Creton, « un lieu physique dans certains cas, mais surtout un lieu abstrait dans le cadre duquel sont atteints des points d’équilibre, en déterminant les quantités
échangées et les prix de cession. Le prix est non seulement une information sur l’état du marché, mais encore une variable qui rétroagit sur lui. Les acteurs du marché le prennent en effet en compte dans leurs processus de décision d’achat ou de vente, mais aussi d’investissement » . Nous continuerons à nous intéresser à un lieu physique, la salle de cinéma, malgré l’extension du marché vers des sphères immatérielles − la vidéo à la demande par exemple. Notre marché sera le marché de la salle. Il reste primordial, même s’il n’est plus comme autrefois l’unique lieu de retour sur investissement des producteurs. La salle de cinéma reste encore la «rampe de lancement » de nombreux longs-métrages de fiction. C’est un endroit indispensable pour légitimer l’appartenance du film à la catégorie du « grand cinéma», le cinéma de salle. Il est important de souligner cette particularité. En effet, un certain nombre de films ne sortent pas en salles ; on les classe dans des catégories telles que « Direct to video » ou « No theatrical release » pour les films ne bénéficiant que d’une sortie en DVD ou destinés à la télévision. On observe donc, selon la sortie ou non du film en salles, une véritable segmentation que l’on peut retrouver dans la distinction entre films de série A et films de série B, inventée par les studios hollywoodiens dans la première moitié du XXe siècle. Les films de série A avaient un plus gros budget que les films de série B, sans qu’ils soient pour autant moins profitables économiquement. La salle reste un lieu de distribution de films ultra-concurrentiels. L’offre de films est très variée en termes de quantité et de qualité. De plus, la programmation des films évolue très rapidement et certains films ne peuvent rester que quelques jours à l’affiche. Ce marché est donc extrêmement rude et « illustre particulièrement bien l’existence de cette brutalité, avec la vive concurrence qui existe entre les films, l’incertitude pèse sur la rencontre du public » .
Le marketing
Le marché a-t-il toujours raison ? Un film qui ne reste pas à l’affiche est-il nécessairement un échec qui aurait pu être évité et un film à succès est-il le fruit d’un savant calcul ? Les industriels du secteur qui s’en remettent aux « lois du marché », considérées comme les indicateurs les plus fiables, répondent positivement à ces deux questions. Afin de limiter les risques, ils s’appuient sur le marketing : savoir ce que veut le marché pour le lui proposer. « Le marketing part du marché et de l’analyse des besoins pour remonter vers la définition du produit. On peut le définir comme un ensemble de techniques et de savoir-faire orienté vers la satisfaction des besoins et des désirs, par la création de l’échange concurrentiel de produits et services. Il est couramment utilisé comme moyen d’orienter et de contrôler les marchés, en maîtrisant la combinaison de quatre variables fondamentales : le produit, le prix, la distribution et la communication. » Pour satisfaire les spectateurs et leur offrir ce qu’ils attendent, les industriels vont à leur rencontre et les invitent à participer à des sessions d’échanges (« focus group » et « projections tests » par exemple) où ils recueillent leurs sentiments, leurs envies, leurs frustrations ou leur colère. Ils veulent cerner le public pour être en mesure de concevoir les films correspondants, selon les résultats de ces études, aux clefs de l’attraction des spectateurs. Une « projection test » réunit un échantillon de personnes censé représenter le public type auquel le film est destiné. Lors de ce test est projetée une première épreuve du film sans les effets spéciaux, ou une version provisoire. Selon les retours du public, invité à donner son avis dans un questionnaire, le film peut être complètement remonté.
|
Table des matières
INTRODUCTION
1. OBJECTIF DE LA RECHERCHE
2. DEFINITION DES TERMES DU SUJET
3. PRESENTATION DES HYPOTHESES ET DE LA PROBLEMATIQUE
4. METHODOLOGIE ET CORPUS
5. CHEMINEMENT DU RAPPORT : DEMONSTRATION ET JUSTIFICATION
1ERE PARTIE : LE CINEMA : ART OU INDUSTRIE
1. L’INDUSTRIE DU DIVERTISSEMENT ET DU PLAISIR
1.1. L’expérience du cinéma
1.1.1. La salle de cinéma : le lieu de l’expérience du divertissement cinématographique
1.1.2. La salle de cinéma et ses variantes
1.2. Un cinéma commercial : l’offre et la demande
1.2.1. Le marché
1.2.2. Le marketing
1.2.3. Spéculation et prototype
1.2.4. La promotion
1.2.5. Le film : un produit de consommation singulier
1.3. Cinéma et genres
1.3.1. Codes et conventions
1.3.2. Repères et évasion
1.3.3. Les genres « locaux »
1.4. Le système des studios
1.4.1. Reproduction et copies
1.4.2. Un système idéal typique
1.4.3. Les producteurs « rois »
1.4.4. « Star-system » et « talent-system »
1.4.5. Innovations technologiques et expériences cinématographiques
2. LE CINEMA COMME ART DE L’IMAGE EN MOUVEMENT ET OUTIL D’EXPRESSION
2.1. Techniques et arts : de l’expérimentation à la théorisation du cinéma
2.1.1. Des vues uniques au montage
2.1.2. Les « nouveaux cinémas » et les nouvelles formes de films
2.1.3. Le cinéma expérimental
2.1.4. Théorie du cinéma : la subjectivité du cinéma
2.1.5. Théorie du cinéma : la représentation cinématographique
2.1.6. Théorie du cinéma : réalisme, impression de réalité et effets de réel
2.1.7. Théorie du cinéma : la sémiologie du cinéma
2.2. Un moyen d’expression
2.2.1. Cinéma et société
2.2.2. Cinéma engagé et cinéma militant
2.2.3. Les dangers et les limites
2EME PARTIE : UNE HISTOIRE DU CINEMA EN AFRIQUE DU SUD
1. 1895 – 1995 : CINEMA ET IDENTITE, UNE SOCIETE FRAGMENTEE
1.1. La période pré-apartheid
1.1.1. Les premiers pas du cinéma en Afrique du Sud
1.1.2. La population blanche et le cinéma : entre impérialisme britannique, industries de studios et nationalisme afrikaner
1.1.3. Un État, une nation, un cinéma
1.1.4. La population noire et le cinéma
1.2. Un cinéma national fragmenté durant l’apartheid
1.2.1. Un cinéma pour la population noire
1.2.2. Un cinéma de propagande, un cinéma national pour les Afrikaners
1.2.3. L’héritage du secteur cinématographique sous l’apartheid
1.3. Un cinéma de résistance et de transition
1.3.1. Premiers pas ?
1.3.2. Les années 1960–1980
1.3.3. La fin des années 1980 − le début des années 1990
1.3.4. Initiatives pour un cinéma démocratique
2. REFLEXIONS ET INITIATIVES CINEMATOGRAPHIQUES POST-APARTHEID
2.1. La transition démocratique
2.1.1. La transition
2.1.2. La transitologie
2.1.3. Le secteur cinématographique en transition
2.1.4. Réflexions sur le rôle des médias dans la transition
2.1.4.1. Médias : canevas de la représentation cinématographique des propositions politiques alternatives
2.1.4.2. Médias : des outils démocratiques par excellence
2.2. Réflexions, recherches et initiatives de démocratisation du secteur cinématographique
2.2.1. Les réflexions, les recherches et les initiatives de l’État
2.2.1.1. L’Arts and Culture Task Group et le White Paper on Arts, Culture and Heritage
2.2.1.2. National Film and Video Foundation Act, 1997
2.2.1.3. The South African Film and Television Industry Report
2.2.2. Les réflexions et initiatives d’organismes privés
2.2.2.1. M-Net New Directions
2.2.2.2. Le Film Resource Unit
2.2.2.3. Primedia et Ster-Kinekor
3EME PARTIE : BOULEVERSEMENTS DEMOCRATIQUES, BOULEVERSEMENTS CINEMATOGRAPHIQUES : VERS UN AUTRE CINEMA ?
1.1. Vers la démocratie, rappel historique
1.1.1. The Union of South Africa Act, 1909
1.1.2. L’apartheid
1.1.3. Act. 32 de 1961
1.2. Constitution de 1996 et nouvelles lois : principes théoriques et idéologiques pour un autre cinéma ?
1.2.1. Uni dans la diversité, vers un cinéma national varié ?
1.2.2. Protection des communautés, vers un cinéma communautaire ?
1.2.3. Protection des langues, vers un cinéma multinlingue ?
1.2.4. Rééquilibrage des injustices du passé, vers une égalité ou une proportionnalité d’expressions et de représentations des citoyens ?
1.2.5. Discrimination positive, vers un cinéma ouvert à tous, autres cinéastes et autres publics ?
1.2.6. Protection de la création
1.3. Les grands défis actuels : réalités sociales et réalités cinématographiques ?
1.3.1. Le sida
1.3.2. La pauvreté et les conditions de vie
1.3.3. La violence endémique
1.3.4. La discrimination positive
1.3.5. Racisme
1.3.6. Communautarisme
1.3.7. Angoisse démocratique et désillusion
CONCLUSION