Le handicap : de l’exclusion à l’acceptation
Les notions d’infirmité et de handicap sont des concepts ayant beaucoup évolué au cours de l’Histoire. Il apparaît nécessaire d’en étudier les représentations dans les sociétés afin de nourrir notre réflexion. Cette infirmité fut tantôt vue comme une punition divine, un avertissement, frappant tant la communauté que la personne en rendant impur un individu, tantôt comme une faiblesse méritant la charité à l’image de celle faite auprès des pauvres. Cette considération altruiste, accompagnée par les avancées scientifiques et les considérations philosophiques, vit le handicap se muer en une condition pouvant être réparée, soignée ou du moins compensée (Stiker, 2013, p.141). Dans les philosophies hellénistiques, « à la racine se trouve une phobie religieuse, parfois rattachée à la stérilité ou en tout cas du même ordre: la malédiction divine […] C’estpourquoi ce n’est pas d’abord d’une tuerie qu’il s’agit, mais d’une remise entre les mains des dieux » (Stiker, 2013, p.50). Cette pratique, appelée « exposition », est relatée dans de nombreux mythes tels que ceux de Moïse ou d’Œdipe. Elle marque la différence et le handicap de l’infamie divine. Cette impureté, imposée dans le judaïsme par Yahvé, entraîne l’exclusion des porteurs de handicap. Ces derniers sont privés du repas communautaire et de la possibilité de devenir rabbins ; le Lévitique n’autorisant en effet que ceux jugés « sans tares » à approcher le Temple (Lév. V, 16-24).Ces différents exemples établissent que les « infirmes » ou « handicapés » ne font alors pas vraiment partie de l’humanité et sont considérés comme inférieurs. Ils se trouvent ostracisés des activités et des institutions formant le cadre de la communauté. Cette conception excluante du handicap, présente dès les premières civilisations telle que la civilisation hébraïque ou hellénistique, se retrouve au fil des siècles avec les « monstres », étymologiquement ceux que l’on montre du doigt, ceux qui sont contre-nature. Cependant, le christianisme provoque un changement radical dans la conception qu’a la communauté de l’individu. Il affirme que tous les hommes ont un lien avec le divin et lutte, de fait, contre les exclusions et les discriminations, à l’image de l’esclavage. En introduisant l’idée que les pauvres et les infirmes seraient les premiers aux côtés de Dieu, la représentation de l’infirmité évolue et n’est plus une punition divine mais devient objet de charité. Mais, si les textes religieux marquent une première évolution de la représentation de l’infirmité, la place de la personne en situation de handicap dans la société ne change guère. Au Moyen-Âge, au tournant du premier millénaire et sous l’impulsion des ordres Franciscains et Hospitaliers, s’ouvrent des hôpitaux et des cloîtres prodiguant charité et soins. Cependant, le fonctionnement en espace clos isole les handicapés du monde, comme pour éviter ce miroir reflétant l’imperfection de l’Homme. Puis, l’ostracisme vécu par les personnes handicapées va progressivement s’estomper avec les Lumières. Les travaux de Louis Braille et la célébrité de Ludwig van Beethoven attestent notamment de cette place nouvelle accordée au handicap. Cependant, les préjugés et l’isolement resteront la norme (Stiker, 2013, p.142). Avec la première guerre mondiale, les infirmités physiques et morales s’ancrent un peu plus dans le quotidien et renvoient dès lors au sacrifice pour la Nation. Par conséquent, la société cherche à réparer ces corps qui ne sont plus « des erreurs de la nature » mais des héros dont il faut accompagner le retour de guerre et qu’il s’agit de remettre au travail.« L’image de l’infirmité va devenir celle d’une insuffisance à compenser » (Stiker, 2013, p.156). La société prend la mesure de ce qu’est le handicap. La personne en situation de handicap requiert des soins particuliers pour compenser et peut-être soigner son infirmité. Mais, elle doit surtout se voir offrir une place dans la communauté comme tout individu.
Définir le handicap
La loi du 23 novembre 1957 portant sur le reclassement professionnel des travailleurs handicapés apporte une définition médicale du handicap. Elle établit officiellement comme « handicapée, toute personne dont les possibilités d’acquérir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites par suite d’une insuffisance ou d’une diminution de ses capacités physiques ou mentales ». Cette définition prévaudra jusqu’aux milieu des années 1970. S’ensuit l’adoption d’un langage commun avec la définition donnée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) en 1975 : « Le handicapé est un sujet dont l’intégrité physique ou mentale est passagèrement ou définitivement diminuée, soit congénitalement, soit sous l’effet de l’âge, d’une maladie, ou d’un accident, en sorte que son autonomie, son aptitude à fréquenter l’école ou à occuper un emploi s’en trouvent compromises ». Cette définition laisse le champ ouvert à l’évolution de la personne et ne se veut plus réductrice ni stigmatisante. Elle donne trois dimensions au handicap : il est fondé sur une déficience, crée une incapacité, et, engendre un désavantage social (Fuster et Jeanne, 2009, p.15). Puis, progressivement, la relation avec des facteurs contextuels tels l’environnement de la personne ainsi que la dimension collective vont être pris en compte dans la condition des personnes en situation de handicap. Aujourd’hui, l’article 2 de la loi du 11 février 2005 détermine ce qui constitue le handicap par ces mots: « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions psychiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou troubles de santé invalidant ». Par cette prescription, le législateur consacre la place de citoyen à part entière aux personnes en situation de handicap et prescrit, pour répondre aux limitations et restrictions auxquelles ils sont confrontés, le principe de compensation. Ce principe aura de fait une grande influence sur de nombreux pans de la société et a fortiori sur l’École, via le Code de l’éducation notamment. Ainsi, la Loi du 11 février 2005 véhicule trois principes clés : le « projet de vie » des personnes handicapées dont le libre choix et la mise en œuvre doivent leur être garantis, la « participation », c’est-à-dire faciliter leur intégration à la vie sociale, et, « l’individualisation », qui place la personne handicapée au centre des dispositifs qui la concernent (Fuster et Jeanne, 2009, p.47). La confirmation de la place de citoyens, de membres à part entière de la communauté, des personnes en situation de handicap par la société et par l’État mène à une prise en charge de cette problématique par l’École. Cette institution, à la fois forgée par les valeurs de la République et ayant pour mission de les transmettre, dut donc accueillir de nouveaux publics avec des considérations cognitives et pédagogiques parfois éloignées des standards fixés préalablement par un système sélectionnant avant l’entrée au collège. En effet, le système scolaire républicain français, fondé par les lois Ferry et Buisson de 1882, établit un système éducatif complexe n’offrant pas le même parcours scolaire à toutes les classes sociales du fait d’une orientation précoce, dès le primaire. L’unification du secondaire au sein d’un collège unique en 1975 avait pour ambition de démocratiser l’éducation en offrant à chaque élève la possibilité de prétendre aux plus hauts diplômes, quelque soit son origine sociale ou ses besoins éducatifs particuliers. La démocratisation souhaitée consistait donc bien à ouvrir à tous le système élitiste déjà en place et non à créer une école prenant en compte les besoins et les capacités des élèves et au sein de laquelle tous peuvent réussir. Cette « massification » spontanée du système éducatif français a obligé l’Institution à se doter d’une définition du handicap pour pouvoir identifier les difficultés rencontrées par toute une frange de la population scolaire.
L’École et sa mission de réussite pour tous
Formée dès 1882 par les lois Ferry-Buisson instaurant l’Instruction publique, l’École est l’institution fondamentale de la République, sa « préoccupation première » tel que le stipule le premier chapitre du Code de l’éducation. Cette place prépondérante prise par l’Éducation nationale s’explique par la mission qui lui a été confiée par la Nation, à savoir la garantie faite à chacun de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, et, d’exercer sa citoyenneté. Dans l’optique de transmettre les savoirs, les professeurs se sont fondés sur un rapport éducatif décrit par Meirieu en ces mots: « une relation dissymétrique, nécessaire et provisoire visant à l’émergence d’un sujet » (Meirieu, 1997, p. 31). La dissymétrie évoquée par Meirieu correspond au savoir que l’enseignant cherche à transmettre à l’apprenant, un savoir que l’enseignant maîtrise et auquel il initie l’apprenant. Cette définition rappelle la différence fondamentale entre le maître et l’élève dans une relation éducative, l’élève étant nécessairement moins avancé que son maître dans la maîtrise des savoirs. Cette relation se traduisit traditionnellement par l’émergence des « cours magistraux », classes où le professeur construit face à ses élèves. Cette leçon que ces derniers ont, dans un premier temps, pour mission de prendre en note et de comprendre, est soutenue par des exercices effectués tantôt en classe, avec le soutien du professeur répétant, réexpliquant et apportant des compléments à la leçon, tantôt le soir chez l’élève dans le cadre du travail personnel. Cette méthode d’enseignement est dite « descendante » puisque le savoir va du professeur, dominant la relation pédagogique, à l’élève recevant ce-dit savoir. Si ce modèle s’est imposé comme la norme du système éducatif et ce du primaire au supérieur, c’est parce qu’il sut montrer son efficacité dans la formation d’une élite scolaire, comme le montrent les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ; la France se trouvant en effet parmi les grands pays de la recherche scientifique. Il faut noter en particulier le fort taux d’innovation des entreprises françaises, ces dernières étant les quatrièmes plus innovantes en Europe. Cependant, l’École n’est pas seulement une pépinière à chercheurs. Elle est fondée sur le principe de la réussite de tous et non sur la plus grande réussite possible pour quelques uns. Cette ambition éducative fut articulée en 2005 autour des cinq domaines de connaissances, de compétences et de culture identifiés par le socle commun que sont les langages pour penser et communiquer, les méthodes et outils pour apprendre, la formation de la personne et du citoyen, les systèmes naturels et les systèmes techniques et enfin les représentations du monde et activités humaines. Ce socle, introduit dans les pratiques de l’Éducation nationale par la « loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école », impulsée en 2005 par François Fillon, réaffirme le rôle complexe de l’École. Puisque celle-ci a pour ambition de transmettre des savoirs fondamentaux permettant l’intégration de l’individu au système économique ainsi que l’épanouissement civique du futur citoyen, il est apparu nécessaire au législateur de faire entrer les élèves en situation de handicap dans l’institution publique chargée de transmettre les valeurs et les pratiques de la République. Cette loi forme un tandem important avec celle du 11 février 2005 portant sur l’égalité des chances. En effet, la volonté affichée par l’État de reconnaître le handicap en lui donnant une définition officielle rappelle qu’aux yeux de la loi, il ne peut y avoir qu’un seul type de citoyens. Ce leitmotiv à lui seul explique la volonté de ne pas se contenter de soigner le handicap, mais bien d’essayer d’émanciper la personne en situation de handicap de l’isolement dans lequel leur condition peut les enfermer. L’École doit donc, en fonction de ces deux lois de 2005, se doter de moyens, d’outils et de pratiques permettant la scolarisation de tous les élèves au sein des classes ordinaires, bouleversant ainsi les méthodes traditionnelles d’enseignement.
Inscrire des parcours individualisés dans un collectif
« Le principe de l’ « école inclusive » est de construire un collectif où chaque élève est, tout à la fois, pris en compte dans sa « ressemblance » et sa « différence » » (Meirieu, 2013, p.14). L’inclusion scolaire implique de faire entrer des méthodes pédagogiques issues de l’éducation spécialisée au sein des classes ordinaires. Or, l’enseignement spécialisé a fondé ses principes pédagogiques sur sept dimensions particulières (Tremblay, 2012, p.25). Il faut en effet concevoir un enseignement individualisé, comportant des séries de tâches séquencées, séquences dont l’accent est mis sur l’éveil et la stimulation de l’élève. Ceci doit en outre être pensé dans un environnement particulier au sein duquel il est possible de récompenser les comportements corrects comme l’attitude de travail. Les interventions individuelles doivent permettre le développement des compétences de l’élève dans le but d’encourager chacun au maximum de ses capacités. On constate ici la charge importante de travail demandée à l’éducateur qui doit contrôler l’environnement et l’élève à l’intérieur de ce même environnement. Sur ce point, la taille des classes ordinaires et la nécessité d’être attentif à de très nombreux élèves ayant chacun des besoins différents dispersent l’attention et l’efficacité du professeur. L’enseignant, seul face à sa classe, se voit ainsi dans l’obligation de répondre à toutes les situations éducatives sans en avoir nécessairement les « clés ». Pris entre la gestion de sa classe, la transmission des savoirs et l’attention qu’il doit savoir porter à chaque élève, notamment à ceux en situation de handicap, on peut supposer que l’adaptation des pratiques de l’enseignant s’avère difficile, d’autant plus lorsqu’il se trouve seul face à sa classe. Au-delà de la transmission des savoirs, l’école occupe un rôle fort de socialisation tout en devant assurer désormais la « réussite personnelle » de chaque élève (Dubost, 2010). Là est toute la difficulté d’inscrire des parcours individualisés dans un collectif. Dans ce contexte, l’inclusion scolaire peut être objet de « stigmatisation » au regard des autres élèves et devenir catalyseur d’exclusion sociale (Bastide, 2011). S’ils sont 79% des enseignants à se donner les mêmes objectifs que pour les autres élèves avec des enfants en situation de handicap visuel, ils sont seulement 30% à se donner ces objectifs pour des troubles intellectuels et cognitifs (DEPP, 2018). L’objectif premier des enseignants sera, pour 69 % d’entre eux, de favoriser l’autonomie des élèves en situation de handicap (DEPP, 2018). Ainsi, on peut s’interroger sur les fins réelles de l’inclusion et le danger de valoriser la dimension sociale à l’acquisition des connaissances. Pourtant, quand « l’effet-classe » s’avère être en lien avec la progression des élèves etque la classe devient ainsi une « petite société » plus ou moins formatrice (Duru-Bellat, 2002, p.115), « la composition scolaire du public rassemblé pour les activités d’enseignement apparaît essentielle » (Duru-Bellat, 2002, p.117) et la mixité sociale devient vectrice de réussite scolaire.
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Table des matières
Introduction
Partie 1 : Cadre théorique
I/ Être handicapé : un phénomène social
1/ Le handicap : de l’exclusion à l’acceptation
2/ Définir le handicap
3/ Reconnaître pour agir
II/ Les dilemmes de l’école face à l’hétérogénéité
1/ L’École et sa mission de réussite pour tous
2/ Des moyens et dispositifs mis en place pour répondre aux besoins individuels des élèves
3/ Une inclusion parfois limitée malgré une réussite quantitative
III/ Impacts sur le « groupe-classe » et les pratiques pédagogiques
1/ Inscrire des parcours individualisés dans un collectif
2/ De nouvelles attentes dans les pratiques des enseignant-es
Conclusion
Partie 2 : Présentation de l’enquête
I/ Problématique
II/ Hypothèses
III/ Méthodologie
1/ Entretiens semi-directifs
2/ Terrain d’enquête
3/ Profils de la classe et des enquêtés
IV/ Résultats
A/ Une politique globale remise en cause
1/ Un manque de formation
2/ Des classes surchargées, un manque de temps, d’espace et de moyens
2.1.Les effectifs
2.2.Le temps pédagogique
2.3.Le manque d’espace
3/ Des malentendus avec les familles
B/ Une compensation du système par les enseignants à différents niveaux
1/ Adapter le matériel pédagogique
2/ A l’échelle de la classe
3/ En termes de contenus et d’attendus
4/ Un travail d’équipe
C/ La « réussite pour tous »?
1/ Socialisation versus réussite scolaire ?
2/ Quelle orientation pour ces élèves ?
V/ Limites de notre sujet
Conclusion générale
Bibliographie
ANNEXES
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