Dans un contexte d’inflation normative, les normes comptables et de reporting financier IAS/IFRS (ci-après IFRS) au plan international constituent l’un des quatre pôles de la Tétranormalisation (Savall et Zardet, 2005 ; Bonnet et Zardet, 2010) :
1. Echanges commerciaux (Organisation Mondiale du Commerce : OMC) ;
2. Conditions sociales (Organisation Internationale du Travail : OIT) ;
3. Sécurité comptable et financière (International Financial and Reporting Standards : IFRS) ;
4. Qualité et environnement (Organisation Internationale de Normalisation : ISO).
Par ailleurs le reporting financier des sociétés cotées européennes, régi par les normes IFRS54 , est désormais à rapprocher du reporting sociétal, également dénommé reporting extrafinancier, en vigueur depuis le début des années 2000 dans la plupart des pays européens, dont la France et l’Allemagne ; c’est ainsi que les régulations nationales incitent les entreprises cotées en bourse à « rendre compte », objectif même du reporting, de l’impact sociétal (social et environnemental) de leur activité.
Les rapports consacrés à la RSE (CSR Report) ou au Développement Durable (Sustainability Report), supports de la communication extra-financière, peuvent ainsi désormais trouver à s’insérer dans le « rapport annuel » initialement dédié à l’information juridique, comptable et financière. Dès lors le bilan sociétal, destiné à évaluer les actions en faveur de la responsabilité sociale des entreprises à l’égard des partenaires et de l’environnement répond, au même titre que le bilan comptable (Capron et al., 2005), à des règles de présentation de plus en plus formelles (Capron et Quairel, 2010), même si celles-ci ne sont pas encore érigées en normes.
Nos travaux, qui mettent en relation les normes comptables internationales IAS/IFRS et les pratiques en matière de RSE appliquées par les groupes cotés sur les marchés européens dans leur communication financière et extra-financière, reposent sur un triptyque normatif, sociétal et interculturel ; ils visent à établir, sur le terrain français et allemand, un lien entre les facteurs socioculturels et la façon dont les règles présidant à l’établissement du reporting financier et du reporting extra-financier sont interprétées et appliquées. Par la mobilisation des théories modélisant les enjeux et les mécanismes de la gouvernance, notamment la théorie de l’agence (privilégiant la création de richesse pour les seuls actionnaires) et la théorie des parties prenantes (qui relativise la gouvernance purement actionnariale en élargissant les enjeux à d’autres acteurs que les investisseurs), nous nous sommes appuyés sur l’information publique et avons mené des enquêtes auprès du management des sociétés incluses dans le panel des valeurs les plus échangées en France (CAC 40 élargi au SBF 120) et en Allemagne (DAX 30 élargi au DAX 100).
Cadre théorique et liens entre IFRS et RSE
Le choix de l’analyse combinée des IFRS et de la RSE résulte de l’imbrication croissante de l’information publique financière et sociétale dans la communication des sociétés que nous avons mentionnée dans la présentation de notre problématique.
Dans le prolongement du premier chapitre montrant la place privilégiée de l’actionnaire au cœur du référentiel IFRS, nous associons dans ce deuxième chapitre la théorie de l’agence et la théorie des parties prenantes en tant que logiques de valeur, tout en les différenciant pour raccorder la première à la valeur créée pour les seuls actionnaires (stakeholders), et la seconde à la valeur créée pour les parties prenantes (shareholders) au-delà de l’acception strictement actionnariale . Nous accolons à ce construit théorique autour de la théorie de l’agence et de la théorie des parties prenantes, d’une part, et de théories reposant sur des logiques transactionnelle (théorie de la légitimité), contextuelle (théorie de la contingence) et comportementale (théorie des conventions), d’autre part, des facteurs culturels propres à la France et à l’Allemagne susceptibles d’expliquer la propension germanique à la prudence, qui est de nature à freiner l’assimilation de la juste valeur et à expliquer un effet de rémanence du coût historique en marge de la juste valeur .
Les places boursières ne s’avérant pour l’heure pas plus sensibles à la qualité du reporting sociétal des émetteurs , qu’elles ne l’ont été à la bascule en 2005 des normes comptables nationales aux normes comptables internationales, nous avons recherché la relation entre IFRS et RSE au travers de la dualité « coût historique – juste valeur » en IFRS et en miroir de la distinction « stakeholders – shareholders » dans la communication RSE. Les indicateurs financiers et sociétaux sont à cet égard éclairants sur la prédominance en France des actionnaires et investisseurs dans les cibles de communication des sociétés au stade actuel du développement de la RSE et de la perception de son utilité par les émetteurs ; la diversité des indicateurs RSE (inhérente à la pluralité des référentiels RSE, par opposition à l’unicité du référentiel IFRS) n’est pas étrangère à cette perception de la RSE et par extension du développement durable . Les initiatives gouvernementales concomitantes en Allemagne et en France pour promouvoir la RSE ont abouti en 2011 à un Code de développement durable en Allemagne auxquelles les entreprises sont appelées à se mettre en conformité, tandis qu’en France, de façon plus contraignante par voie législative, la loi Grenelle 2 promulguée en 2010 consacre l’obligation pour les sociétés dépassant des seuils restant à fixer par décret, de rendre compte des conséquences sociales et environnementales de leur activité et de leurs engagements dans le domaine du développement durable ; c’est ainsi qu’en France le reporting extra-financier se trouve élevé à un statut quasiment équivalent de celui du reporting financier, emportant l’obligation comme pour les états financiers, et par analogie avec la certification des comptes par les commissaires aux comptes, d’une vérification par un organisme tiers indépendant missionné pour se prononcer sur la sincérité des informations rapportées.
Cette jonction entre le reporting financier et le reporting sociétal nous conduit à noter l’existence de normes IFRS pouvant trouver à s’appliquer spécifiquement dans le cadre du reporting sociétal, plus précisément dans sa composante environnementale . Dans ce même registre, une réflexion sectorielle sur l’utilité des normes IFRS au regard de la dimension environnementale de la RSE permettrait de progresser dans le reporting intégré et d’établir des passerelles entre le référentiel IFRS et d’autres pans de la Tétranormalisation, comme nous semble le préfigurer l’exemple du secteur immobilier : en dépit de l’absence de dominante environnementale marquée dans le corpus de normes IFRS utilisées actuellement dans ce secteur, il s’avérera nécessaire d’adapter ces normes aux exigences des labels de qualité se développant dans la gestion durable, voire d’en créer d’autres afin d’y répondre.
Prégnance des théories contractuelles
Parmi les théories contractuelles développées ci-après puis recensées sous une forme synoptique, dont nous avons perçu l’apport dans la mise en relation entre les IFRS et le RSE, la théorie de l’agence et la théorie des parties prenantes figurent au premier plan de notre recherche, car elles placent l’actionnaire (et dans une moindre mesure les dirigeants) au centre de la problématique en se fondant sur une logique de valeur, distincte d’une logique de transaction caractérisant la théorie de la légitimité, mais vers laquelle converge néanmoins la théorie des parties prenantes :
– la légitimité d’une organisation dépend en définitive du jugement des parties prenantes ;
– nous associons par ailleurs la légitimité organisationnelle invoquée en matière d’information sociétale (Déjean et Oxibar, 2006) à la légitimité normative (applicable en matière d’information financière) au travers des travaux déjà cités d’Habermas .
Représentation comptable des théories de l’agence et des parties prenantes
La théorie de l’agence et la théorie des parties prenantes s’inscrivent respectivement dans une conception dynamique et une approche statique de la comptabilité (Richard, 2002), différenciant les référentiels comptables nationaux français et allemands :
– la première, en consacrant la notion de valeur créée pour les seuls actionnaires (shareholders) et par assimilation les dirigeants, serait proche de la conception française de l’information comptable et d’une gouvernance actionnariale dans une optique essentiellement financière dirigée vers les actionnaires et investisseurs ; elle se rapprocherait de la comptabilité en « juste valeur », telle que promue par les normes comptables internationales, pour la meilleure information des actionnaires ;
– la seconde, en insérant l’entreprise dans son environnement, servirait résolument les intérêts de l’ensemble des parties prenantes (stakeholders) ; privilégiant le coût historique par opposition à la juste valeur, elle se focaliserait sur les échanges économiques de l’entreprise avec son environnement et sur son objectif productif.
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Table des matières
Introduction
Première partie. Positionnement théorique
1. Choix du sujet et contexte de notre recherche
1.1. Domaine d’investigation et portée des travaux
1.2. Définition de la problématique et justification du thème
1.2.1. Ressort de la problématique
1.2.2. Relégation du concept de performance boursière et délimitation du corpus normatif étudié
1.3. Approches épistémologique et méthodologique
1.4. Principales caractéristiques de la normalisation comptable internationale
1.4.1. Des fondements législatifs hétérogènes entre IFRS et RSE
1.4.2. Des parties prenantes animées par des intérêts divergents
1.4.3. Une population typée d’intervenants à la normalisation comptable
1.4.4. Processus de normalisation des IFRS
1.4.5. Processus d’homologation des IFRS
1.4.6. Interférences entre le cadre conceptuel et les besoins des utilisateurs des IAS/IFRS
1.5. Conclusion du premier chapitre
2. Cadre théorique et liens entre IFRS et RSE
2.1. Prégnance des théories contractuelles
2.1.1. Représentation comptable des théories de l’agence et des parties prenantes
2.1.2. Théorie de la légitimité
2.1.3. Théorie de la contingence
2.1.4. Théorie des conventions
2.1.5. Synoptique des théories contractuelles
2.1.6. Opposition entre théorie de l’agence et théorie des parties prenantes
2.2. Freins culturels à l’adoption des IFRS
2.3. Recherche de la relation entre IFRS et RSE : mode de gouvernance plus que performance financière
2.4. Vocation de la communication financière et sociétale
2.4.1. Le paradoxe de la juste valeur
2.4.2. Juste valeur versus coût historique
2.4.3. Les actionnaires face aux autres parties prenantes
2.4.4. Hiérarchie des indicateurs financiers et sociétaux
2.4.5. Référence à une cartographie stratégique de développement durable
2.4.6. Propositions de 15 indicateurs de l’Institut RSE Management
2.4.7. Code de développement durable allemand
2.5. Apport français de Grenelle 2 : dernier point de jonction à ce jour entre reporting financier et reporting extra-financier
2.6. Contribution des IFRS au volet environnemental du reporting sociétal
2.7. Conclusion du deuxième chapitre
3. Une vision française et allemande différenciée de l’intérêt des parties prenantes et de la protection des créanciers
3.1. Sources de financement comparées des entreprises
3.1.1. Rôle historique des banques
3.1.2. Influence du droit des sociétés sur la politique d’affectation des résultats
3.1.3. Comparaison des conditions et moyens de règlement
3.2. Caractéristiques majeures comparées des provisions pour risques et charges françaises et allemandes
3.3. Critères respectifs d’activation des investissements incorporels
3.4. Conclusion du troisième chapitre
4. Conclusion de la première partie
Seconde partie. Etude empirique
1. Proposition d’une méthodologie de recherche
1.1. Présentation des hypothèses et nature des résultats attendu
1.1.1. Hypothèse n°1
1.1.2. Hypothèse n°2
1.1.3. Résultats attendus
1.1.4. Synthèse de la section
1.2. Positionnement épistémologique et démarche de la recherche
1.3. Méthode et périmètre de la recherche
1.3.1. Constitution de notre échantillon
1.3.2. Caractère significatif de notre échantillon
1.3.3. Outils employés
1.3.4. Synthèse de la section
1.4. Limitations aux diligences envisagées
1.5. Viabilité et fiabilité de la recherche
1.5.1. Validité du construit et des instruments de mesure
1.5.2. Validité interne et externe de la recherche
1.6. Conclusion du premier chapitre
2. Résultats sur le volet IFRS de l’étude
2.1. Mode de recueil des données
2.1.1. Données quantitatives
2.1.2. Données qualitatives
2.2. Analyse des données
2.2.1. Données quantitatives
2.2.2. Données qualitatives
2.3. Analyse des résultats
2.3.1. Médianes et moyennes
2.3.2. Analyses de régression
2.3.3. Résultats de l’approche exploratoire de mesure de la perception des IFRS
2.3.4. Synthèse de la section
2.4. Conclusion du deuxième chapitre
3. Résultats sur le volet RSE de l’étude
3.1. Mode de recueil des données
3.1.1. Données quantitatives
3.1.2. Données qualitatives
3.2. Analyse des données
3.2.1. Données quantitatives
3.2.2. Données qualitatives
3.3. Analyse des résultats
3.3.1. Mesure d’occurrence verbale
3.3.2. Analyses de régression
3.3.3. Résultats de l’approche exploratoire de mesure de la perception de la RSE
3.3.4. Synthèse de la section
3.4. Conclusion du troisième chapitre
4. Conclusion de la seconde partie
Conclusion