L’importance nouvelle que prend l’État dans le secteur de la protection sociale 

Les femmes au sein du bureau : travail, vie et conditions difficiles

Mais pour mieux comprendre comment ce bureau peut fonctionner tout en étant actif et prospère, il convient de se pencher sur les échelons des dominés, et plus particulièrement des dominées. En effet, ce sont surtout les femmes qui doivent affronter des conditions de vie et de travail difficiles afin de permettre à l’institution d’oeuvrer correctement. Elles ne bénéficient ni de responsabilités, ni de reconnaissance dans ces années 1920, subissant pour nombre d’entre elles une vie difficile au service des plus démunis et/ou des représentations corsetées de la société.

Un travail au sein du bureau peu reconnu

Il convient tout d’abord de remarquer que le travail masculin est bien plus reconnu que le travail féminin réalisé pour le bureau de bienfaisance de Rennes. Les écarts de salaires sont importants, mais reflètent aussi les différences entre les postes occupés par des femmes, souvent subalternes, et ceux des hommes, avec davantage de responsabilités et plus haut placés dans la hiérarchie de l’institution. Mais même lorsque l’on s’intéresse seulement au personnel du bureau, on remarque des écarts de salaire (voir le tableau n°X sur les salaires du personnel du bureau, placé en annexe). Par exemple, en 1919, un contrôleur du droit des pauvres gagne quatre-vingt-dix francs par mois, là où une servante de lait n’en a que trente.
La différence majeure réside dans le fait que cette dernière est nourrie, blanchie et logée aux frais du bureau. Mais le tout est très rudimentaire et cela témoigne aussi d’une certaine aliénation des femmes à leur travail. Elles sont toujours sur leur lieu de travail, qui est aussi leur logement. Elles en sont bien plus prisonnières que les hommes et bénéficient par conséquent de moins de liberté de mouvement. En 1921, ce même contrôleur du droit des pauvres reçoit cent-cinquante francs par mois, alors qu’une contremaîtresse de l’orphelinat n’en a que vingt. Le travail féminin au début de la période est donc peu reconnu et mal payé.
Ce manque de reconnaissance s’exprime aussi dans les termes utilisés par les membres de la commission administrative lorsqu’ils évoquent le personnel. En effet, ces termes sont bien plus flatteurs lorsqu’il s’agit du travail masculin. Cela est particulièrement visible, en janvier 1921, lors de l’arrivée d’un nouveau médecin à la Goutte de Lait. Le premier docteur de cette oeuvre, et par ailleurs son créateur, le Docteur Leray était mobilisé pendant la guerre. Il a donc été remplacé par un autre docteur. C’est ce dernier, qui en 1921 quitte ses fonctions. La commission lui adresse alors ses « vifs remerciements », tout en exprimant sa « gratitude » envers le nouveau venu. Il sera chargé des consultations qui ont lieu chaque jeudi à la Goutte de Lait. Ces deux docteurs sont des hommes, ce sont des notables, que l’on respecte et considère pour le métier qu’ils exercent. Mais, ce sont aussi des membres du personnel du bureau de bienfaisance, et il ne viendrait pas à l’idée des administrateurs d’utiliser pour les désigner ou les remercier les termes employés pour les femmes du personnel (voir le tableau n°IX sur les termes utilisés pour désigner le personnel du bureau lors de différentes occasions, placé en annexe). En effet, lorsqu’une femme se présente à l’institution pour y travailler, les administrateurs s’entendent dire qu’elle est « bien vue » parce qu’ils ont eu des échos des lieux où elle a été employée précédemment, ou qu’elle est « méritante », « recommandée » ou encore que « les renseignements pris sur elle sont excellents ». Mais, le bureau se contente de reprendre les expressions entendues sur ces femmes auparavant, et non pas de lui exprimer sa propre gratitude ou de lui offrir la bienvenue. De plus, ces expressions ont souvent un aspect moral ayant trait à la renommée ou au mérite de la travailleuse, plutôt qu’à ses véritables compétences. Ces différents aspects sont absents des discours sur les hommes du bureau. Pour ce qui est des départs de femmes de l’institution, elles n’ont pas le droit à autant de remerciements que les hommes, voire elles n’en ont pas du tout (c’est le cas pour la grande majorité des religieuses).
Il est alors flagrant que le travail des religieuses, pourtant absolument nécessaire au fonctionnement du bureau de bienfaisance, ne bénéficie pas d’une grande gratitude de la commission. L’Église aime souligner l’importance de ces femmes pour le bureau de bienfaisance qui ne pourrait plus s’en passer car elles participent à son efficacité. Elles ne se contentent pas de distribuer les secours mais doivent aussi effectuer certains contrôles (sur le lait ou la viande avant que ces produits ne parviennent aux indigents). Les religieuses travaillent beaucoup et doivent faire face à différents inconvénients dans leur activité puisque « c’est un personnel qui n’a rien de stable, les soeurs changeant de résidence et d’emploi au gré de leur congrégation » pour reprendre les mots de l’administrateur Georges Dottin.
Pourtant, elles ne sont pas toujours vraiment reconnues par la commission qui les considère souvent comme de simples rouages dans le fonctionnement du bureau. Par exemple, lors de la séance du bureau du 11 janvier 1921, le registre de délibérations signale qu’une vieille soeur de quartier est malade et que la commission accepte de la garder comme soeur reposante. Cela signifie qu’elle restera dans les locaux du bureau jusqu’à sa mort, aux mêmes conditions et avec les autres soeurs, mais avec davantage de repos. A son décès, elle ne sera pas remplacée.
La commission, dans cette affaire, n’a aucun scrupule à évoquer la mort de cette religieuse, comme si celle-ci avait déjà eu lieu. De plus, dans le registre, on trouve l’expression suivante : « la commission décide de conserver Soeur Geneviève jusqu’à sa mort »135. L’emploi des termes « conserver » et « remplacer » renvoie davantage à l’utilisation d’objets que l’on garde ou change qu’aux déplacements d’une personne. En outre, cette soeur n’est pas connue de la commission (elle doit passer par l’intermédiaire de la directrice de l’orphelinat pour faire sa demande de soeur reposante), ce qui installe une distance entre les administrateurs qui décident et les petits rouages qui leur semblent tellement éloignés que cela les déshumanise presque. Financièrement, le travail des religieuses n’est pas non plus tellement reconnu. Il s’agit d’une réelle dévalorisation financière parce que les administrateurs sont parfaitement conscients du fait que ces femmes, par leur travail, ne cherchent pas la richesse mais le salut.
Employer des religieuses est par conséquent très avantageux pour le bureau. Elles sont désintéressées, ce qui évite à la commune de payer un personnel laïque nombreux. Lorsqu’en janvier 1925, la commission décide d’augmenter leur traitement (celui-ci passant de 988F à 1600F par an et par soeur, en comptant à la fois le traitement fixe et les allocations temporaires), il est évident que ce dernier reste tout de même faible136. On estime couramment que pour les soeurs, travailler auprès des plus démunis est avant tout un dévouement, donc, qu’à leurs yeux, le salaire n’est pas essentiel. De plus, la commission est bien consciente que les religieuses ne viendront pas réclamer des augmentations de traitement. Ces religieuses semblent alors constituer le meilleur groupe de travailleuses existant pour un bureau de bienfaisance ; elles sont toujours prêtes à faire des concessions, s’occuper des malades les plus atteints ne les rebute pas et elles ne recherchent pas le pouvoir. Elles acceptent alors facilement de se soumettre aux recommandations des médecins ou aux demandes de la commission qui peut alors exercer sa domination aisément puisque ces dominées s’accommodent et intériorisent leur propre domination. Même la directrice des soeurs n’échappe pas à cette domination et au mépris de la commission. Prenons l’exemple de l’automne 1921 : le 22 novembre, dans le registre de délibérations, il est question de la mise en place d’un poêle électrique dans l’infirmerie des soeurs à la demande de la directrice de l’orphelinat Soeur Maria mais sans autorisation de la commission. La directrice explique alors que le poêle à gaz avait été supprimé au moment de la mise en place de l’électricité. Mais comme le froid menaçait et que la soeur reposante avait besoin de chauffage, elle a acheté et installé le poêle électrique. La commission « blâme Mme la Directrice de n’avoir pas demandé l’autorisation de changer le mode de chauffage et délègue M. Maniez pour s’informer si le nouvel appareil est plus onéreux que l’ancien »138. Ici, la directrice n’a voulu qu’aider les religieuses malades le plus rapidement possible. L’affaire s’est, en outre, déroulée au sein du bâtiment des religieuses, où elle devrait pouvoir exercer son autorité puisqu’elle est la directrice de ces femmes. Pourtant, les administrateurs trouvent le moyen de la réprimander comme une enfant et de rappeler que ce sont eux qui prennent les décisions. Ils semblent ne pas accepter que qui que ce soit puisse faire des choix et avoir des responsabilités au sein de l’institution en dehors de leur propre commission. A les croire, la directrice ne doit être qu’un intermédiaire entre cette commission et la communauté de St Vincent de Paul, et qu’un rouage chargé d’appliquer les ordres qui lui sont adressés. Ce blâme des administrateurs semble exagéré, surtout lorsque l’on se penche sur la séance du 29 novembre suivant.
L’administrateur M. Maniez s’est renseigné auprès de la Compagnie du gaz et il en ressort que le poêle électrique est effectivement moins coûteux. La commission décide alors de garder ce système de chauffage mais précise qu’elle « maintient le blâme adressé à Mme la Directrice pour avoir agi sans autorisation de la commission ».

La situation peu enviable des orphelines

L’orphelinat de la rue du Griffon de Rennes, rattaché au bureau de bienfaisance, est aussi un moteur pour l’institution. Les orphelines suscitent des dons et legs, travaillent et vendent leurs productions et offrent une aura charitable au bureau par leur simple présence.
Ce dernier point est loin d’être négligeable puisque la ville de Rennes et les bienfaiteurs y sont sensibles, ce qui peut permettre des aménagements et des retombées économiques importantes pour l’institution. Pourtant, ces enfants si « utiles » sont souvent confrontées à une existence compliquée.
Les enfants et les jeunes filles de moins de 21 ans sont nombreuses à être déposées à l’orphelinat du Griffon durant cette période (c’est-à-dire entre 1919 et 1927) par rapport aux périodes suivantes. En huit ans, on peut dénombrer vingt-et-une arrivées (voir le tableau n°XI des arrivées à l’orphelinat du Griffon, placé en annexe). Cependant, le nombre d’orphelines du bureau de bienfaisance de Rennes est peu important par rapport au siècle précédent (voir le tableau n°VI sur le nombre d’indigents inscrits au bureau de bienfaisance, placé en annexe).
Cela est dû au fait que parallèlement à ces nombreuses arrivées, les départs d’orphelines récupérées par des tuteurs avant leur majorité sont fréquents. Dans les années 1920, l’orphelinat s’occupait d’une trentaine ou d’une quarantaine d’enfants, selon les années, alors qu’au milieu du XIXème siècle, elles étaient plus de soixante-dix149. Cela peut s’expliquer par la diminution du nombre d’abandons d’enfants en France durant la période. Ils étaient 8415 en 1921 alors qu’en 1931, ils sont 6397150. Cela est probablement principalement dû au recours massif à l’avortement dans cette population pauvre urbaine, mais aussi aux quelques politiques d’assistance développées par l’État qui sont favorables aux « filles-mères ». En effet, ces phénomènes ont une influence sur le nombre d’orphelines du bureau parce qu’elles sont pour la plupart des enfants de « filles-mères ». Les autres sont orphelines de mère ; le père seul ne pouvant plus subvenir aux besoins de son enfant au bout d’un moment. Mais lorsque c’est la mère qui a été abandonnée par le père ou qu’il est décédé, elle confie moins souvent son enfant à l’orphelinat. Ces femmes reconnaissent leur enfant, comptent le garder, mais parfois les réalités économiques leur font prendre conscience qu’elles n’ont plus la possibilité de s’en occuper. Une longue hospitalisation ou un séjour en prison d’un des parents peut aussi amener progressivement à une véritable dislocation de la famille, le parent seul ne pouvant pas toujours subvenir aux besoins des enfants. Une fois les parents séparés, il est très fréquent qu’un abandon ou qu’un placement des enfants s’opère. On s’éloigne de ses enfants la plupart du temps pour qu’ils puissent recevoir le nécessaire ailleurs parce que les parents n’ont qu’une vie de misère à leur offrir. Parfois il s’agit aussi pour eux de se défaire avec indifférence de ces enfants considérés avant tout comme un embarras, coûteux et sources de soucis. Le père veuf dont le salaire est insuffisant place également ses enfants en institution parce que cela est bien perçu par la société et qu’il se sent parfois désarmé face à eux (surtout face à ses filles) lorsque c’est la mère qui s’en est occupé jusqu’à sa disparition. Tout cela s’applique aussi aux orphelines de la rue du Griffon : on les dépose avant tout parce qu’un parent est décédé, ou parce que leur famille est divisée du fait de sa taille trop importante, de l’hospitalisation d’un parent ou du poids d’une maladie (voir le tableau n°XI des arrivées d’orphelines à l’orphelinat du Griffon, placé en annexe). Le tableau montre l’éclatement des familles engendré par la pauvreté (même si la plupart du temps le père travaille) : les enfants sont séparés des parents, les frères des soeurs ; et parfois l’absence de tout lien familial est patente. Par exemple, toujours dans ce tableau, on peut remarquer que certains enfants sont des pupilles de personnes qui ne sont pas de leur famille ou sont déposées par les Dames de la providence. Mais les enfants abandonnées ou déposées dont s’occupe le bureau de bienfaisance de Rennes sont en grande majorité arrivées à l’orphelinat par l’intermédiaire de leur père (voir tableau n°XI sur les arrivées à l’orphelinat du Griffon, placé en annexe). Le tableau permet de remarquer en effet que les hommes sont beaucoup plus nombreux à déposer leurs filles que les femmes (14 hommes pour 2 femmes entre 1919 et 1927). On peut trouver plusieurs raisons à cet écart. Élever seul ses filles pour un homme est parfois mal perçu par la société, on estime alors qu’il n’est pas qualifié pour cette tâche, qu’il est incompétent pour la surveillance et l’éducation morale des filles. A cela, il faut ajouter des raisons plus pratiques ; l’ouvrier accablé de travail n’a pas le temps de prendre soin de ses enfants surtout lorsque ceux-ci sont nombreux, et son seul salaire ne suffit pas toujours à subvenir à leurs besoins.
Mais beaucoup estiment en réalité que c’est à la femme qu’il revient d’éduquer les enfants, elle qui les a mis au monde. La grande majorité de la population de l’époque partage cette opinion, il est alors difficile pour les mères de déposer leurs enfants dans des institutions car elles seront facilement perçues comme de mauvaises mères. C’est aussi probablement une des raisons pour lesquelles les mères sont prêtes à faire davantage de sacrifices pour rester avec leurs enfants que les pères qui souvent refusent de dépenser plus qu’une portion de leur salaire définie à l’avance pour les enfants. Cependant, certaines mères se retrouvent également dans l’obligation de se séparer de leurs enfants. Le plus souvent ce sont des « filles-mères » ou des femmes abandonnées par leur mari. La femme choisit aussi souvent de déposer son enfant lorsque celui-ci est illégitime. Ces parents en difficulté se tournent alors vers l’orphelinat du Griffon. Les pères délèguent ainsi leurs fonctions à l’institution qui est souvent leur premier choix, ils s’adressent rarement à la famille ou à une nourrice contrairement aux femmes. Ces parents peuvent aussi choisir de se tourner vers la famille élargie (grand-parents, cousins) ou vers une nourrice pour prendre soin des enfants pendant qu’ils travaillent. Mais les nourrices sont souvent trop chères pour les familles populaires, donc si on n’a pas de famille élargie à qui s’adresser, on se tourne vers les institutions. La société de l’entre-deux-guerres ne condamne pas cet appel aux institutions et le placement d’enfants au sein de ces dernières est une pratique très répandue. Le bureau de bienfaisance tente alors de pallier aux difficultés familiales : les administrateurs de la commission se considèrent souvent comme des pères de famille alors que les « bienfaiteurs » du bureau estiment que les bénéficiaires de leurs dons et legs sont une nouvelle famille, voire des enfants adoptifs. Ces discours peuvent être réconfortants mais témoignent aussi d’un paternalisme à la limite du mépris et ne masquent pas totalement une réalité pénible pour les orphelines. Elles ont dû subir la pauvreté, les difficultés familiales, parfois les deuils et les séparations, et une fois à l’orphelinat du bureau de bienfaisance, leurs conditions de vie ne sont pas toujours plus simples.
En bas de la hiérarchie sociale, elles subissent donc la domination des plus aisés mais aussi celle des adultes qui s’occupent d’elles. Tout d’abord elles sont soumises aux contremaîtresses qui sont parfois sévères et intraitables. Elles cherchent à lutter contre la paresse et l’indiscipline tout en moralisant les jeunes filles. Pour cela, elles doivent faire régner l’ordre et leur délivrer une forte éducation religieuse. Les orphelines semblent plutôt disciplinées. Pourtant, en novembre 1925, la directrice annonce qu’une orpheline dit avoir été battue par une institutrice adjointe à l’école du Contour St-Aubin. Elle aurait frappé l’enfant (qui en portait même les marques) à la poitrine et à la jambe. La commission fait alors appel à un inspecteur primaire pour juger l’affaire. Ces violences sont peu fréquentes et l’incident se déroule en dehors du bureau puisqu’à l’école. Il semble même ici que la commission tente de protéger l’enfant en faisant appel à un inspecteur. Mais cet événement n’est qu’un élément de plus pour souligner les conditions de vie difficiles de ces orphelines, qui, même en dehors de l’enceinte du bureau où elles se sentent probablement souvent prisonnières, sont soumises à différents dangers. Et c’est peut-être justement à cause de ces dangers extérieurs qu’elles acceptent une forme de domination au sein du bureau.
Enfin, comme toutes les jeunes filles des années 1920, elles sont assujetties aux représentations de la société auxquelles elles se sentent obligées de se conformer. Elles doivent répondre à certains critères et posséder plusieurs qualités particulières, au risque d’être stigmatisées et marginalisées si ce n’est pas le cas (voire réprimandées par les contremaîtresses). Par exemple, il est bien venu de passer du temps à réaliser divers travaux de couture. La vertu, la virginité et le mérite sont récompensés et érigés en grandes valeurs de la jeune fille. Le mérite se traduit par l’origine modeste, le travail et les qualités morales164. En effet, il s’agit de faire de ces jeunes filles des femmes disposant de toutes les qualités de l’épouse modèle de l’époque, c’est-à-dire de la femme « travailleuse », honnête, vaillante, affectueuse, économe, fidèle et patiente.
Mais ces différentes qualités ne s’appliquent pas seulement aux orphelines, toutes les femmes peuvent ressentir la nécessité de s’y plier pour correspondre aux attentes de la société.
Cela est particulièrement visible dans la façon dont les dons et les legs sont réalisés pour le bureau de bienfaisance de Rennes.

Être méritante, pieuse et/ou dévouée : étude du système de dons et legs spécifique à cette époque

Le système des dons et des legs permet au bureau de fonctionner correctement, en lui apportant des sources de revenus. Les femmes y jouent un rôle non négligeable, elles sont à la fois les premières bénéficiaires et les grandes donatrices (car plus nombreuses que les hommes). Une fois de plus, c’est l’action des dominées qui permet un bon fonctionnement de l’oeuvre. En effet, ce système de dons et legs est empreint de diverses formes de domination envers les femmes et les filles. Il s’agit tout d’abord de rappeler la différence entre le don et le legs. Alors que le don (ou la donation) est une « transmission entre vifs », le legs est inscrit dans un testament. La personne bénéficiaire du legs ne sera véritablement titulaire du bien ou de la somme qu’une fois le donateur décédé.
Les dons et legs du bureaux de bienfaisance durant les années 1920 sont principalement destinés aux femmes et aux filles méritantes, pieuses et bien élevées. En effet, les legs s’adressant aux « pauvres en général » sont de moins en moins nombreux. Le bureau se plaît à souligner la générosité des bienfaiteurs mais ceux-ci aident surtout certains indigents. Ils choisissent une catégorie particulière de pauvres qu’ils veulent secourir (vieillards, jeunes filles, prisonniers, filles à marier…). Beaucoup de parents font des dons lorsque leurs enfants sont décédés par exemple ; ils peuvent demander au bureau d’entretenir les tombes, mais surtout, ils adressent leurs dons aux jeunes filles ou garçons comme si ces derniers constituaient un remplacement de l’enfant disparu. Ils choisissent aussi de donner parfois aux malades qui souffrent de l’affection qui a emporté leur fils ou leur fille. Les liens avec l’histoire familiale sont donc patents (pour reprendre l’exemple de Jean-Luc Marais, un enfant de « naissance irrégulière » donne, une fois adulte, à des enfants de « naissance irrégulière »165) et le legs précis de plus en plus fréquent. Il s’adresse alors « au plus vieux et malade », « à l’orpheline zélée », « au bon apprenti », « à une mère pauvre et seule ».
Progressivement, on remarque qu’être pauvre ne suffit plus, il faut faire partie d’une catégorie qui mérite la donation. Cela est surtout valable pour les femmes : la jeune fille doit être vertueuse, la mère jeune, pauvre, accablée de nombreux enfants et dévouée. On retrouve alors souvent dans les dons et legs les problématiques de l’hygiénisme et du natalisme qui couvrent la période. Les bienfaiteurs voudraient, pour nombre d’entre eux, créer une société dans laquelle les pauvres seraient reconnaissants et pourraient, grâce à leurs efforts, leur épargne et leur vertu (et grâce à l’éducation pour leurs enfants) sortir de la misère. Dans cette société, les anciens seraient écoutés et tenus en estime, les enfants prendraient soin de leurs parents et les jeunes filles seraient vertueuses. Même si cette société est bien éloignée de la réalité, les donateurs y croient et les dons et legs pour les jeunes filles pauvres et irréprochables de la paroisse ainsi que pour les orphelines du Griffon pieuses et travailleuses sont nombreux.
Ainsi, le don n’est pas accusé d’encourager à la paresse ou à la débauche. Plusieurs exemples de ces dons et legs pour moraliser les indigent(e)s sont présents dans le registre de délibérations du bureau de bienfaisance de Rennes. C’est le cas du legs d’une femme veuve et sans profession en janvier 1921. Par testament, elle lègue une rente annuelle et perpétuelle de 200F pour l’habillement de deux jeunes filles pauvres de la paroisse St-Sauveur de Rennes pour leur première communion. Elle veut une toilette « en mousseline blanche, jolie et de la plus grande simplicité ». Le curé de cette paroisse est désigné pour choisir les deux filles qui doivent être méritantes, pieuses et avoir une bonne tenue. Le but de la bienfaitrice est donc de moraliser plusieurs jeunes filles pauvres en montrant que les deux qui ont obtenu le legs sont celles dont les qualités ne font aucun doute. Elles doivent donc montrer l’exemple à l’ensemble des filles de la paroisse. Passer par l’événement qu’est la communion en offrant de manière ostentatoire des robes, permet au message de passer facilement ; par un simple regard, les jeunes filles devraient comprendre l’exemple à suivre, valorisé par la société.
Cette bienfaitrice lègue également 1000F pour la Goutte de Lait. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres (voir le tableau n°XII sur les dons et legs pour le bureau de bienfaisance, placé en annexe) mais les donateurs privilégient effectivement les orphelines, la Goutte de Lait (en 1919), ou les enfants pauvres des écoles publiques de Rennes qui auraient besoin d’argent pour partir en colonies de vacances (en 1925). Tous ces exemples mettent en avant des aides principalement à destination des femmes et des enfants.

Les grands objectifs de la période

S’adapter au chômage de masse

La grande épreuve du bureau de bienfaisance dans ces années demeure, bien avant tout le reste, l’adaptation aux conséquences des crises, et plus particulièrement au chômage.
Ce dernier devient « de masse » après la crise de stabilisation des années 1927 et 1928, puis, de manière encore plus flagrante, au début des années 1930 avec les répercussions en France de la crise de 1929.
Dès 1927, on trouve les premières mentions du chômage dans le registre de délibérations du bureau de bienfaisance. En janvier, « M. le maire met la commission au courant des misères naissantes du fait du chômage qui commence à sévir »178. Le chômage ne semble donc pas être directement visible sur le terrain, mais plutôt appréhendé par les élus comme une épreuve inévitable à affronter. Il s’agit en réalité des effets de la crise de stabilisation des années 1927-1928. Cette crise est due à un relèvement rapide du franc. La consommation des ménages est profondément ralentie par ce choc résultant de cette stabilisation-revalorisation du franc. Selon Joseph Soavi, « dans certaines branches, la crise de stabilisation soutient même la comparaison avec les premières atteintes de la crise des années 1930 »179. La commission doit donc s’adapter : elle demande d’abord l’autorisation au préfet d’ouvrir un crédit de 50 000F qui serait mis à disposition de la caisse de chômage. Les administrateurs évoquent une ouverture de nouveaux crédits « en raison de faits imprévus résultant de la situation économique exceptionnelle »180. Le bureau de bienfaisance fait alors face plutôt aisément à cette première vague de chômeurs. Mais ce sont surtout les années 1930 qui leur apportent un flot de nouveaux assistés touchés par le chômage.

Aider la mère et l’enfant : le processus de modernisation de la Goutte de Lait

La Goutte de Lait rattachée au bureau de bienfaisance de Rennes fonctionne depuis 1901, mais elle est surtout au coeur de toutes les attentions dans les années 1930. C’est plus particulièrement à partir de 1927 qu’une période de modernisation très importante de l’oeuvre s’amorce. En effet, cette année peut être considérée comme cruciale pour différentes raisons.
La commission cherche alors à offrir du matériel innovant à la Goutte de Lait (comme de nouveaux porte-bouteilles prêtés aux femmes admises à ce service). Les administrateurs remarquent également que « l’oeuvre de la Goutte de Lait a pris cette année un développement considérable. La moyenne des enfants admis est passée de 58 à 71 ». C’est donc à partir de 1927 qu’ils décident d’ouvrir un nouveau crédit parce que le prix du lait augmente et que « la commission est unanime à penser que cette oeuvre est de première nécessité ». En effet, la Goutte de Lait rennaise commence à acquérir une certaine renommée, due à la fois à son efficacité, à sa modernité supposée et à ses diverses innovations.
Elle devient alors la grande préoccupation de la période. Une explication de ce regain d’intérêt pour l’oeuvre est probablement due au fait que l’ordonnateur est alors une femme. En effet, à partir du 7 juin 1929, l’administratrice Mme Legros occupe ce poste et accorde alors plus d’importance à ce service de consultations que ne le faisaient ses prédécesseurs.
Lorsqu’elle présente les budgets et ses rapports moraux, elle ne manque pas de souligner l’importance de la Goutte de Lait, ainsi que les différentes améliorations pouvant y être apportées. Par exemple, en 1936, dans son rapport moral d’ordonnateur, elle propose de « donner un abri aux mères qui conduisent, chaque jeudi, 52 bébés à la visite du Docteur, au service de la Goutte de Lait ». Elle cherche donc à offrir un service de plus en plus accueillant pour les jeunes mères. Lorsque l’administratrice décrit le budget additionnel, il est également particulièrement clair que la Goutte de Lait fait partie des priorités du moment : toujours en 1936, au milieu de la liste des dépenses qu’elle a établie, celles dévolues à la Goutte de Lait sont importantes. De plus, la mention de ces dépenses pour l’oeuvre est accompagnée de la précision « service ayant pris un grand développement ». La même année, la commission ouvre, en outre, un nouveau crédit pour « l’aménagement, la transformation et le développement de l’oeuvre de la Goutte de Lait »205 s’élevant à 150 000F.
Les dépenses étant très axées sur ce service de la Goutte de Lait, il est assez évident qu’il se trouve parmi les priorités du bureau.

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Table des matières

INTRODUCTION 
Associer bureau de bienfaisance et concept de domination
Domination ancienne, nouvelles dominations
Les dominants et le texte public
S’intéresser aux dominés
Les écueils à éviter
Vers la fin d’un modèle
CHAPITRE 1 : UNE INSTITUTION REPOSANT SUR DES DOMINÉES ? (1919-1927) 
Le fonctionnement du bureau de bienfaisance
Le fonctionnement interne et les oeuvres rattachées
Les oeuvres avec lesquelles le bureau collabore
Les rapports aux instances supérieures
Un bureau actif et prospère
Remédier aux conséquences directes de la Première Guerre mondiale
De nouvelles priorités
Une période de prospérité
Les femmes au sein du bureau : travail, vie et conditions difficiles
Un travail au sein du bureau peu reconnu
La situation peu enviable des orphelines
Être méritante, pieuse et/ou dévouée : étude du système de dons et legs spécifique à cette époque
CHAPITRE 2 : ÉVOLUTIONS DES REPRÉSENTATIONS ET DES MENTALITÉS (1927-1939) 
Les grands objectifs de la période
S’adapter au chômage de masse
Aider la mère et l’enfant : le processus de modernisation de la Goutte de Lait
Accueillir les étrangers pauvres
Une meilleure situation des femmes
Davantage de responsabilités : les premières administratrices
Davantage de reconnaissance du travail social
De meilleures conditions de vie et de travail : les orphelines et les employées
Des évolutions qui n’excluent pas quelques difficultés
Les conflits autour du droit des pauvres et des dons et legs
La vie privée des pauvres et des femmes sous contrôle
Des rapports de domination entre indigents et administrateurs, et entre hommes et femmes toujours très marqués
CHAPITRE 3 : ENTRE CHAOS ET DÉSIR DE STABILITÉ (1939- 1945) 
Une époque mouvementée
Le basculement du bureau dans la Seconde Guerre mondiale
Les nouvelles difficultés engendrées par la Seconde Guerre mondiale
L’importance nouvelle que prend l’État dans le secteur de la protection sociale
S’adapter à la conjoncture : chercher des solutions face une situation de crise
L’évolution des aides
La recherche de nouvelles entrées d’argent
Se lier avec de nouvelles oeuvres
Chercher des constantes dans une période chaotique
Le rôle des femmes reste traditionnel malgré quelques petites évolutions
L’image du bureau et son rôle restent les mêmes malgré une réorganisation
Une destruction des constantes et des velléités conservatrices ? La période de la Libération et les modifications qu’elle a entraînées
CHAPITRE 4 : LES DERNIÈRES AMBITIONS (1945-1953) 
Des avancées sociales et sociétales visibles
Une affirmation des femmes au sein du bureau
De nouvelles aides et de nouvelles méthodes pour vaincre la pauvreté
Davantage d’empathie envers les pauvres ? Étude du vocabulaire
Vers le bureau d’aide sociale
Un bureau de bienfaisance inadapté
De profonds changements dans les rapports aux instances supérieures
De nouvelles préoccupations nécessitant finalement une réforme
CONCLUSION 
LISTE DES ANNEXES 
ANNEXES 
SOURCES 
BIBLIOGRAPHIE

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