La neurolinguistique est une discipline qui s’attache à explorer la représentation cérébrale du langage (Van Lancker Sidtis, 2006). Cette discipline a fait son apparition avec les études chez les patients cérébrolésés (Cohen et Hecaen, 1965). Et comme il a été souligné récemment par Noam Chomsky et coauteurs, l’interdisciplinarité est absolument indispensable pour mieux comprendre la faculté de communiquer via un système langagier élaboré (Hauser et al., 2002), et notamment entre la linguistique qui définit les niveaux d’organisation du langage, la neuropsychologie et la neuroimagerie qui explore le fonctionnement cérébral. Nous aborderons ici la compréhension de la phrase affective sous ces différents points de vue, afin de mieux comprendre ses bases neurales.
De manière générale, le langage est une des fonctions de représentation à la disposition de l’être humain. La communication langagière repose sur l’interaction entre un émetteur (ou locuteur), qui envoie un message codé, et un récepteur (ou interlocuteur), qui peut décoder ce message (modèle de communication de Shannon et Weaver, 1948). Ce message peut être décomposé en deux éléments : les éléments ortholinguistiques et les éléments paralinguistiques (Van Lancker Sidtis, 2006).
Définissons du point de vue linguistique ces différents éléments (Lacheret-Dujour et Beaugendre, 1999). Les éléments ortholinguistiques sont au nombre de cinq : la composante phonétique concerne les sons du langage ; la composante phonologique représente l’organisation de ces sons au sein du message pour former des morphèmes (plus petites unités de sons porteuses de sens) ; la composante morphologique1 correspond à la combinaison des morphèmes pour former des éléments du lexique (qui correspond à l’ensemble des mots) ; la composante syntaxique représente le niveau d’organisation des morphèmes pour former les énoncés signifiants ; et enfin la composante sémantique concerne l’association des signifiés (ou concept) aux signifiants qui constituent les unités lexicales .
Dans le modèle de Diana Van Lancker Sidtis, si l’organisation des éléments constituant le message à transmettre est bien définie par la linguistique, l’organisation neurale est pour le moins sommaire . Les fonctions ortholinguistiques seraient traitées principalement par l’hémisphère gauche et l’implication de l’hémisphère droit serait liée au traitement des éléments paralinguistiques du langage, c’est-à-dire à la définition du contexte énonciatif, au traitement des gestes et expressions du visage, à la prosodie affective.
Par conséquent, une intégration au niveau neural de ces deux types d’informations est nécessaire pour comprendre le message. Comment se déroule l’interaction entre informations ortho- et paralinguistiques au niveau neural pour aboutir à la compréhension du message dans son ensemble ? Pour étudier ce type d’interaction, notre intérêt s’est porté sur l’étude des bases neurales de la compréhension de la phrase affective présentée auditivement. Ce type de traitement nécessite l’intégration des éléments ortholinguistiques de type phonologique, syntaxique et sémantique, (et le niveau morphologique qui a été peu étudié en neuroimagerie, Friederici et al., 2000; si l’on exclut le niveau phonétique traité dans les aires auditives primaires, Boemio et al., 2005) et d’un seul élément paralinguistique. En effet, l’aspect paralinguistique au niveau de la phrase est limité à la prosodie ou intonation affective, car l’effet du contexte énonciatif est restreint au niveau d’une phrase isolée. Dans la suite de chapitre nous allons donc montrer que ce type d’interaction au niveau de la phrase n’a jamais été étudié en neuroimagerie.
Peu d’études de neuroimagerie se sont intéressées au traitement lexical affectif. Seuls deux auteurs l’ont abordé à travers la lecture passive de mots émotionnels (Beauregard et al., 1997) ou la génération de mots émotionnels (Crosson et al., 1999). Ces études ont uniquement abordé le langage affectif au niveau du mot. Or dans ce type de matériel, la dimension paralinguistique est réduite voir inexistante. En réalité, la littérature de neuroimagerie sur la compréhension de la dimension affective du discours oral a porté essentiellement sur le traitement de l’élément paralinguistique qu’est la prosodie affective (Wildgruber et al., 2002; Kotz et al., 2003; Wildgruber et al., 2004; Wildgruber et al., 2005; Grandjean et al., 2005). Cependant, les paradigmes utilisés dans ces études ont été construits afin de limiter le traitement ortholinguistique. Ainsi, aucune étude de neuroimagerie n’a, à notre connaissance, exploré l’interaction neurale entre traitement ortho- et paralinguistique au niveau de la compréhension de la phrase. Nous avons choisi dans ce chapitre d’introduction de présenter les travaux de linguistique, de neuropsychologie et de neuroimagerie portant sur la prosodie affective, afin de comprendre en quoi l’étude des bases neurales de la compréhension de la phrase affective nécessite la prise en compte à la fois de l’aspect ortholinguistique et à la fois de l’aspect paralinguistique. Nous exposerons tout d’abord les données issues de la linguistique montrant les interactions de la prosodie avec les différents éléments ortholinguistiques au cours de la compréhension du langage. Nous verrons ensuite que l’exclusion du traitement ortholinguistique dans les paradigmes d’étude de neuroimagerie sur les bases neurales de la prosodie affective pose un certain nombre de problèmes quant à l’interprétation des résultats fonctionnels, et à leur cohérence vis a vis des données neuropsychologiques sur la question.
La description de ces données va permettre de mieux comprendre l’étroite relation entre élément ortholinguistique et prosodie affective, et montrer pourquoi il est important de prendre en compte des deux dimensions pour comprendre les bases neurales de la compréhension de la phrase affective.
LA PROSODIE AFFECTIVE
Dans le langage courant, la prosodie est définie par les termes « intonation » ou « mélodie du langage ». Le choix de présenter les travaux de la linguistique et des neurosciences portant sur la prosodie affective a été motivé par le fait qu’elle constitue, avec les fonctions ortholinguistiques du langage, le cœur de la communication orale affective. Pour débuter, nous verrons en quoi la prosodie affective est indispensable au langage en montrant qu’elle intervient dans la mise en place du langage très précocement, et qu’un trouble de la prosodie affective entraîne un handicap important pour la communication sociale. Puis nous ferons une revue de la littérature linguistique, neuropsychologique et de neuroimagerie sur cette fonction paralinguistique afin de mieux comprendre son interaction avec les fonctions ortholinguistiques au cours de la compréhension du langage.
L’IMPORTANCE DE LA PROSODIE AFFECTIVE DANS LA COMMUNICATION
La prosodie affective semble être présente chez l’enfant très tôt au cours du développement. En effet, dès le 3ième trimestre de grossesse, le fœtus peut percevoir l’intonation qui est transmise parfaitement à travers le sac amniotique (pour une revue voir Querleu et al., 1988).
Après la naissance, pour communiquer avec des tout-petits, les parents utilisent le parlé bébé (ou motherese en anglais). Cette manière de s’exprimer repose sur une accentuation très exagérée du discours par rapport au mode de communication entre adulte et permet d’individualiser les sons du langage. Elle s’apparenterait à une forme de prosodie affective (voir la réponse de Monnot à l’article de Falk, 2004). La compréhension du discours dirigé vers l’adulte a été comparé à celle du parlé bébé chez des adultes (Fernald, 1989). Afin de prendre en compte uniquement la dimension prosodique de ces deux modes de communication, une opération de filtrage du signal de parole permet d’enlever tous les éléments segmentaux du discours (contenu lexical). Ainsi traité, le discours donne l’impression d’être entendu à travers une porte. Lorsque l’on confronte des adultes à ces deux types de communication filtrée, ils ont plus de difficulté à reconnaître l’intention communicative du discours filtré dirigé vers les adultes que celle du parlé bébé filtré (Fernald, 1989). Ces résultats montrent que l’intonation véhiculerait donc son propre sens plus particulièrement marqué dans le discours dirigé vers l’enfant. Ainsi le très jeune enfant peut accéder au sens d’un énoncé en s’appuyant sur la prosodie, avant d’être capable de bien décoder le contenu lexico-syntaxique vers l’âge de deux ans (BoyssonBardies, 1996) .
Cette notion de préséance de la prosodie sur le contenu lexical au cours du développement du langage peut être appliquée à l’apparition phylogénétique du langage. En effet, Dean Falk propose qu’au cours de la préhistoire, les femmes des tribus de chasseurs-cueilleurs étaient obligées de laisser leurs enfants à terre pendant la cueillette. Afin de calmer leurs pleurs, et de limiter la sensation d’abandon liée à la perte du contact physique avec la mère, ces femmes auraient développé une sorte de communication via des nuances intonatives (Falk, 2004). Ce mode de communication, reposant sur une forme proche de la prosodie affective, aurait évolué par la suite pour donner naissance au protolangage (qui n’est plus utilisé). Ce protolangage aurait compris un contenu phonologique, lexical et syntaxique simple. Toutefois, la prosodie aurait gardé une place essentielle voire majoritaire dans la compréhension de ce protolangage. Il avait sans doute une visée communicative simple et directe, ne nécessitant qu’une intervention minime d’un contenu ortholinguistique élaboré. Ce protolangage aurait ensuite évolué vers le langage parlé que nous utilisons tous les jours. Ce langage parlé intègrerait une dimension syntaxique plus complexe permettant une communication plus élaborée (Falk, 2004). C’est à ce niveau de l’évolution du langage que les éléments ortholinguistiques auraient pris une place aussi importante que la prosodie dans la compréhension du langage.
Ainsi, au cours du développement et au cours de l’apparition du langage, le rôle de la prosodie affective aurait diminué dans la compréhension de l’intention communicative au profit des fonctions ortholinguistiques. Mais nous allons voir qu’elle joue toujours un rôle fondamental dans la communication chez l’adulte. Une atteinte de la production de la prosodie affective entraîne un handicap sérieux conduisant à l’incompréhension de l’entourage, à l’exclusion de la vie sociale. Ainsi a été relaté le cas d’une institutrice dont la lésion cérébrale gênait l’exercice de ses fonctions. Elle était en effet incapable de maintenir la discipline dans sa classe ne pouvant associer ses paroles à un ton congruent de colère et d’autorité. De même, un homme, suite à un accident vasculaire cérébral, parlait un langage dépourvu de toute intonation ne lui permettant pas de montrer son attachement à son épouse, ce qui a entraîné une rupture conjugale (Ross et Mesulam, 2000). Ainsi les informations ortholinguistiques seules ne suffisent pas à la compréhension et à la production verbale au cours des interactions sociales, la prosodie affective reste indispensable pour l’homme.
DONNEES DE LA LINGUISTIQUE, LA NEUROPSYCHOLOGIE ET LA NEUROIMAGERIE SUR LA PROSODIE AFFECTIVE
Même si elle joue un rôle fondamental dans la communication, la prosodie affective n’a fait l’objet que de peu d’études en neurosciences. Si le premier cas d’aphasie a été décrit au 19ième siècle (pour une revue du point de vue historique des travaux de l’aphasiologie voir Etard, 2003), la notion de troubles de la compréhension ou de la production de la prosodie affective, désignés sous le terme d’aprosodie, n’a fait son apparition dans la littérature qu’après la seconde guerre mondiale (Ross et Mesulam, 2000). La prosodie est également un parent pauvre de la linguistique : alors qu’il existe de nombreux modèles du traitement ortholinguistique, peu de travaux ont cherché à intégrer les paramètres acoustiques (fréquence fondamentale, durée, intensité) afin de définir un modèle complet et uniforme de la prosodie vis à vis des autres fonctions ortholinguistiques (Lacheret-Dujour et Beaugendre, 1999).
|
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
I. LA PROSODIE AFFECTIVE
1. L’IMPORTANCE DE LA PROSODIE AFFECTIVE DANS LA COMMUNICATION
2. DONNEES DE LA LINGUISTIQUE, LA NEUROPSYCHOLOGIE ET LA NEUROIMAGERIE SUR LA PROSODIE AFFECTIVE
II. OBJECTIFS ET PLAN DE LA THESE
LES BASES NEURALES DU LANGAGE DANS L’HEMISPHERE GAUCHE : UNE META-ANALYSE DE LA LITTERATURE
I. INTRODUCTION
II. METHODE
1. CRITERES DE SELECTION
2. SEGREGATION SPATIALE DES PICS
3. LIMITES DE L’APPROCHE
III. RESULTATS
IV. DISCUSSION
ETUDES DE LA COMPREHENSION DE LA PHRASE AFFECTIVE
I. MISE AU POINT D’UN CORPUS DE PHRASES
1. CONSTRUCTION DU CORPUS DE PHRASES
2. VALIDATION PSYCHOLINGUISTIQUE DU CORPUS
3. CONCLUSION
II. ETUDE PSYCHOLINGUISTIQUE DE L’IMPACT DE LA PROSODIE AFFECTIVE SUR LA COMPREHENSION DE PHRASE A CONTENU LEXICAL AFFECTIF
1. SUJETS ET PROTOCOLE
2. ANALYSE
3. RESULTATS
4. RECAPITULATIF DES RESULTATS COMPORTEMENTAUX
5. QUESTIONNAIRE POST-EXPERIMENTAL
6. DISCUSSION
III. LES BASES NEURALES DE LA COMPREHENSION DE PHRASES AFFECTIVES
1. MATERIEL ET METHODES
2. RESULTATS
3. DISCUSSION
4. CONCLUSION
CONCLUSION