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Jan Assmann
Jan Assmann base sa pensée sur les théories d’Halbwachs en développant une typologie propre à la mémoire. Assmann parle (J. Assmann 1997) d’une part d’une mémoire « communicative », et d’autre part d’une mémoire « culturelle ». La mémoire communicative est biographique et réelle. Elle est localisée dans une génération d’hommes contemporains qui témoignent des événements en personne et qui peuvent les transmettre à leurs descendants. En même temps que les porteurs des mémoires communicatives vieillissent, ils veulent souvent institutionnaliser ces mémoires en des archives, en des livres ou par le biais d’un rite, une commémoration ou une représentation. Jan Assmann dénomme cette mémoire archivée la mémoire culturelle.
En ce qui concerne la transition entre la mémoire communicative et la mémoire culturelle, presque toutes les conditions changent, comme l’expliquait Redin & Ruin dans cette reflexion où sont résumés les idées de Jan Assmann :
[Notre traduction] Quand nous nous déplaçons du champ de la communication quotidienne au champ de la culture objectivée presque toutes les choses se modifient. Le transfert est si profond qu’il faut se demander si la métaphore de la mémoire est utilisable du tout ici. Halbwachs s’est arrêté, comme on le sait, à cette limite, sans la systématiquement mettre au champ visuel. Sans doute pensait-il que lorsque la communication vivante, pour ainsi dire, se cristallise aux formes de la culture objectivée, qu’il s’agit de textes, d’images, de rites, d’œuvres d’architecture, de villes ou tout simplement de provinces, la référence aux groupes et à l’époque actuelle est perdue et avec cela aussi son caractère de mémoire collective. La mémoire devient histoire. (Redin & Ruin 2016: 114)
Assmann considère cependant que le lien avec les groupes et les identités de groupe est toujours présente. Une mémoire collective demeure toujours la même dans la phase historique. Les idées et les contributions théoriques de Jan Assmann sont importantes pour notre compréhension du développement théorique entre les fondements théoriques d’Halbwachs et la typologie quadridimensionnelle d’Aleida Assmann.
Aleida Assmann
Aleida Assmann transforme plus tard ce modèle de Jan Assmann en une typologie quadridimensionnelle (A. Assmann 2006). Ses deux premières catégories, la mémoire individuelle et la mémoire de famille/groupe correspondent à la mémoire communicative de Jan Assmann. Ses deux dernières catégories, la mémoire nationale/politique et la mémoire culturelle/archivée correspondent au concept de la mémoire culturelle de celui-ci.
Cette typologie quadridimensionnelle est donc centrale pour notre étude, qui sera basée sur ce modèle. Nous allons ainsi baser nos définitions et notre méthode sur cette typologie. Comme le constate Marianne Hirsch dans son article The generation of postmemory (2008), A. Assmann part du principe selon lequel « les mémoires sont enchaînées entre les individus » 3 :
“Once verbalized,” she [Aleida Assmann] insists, “the individual’s memories are fused with the intersubjective symbolic system of language and are, strictly speaking, no longer a purely exclusive and unalienable property … they can be exchanged, shared, corroborated, confirmed, corrected, disputed — and, last not least, written down”. (Hirsch 2008: 110)
Aleida Assmann fait particulièrement valoir l’importance du transfert des mémoires entre et à travers les générations, un aspect central de sa typologie. Les individus relèvent de différents groupes sociaux, et surtout du groupe important de la famille. Comme le souligne Hirsch (2008), le modèle d’Aleida Assmann de la mémoire du groupe est basé sur le transfert direct des expériences personnelles d’une
2 Le texte original : När vi rör oss från vardagskommunikationens område till den objektiverade kulturens område ändrar sig så gott som allt. Övergången är så genomgripande att man måste fråga sig om minnets metafor överhuvud taget är användbar här. Halbwachs stannade som bekant vid denna gräns, utan att systematiskt få den i blickfånget. Sannolikt ansåg han att när levande kommunikation så att sägas utkristalliseras i den objektiverade kulturens former, vare sig det handlar om texter, bilder, riter, byggnadsverk, monument, städer eller rent av landskap, så går referensen till grupper och samtid förlorad och därmed också dess karaktär så som mémoire collective. Mémoire övergår i histoire. (Redin & Ruin 2016: 114)
génération à une autre, ce transfert est en d’autres termes « inter-générationelle », c’est-à-dire un transfert entre les générations vivantes. La mémoire nationale/politique et la mémoire culturelle/ archivée sont dans ce contexte plutôt « trans-générationelle », c’est-à-dire une mémoire qui est transférée seulement par les systèmes symboliques, par exemple par l’écrit ou par l’image, et non pas transmise par le biais de la communication personnalisée.
L’importance de la photographie
Marianne Hirsch (2008) parle de façon plus générale de l’importance de la mémoire pour la génération de la Shoah. Elle soulève particulièrement l’importance de la photographie comme un moyen de transfert des mémoires individuelles et sociales entre les générations.
Selon Hirsch, le critique d’art français Georges Didi-Huberman (2003) met en évidence le double régime de la photographie ; nous trouvons simultanément dans une image photographique aussi bien la vérité que l’obscurité, et aussi bien l’exactitude que le simulacre.
Un aspect central pour notre étude, particulièrement dans un des textes analysés, est la signification de la photographie comme porteur de la mémoire culturelle. Les pensées de Barthes nous seront utiles pour la compréhension du rôle de la photographie en tant que mémoire culturelle.
Les photographies historiques authentifient en effet l’existence du passé, ce que Roland Barthes a appelé « ça a été » :
Au contraire de ces imitations, dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. … Le nom du noème de la Photographie sera donc : « Ça a été », ou encore : l’Intraitable. … Le noème de la Photographie est simple, banal ; aucune profondeur : « Ça a été ». (Barthes 1980: 120, 176)
Quand nous regardons et contemplons une image photographique, nous ne cherchons pas seulement l’information dans une image historique, mais aussi un rapport émotionnel aux motifs. Nous cherchons les émotions, les chocs, les pincements au cœur. Nous cherchons ce que Barthes a appelé le « punctum » :
Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure — et aussi coup de dès. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). (Barthes 1980: 49)
Didi-Huberman et al confirment selon Hirsch ce double caractère de l’image photographique. Nous ne cherchons pas seulement l’information dans une image, mais aussi les émotions, celles-là qui nous brisent et qui nous tourmentent :
When we look at photographic images from a lost past world, especially one that has been annihilated by force, we look not only for information or confirmation, but also for an intimate material and affective connection. We look to be shocked (Benjamin), touched, wounded, and pricked (Barthes’s punctum), torn apart (Didi-Huberman), and photographs thus become screens — spaces of projection and approximation and of protection. (Hirsch 2008: 116-117)
Recherches antérieures
Nous avons exploré les recherches actuelles sur Modiano et son œuvre littéraire, et particulièrement celles qui portent sur les questions auxquelles nous nous intéressons, c’est-à-dire ce qui concerne la mémoire, l’oubli, et la manifestation de ces concepts dans deux romans de Modiano. Nous avons également exploré si la recherche actuelle fait référence à la typologie d’Aleida Assmann et d’Halbwachs.
Nous avons avons fait des recherches bibliographiques notamment sur la base de données de MLA International Bibliography. 4 Le résultat est intéressant mais un peu limité comparé à nos questions spécifiques de recherche.
Les recherches antérieures sont focalisées sur différents thèmes littéraires, comme le thème « du secret et de la fuite » dans le roman Dans le café de la jeunesse perdue qui est discuté par Adina Balint-Babos. (Balint-Babos 2010: 257, 264) Nous allons retourner à Balint-Babos dans notre analyse suivante.
Un autre thème littéraire qui est intéressant est le thème de « l’incertitude de l’apparence et écriture du silence » analysé par Christian Donadille dans un article intitulé « Entre chien et loup : Incertitude de l’apparence et écriture du silence dans les œuvres illustrées et les images textuelles de Patrick Modiano ». (Donadille 2012 : 335-336) Ce thème est pertinent pour les deux romans que nous allons analyser.
Lourdes Carriedo, quant à lui, discute « l’écriture, la mémoire et la structure d’horizon » chez Modiano, c’est-à-dire la mémoire oublieuse dans le roman l’Horizon (Modiano 2010). Elle analyse dans son article le fonctionnement de la remémoration. Cette analyse est intéressante, mais elle n’est pas directement pertinente en ce qui concerne nos questions de recherche. (Carriedo 2012) D’autres travaux consultés discutent d’autres thèmes littéraires, qui n’abordent pas directement nos questions de recherche. Jurate Kaminskas discute le thème de « traces, tracés et figures » dans le roman Dans le café de la jeunesse perdue (Kaminskas 2012). Manet van Montfrans discute « la topographie parisienne, les different lieux parisiens », qu’il évoque dans le roman Dans le café de la jeunesse perdue (van Montfrans 2008). Alan Morris discute dans son article (Morris 2005) « le symbolisme du chien » dans le roman Chien de printemps (Morris 2005).
Tandis que les recherches antérieures sur l’œuvre de Modiano présentent plusieurs perspectives différentes, nous avons choisi de baser notre analyse sur la typologie de Jan Assmann, d’Aleida Assmann et d’Halbwachs. Il nous semble que nous avons trouvé une lacune dans les recherches antérieures de Modiano, en appliquant la typologie d’Aleida Assmann à l’analyse de la mémoire et de l’oubli.
Définitions
Aleida Assmann a ajouté une catégorie supplémentaire à celles de Maurice Halbwachs et de Jan Assmann. Cette catégorie correspond à la dimension nationale/politique. Le résultat est une typologie quadridimensionnelle. Aleida Assmann souligne particulièrement l’importance du transfert des mémoires entre et à travers les générations, un aspect central de sa typologie quadridimensionnelle, cf. p. 7-8.
La mémoire individuelle selon Aleida Assmann correspond au concept de Maurice Halbwachs et il est déduit du concept de la mémoire communicative de Jan Assmann. Nous le définissons comme la mémoire individuelle.
La mémoire famille/groupe selon Aleida Assmann correspond à la mémoire collective de Maurice Halbwachs et elle se déduit du concept de la mémoire communicative de Jan Assmann. Nous la définissons comme la mémoire collective.
La mémoire culturelle/archivée selon Aleida Assmann correspond partiellement à la mémoire historique de Maurice Halbwachs et à la mémoire culturelle de Jan Assmann. Nous le définissons comme la mémoire culturelle.
La mémoire nationale/politique selon Aleida Assmann équivaut partiellement à la mémoire historique de Maurice Halbwachs et à la mémoire culturelle de Jan Assmann. Nous le définissons comme la mémoire nationale.
Corpus
Nous sommes parti d’un groupe de sept romans de Modiano (Modiano 2013). De ce groupe de romans, nous avons fait une sélection de deux romans afin d’effectuer une analyse approfondie. Ces romans sont les suivants :
1. Chien de printemps (1993)
2. Dans le café de la jeunesse perdue (2007)
Notre sélection de romans est basée sur le désir de bien représenter les variations littéraires de Modiano.
Après avoir fait une lecture de sept romans de Patrick Modiano, une image apparaît d’une production littéraire concentrée autour d’une thématique mais aussi riche de variations, une image de son thème portant sur les manifestations de la mémoire et de l’oubli.
Les aspects importants de la mémoire définis par Aleida Assmann sont généralement bien représentés dans les romans de Modiano que nous avons étudiés. Cependant, les ouvrages évoquent ces genres de mémoires de façon nettement différente.
Le choix des deux romans est le résultat d’une sélection consciente et délibérée afin de pouvoir examiner les variations littéraires de Modiano et qui est également pertinente pour notre méthode dans le but de pouvoir traiter de manière diversifiée les relations entre la mémoire individuelle, collective, culturelle et nationale.
Ces deux romans représentent d’une manière complémentaire les trois aspects les plus importants de la mémoire et de l’oubli dont Assmann et Halbwachs discutent, c’est-à-dire la mémoire individuelle, collective et culturelle. De plus, ces romans offrent la possibilité d’une étude plus fouillée et plus détaillée de la question de savoir comment quelques-uns de ces aspects interagissent, comme par exemple l’interaction entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, dans le roman Dans le café de la jeunesse perdue, et l’interaction entre la mémoire individuelle et la mémoire culturelle, dans Chien de printemps.
Le procédé de l’analyse
Pour commencer cette analyse, nous allons faire un court résumé de chacun des deux romans. L’analyse va commencer par une étude de la manifestation de la mémoire individuelle. Nous continuons ensuite avec la mémoire collective suivie de la mémoire culturelle pour finalement terminer par la mémoire nationale. Pour chacune de ces dimensions de la mémoire, nous allons analyser chaque roman. Nous voulons identifier et exemplifier les manifestations de la mémoire. L’étude de Dans le café de la jeunesse perdue portera principalement sur la représentation de la relation entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, tandis que l’étude de Chien de printemps focalisera sur la relation entre la mémoire individuelle et la mémoire culturelle.
Chien de printemps – un bref résumé
Le narrateur, un jeune homme sur la voie de devenir écrivain à l’âge de vingt ans, cherche la structure, la certitude et le sens de la vie, en d’autres termes il cherche son identité. Il est en train d’écrire son premier roman. Il se charge en même temps d’apporter une structure et de l’ordre aux collections photographiques du photographe Francis Jansen. C’est une documentation de la vie de Jansen utilisant la photographie comme instrument de la mémoire.
Francis Jansen, un homme entre deux âges, a travaillé toute sa vie pour créer cette collection photographique, cet artéfact de la mémoire. Sa vie manque d’ordre et de structure, mais elle est documentée par les photographies qui sont rassemblées dans trois valises. Jansen cherche le silence et le calme. Sans le moindre engagement de sa part, il laisse au narrateur le soin de structurer et mettre en ordre sa collection photographique. Jansen pense abandonner son existence de photographe à Paris et partir pour le Mexique.
Un certain nombre d’autres personnes circulent dans le récit, dont le photographe Robert Capa6, son amie Colette Laurent, son autre amie Nicole, le couple de Meyendorff. Ce sont ces personnages qui apparaissent le plus souvent dans le récit. Jansen semble cependant les éviter, il ne veut plus avoir de relations avec eux.
Dans le café de la jeunesse perdue – un bref résumé
Dans ce roman, nous suivons quatre personnages : le premier narrateur qui est le jeune étudiant de minéralogie (pour le lecteur sans nom) ; le deuxième narrateur, le détective privé Pierre Caisley ; le troisième narrateur, la femme Louki, ou Jaqueline Delanque ; et finalement le quatrième narrateur, Roland. Le roman présente par conséquent quatre identités narratives que nous connaîtrons, c’est-à-dire quatre identités différentes et quatre mémoires individuelles. Nous suivons ainsi quatre récits partiellement différents, partiellement convergents, où chaque récit exprime une identité personnelle et sa mémoire individuelle, tout en étant encadrées d’une mémoire collective. Ces quatre individus sont unis par le café Le Condé, où tous les gens convergent et se rencontrent. Le Condé n’est pas seulement le point de repère géographique qui réunit les personnages mais aussi le point pivot du récit.
Un de ces narrateurs prend une position à part, c’est Louki. Louki est le narrateur de son propre récit avec son propre chapitre, mais c’est aussi un personnage important dans les récits des autres personnages, ce qui fait de Louki le protagoniste principal du roman. Chacun de ses récits se déroule à deux niveaux temporels, le présent et le passé. Aussi la vie de Louki est-elle présentée sous les différents aspects de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse.
La mémoire individuelle
Chien de printemps
La mémoire individuelle est centrale pour ce roman. Nous trouvons dans ce roman deux personnages principaux ou deux porteurs de mémoire individuelle. Il s’agit avant tout du narrateur du roman, un jeune étudiant d’une vingtaine d’années qui nourrit des ambitions littéraires. Nous suivrons le récit à travers la mémoire individuelle du narrateur.
Le second personnage qui tient une position-clé dans ce roman est le photographe Francis Jansen. Nous le suivrons et nous nous familiariserons avec lui, à travers le récit du narrateur. Par conséquent l’identité et la mémoire personnelle de Francis Jansen sont indirectement présentées à partir du point de vue du narrateur. Le personnage principal de ce roman est Francis Jansen. L’intérêt du narrateur s’est entièrement focalisé sur lui, sa vie, ses expériences et ses secrets.
La mémoire individuelle de Jansen, sa propre mémoire personnelle, nous est en grande partie inconnue. Jansen est un homme prudent qui ne parle pas beaucoup, il préfère le silence. Jansen est né en 1920. Ce que nous savons de sa propre mémoire est ce que le narrateur a appris de lui. Jansen s’adresse à nous les lecteurs surtout au moyen de sa collection photographique.
Selon Halbwachs, on ne peut pas parler strictement d’une mémoire individuelle. Celle-ci a souvent simultanément un trait de caractère de collectivité, c’est-à-dire les mémoires individuelles sont très souvent colorées et mêlées à des mémoires collectives. Toutes les mémoires individuelles sont développées à travers une interaction sociale avec d’autres hommes dans des contextes différents, comme Halbwachs constate, cf. p. 5 (Halbwachs 1997: 52).
Cette complexité rend difficile l’analyse des mémoires individuelles et des mémoires collectives. La collectivité se confond constamment avec l’individualité et vice-versa. Halbwachs considère donc que la mémoire individuelle n’est pas « entièrement isolée et fermée », voyez cf. p. 6. (Halbwachs 1997: 98-99)
Pour Jansen, l’oubli est plus important que la mémoire. Il est exactement le contraire du narrateur, qui activement cherche les souvenirs de cette période avec Jansen. L’oubli se manifeste chez Jansen comme une volonté délibérée. Il désavoue ses souvenirs et particulièrement sa collection photographique. Pour lui l’oubli équivaut du silence. Le narrateur se rappelle une discussion de la collection photographique avec Jansen. Le souvenir du narrateur manifeste cette recherche de l’oubli de Jansen :
Je lui avais répondu que ces photos avaient un intérêt documentaire puisqu’elles témoignent de gens et de choses disparus. Il avait haussé les épaules.
— Je ne supporte plus de les voir …
— Vous comprenez, mon petit, c’est comme si chacune de ces photos était pour moi un remords … Il vaut mieux faire table rase …[…] Il aurait voulu oublier « tout ça », être frappé d’amnésie … (Modiano 2013: 594).
Le thème du silence est mis en valeur ici, un thème aussi analysé et discuté par Donadille, qui, dans son article, met en valeur le silence, ici exprimé comme la lutte entre l’ombre et la lumière chez Jansen et ses photographies (Donadille 2012: 335-336)
Cette discussion citée plus haut entre le narrateur et Jansen illustre également le caractère historique et collectif des souvenirs personnels du narrateur et de Jansen. Le narrateur essaye de faire la connaissance de Jansen et de sa vie par le biais de la grande collection photographique mais aussi par le recours au cercle d’amis de Jansen. Le narrateur utilise ses propres souvenirs personnels de Jansen, la collection photographique, la mémoire culturelle. Il utilise aussi le cercle d’amis de Jansen, la mémoire collective, pour pénétrer dans la vie et l’activité de Jansen.
Dans Chien de printemps, l’écrivain se base sur un seul narrateur qui se souvient des autres personnages et des différents événements. Son intérêt est concentré sur le photographe Jansen, sa vie et ses expériences. Les autres personnages du roman fonctionnent comme des intermédiaires entre le narrateur et le personnage principal, Jansen. C’est-à-dire, le narrateur se souvient d’un personnage intermédiaire, qui à son tour se souvient et raconte de divers événements relatifs au personnage principal, Jansen. Finalement, le narrateur se rappelle aussi de ses rencontres directes avec Jansen qui lui raconte quelque chose de sa vie et de ses expériences. Somme toute, une image plus nuancée et plus variée de Jansen se développe.
Les flèches dans l’illustration indiquent que les actants se souviennent de quelque chose chez l’objet de leur intérêt. Par exemple le narrateur se souvient de quelque chose ou d’un événement se rapportant au personnage principal, Jansen. À cette occasion, le narrateur a recours à sa mémoire individuelle et ses souvenirs personnels de Jansen.
Quant aux personnages intermédiaires ou secondaires, le narrateur se souvient des événements particuliers les concernant, lesquels à leur tour se rappellent des événements particuliers se rapportant au personnage principal. De cette façon, les personnages secondaires fonctionnent comme des personnages intermédiaires entre le narrateur et le personnage principal. Finalement, le personnage principal se rappelle tous les souvenirs qui lui sont propres.
Dans le café de la jeunesse perdue
La mémoire individuelle est également centrale pour ce roman. Dans le premier chapitre, le jeune étudiant de minéralogie ouvre le roman. Louki prend une position à part dans son récit. Il s’intéresse à Louki, qu’il trouve très différente des autres qui font partie de ce groupe du Condé. Il trouve qu’elle a l’air préoccupé et sur ses gardes. Aux yeux de l’étudiant elle semble fuir quelque chose. Il se rappelle un incident au Condé où Louki a été présentée. Son souvenir personnel se manifeste comme une image de Louki, ou comme une part de la mémoire collective de Louki : […] Zacharias s’est levé et, sur un ton de fausse gravité : « Cette nuit, je te baptise. Désormais, tu t’appelleras Louki. » […] Oui, soulagée. En effet, plus j’y réfléchis, plus je retrouve mon impression du début : elle se réfugiait ici, au Condé, comme si elle voulait fuir quelque chose, échapper à un danger. […] Elle demeurait silencieuse et réservée et se contenait d’écouter. (Modiano 2013: 896) Il est intéressant de noter que le thème de la fuite est pertinent pour ce roman, le thème de recherche de Balint-Babos, comme elle l’exprimait : « La fuite est celle qui touche la mort et donc la difficulté de l’exprimer, de la saisir par la représentation, de la nommer. […] D’une manière évidente, Louki est un être caractérisé par la fuite, par le mystère … » (Balint-Babos 2010: 257, 264)
Ce souvenir personnel de l’étudiant confirme la vue d’Halbwachs que la mémoire individuelle n’est pas isolée du bagage historique et collectif, cf. p. 6 (Halbwachs 1997: 98-99).
Dans le deuxième chapitre nous suivons le détective privé Pierre Caisley dans sa recherche de Louki, suite à la demande de son mari Jean-Pierre Choureau.
Dans le troisième chapitre nous suivons la vie de Louki à travers un récit qu’elle a raconté à partir de sa propre perspective. Elle y explique et présente son enfance, son adolescence et sa jeunesse. Nous suivons ses promenades autour de Paris, son vagabondage et ses confrontations avec la police. À la fin de son récit, Louki atteint une certitude absolue, une clarté qui la frappe avec force. Sa mémoire est à ce point pénétrante et ses souvenirs personnels se manifestent avec une certitude absolue dans son sein :
Beaucoup plus tard, Guy de Vere m’a fait lire Horizons perdus, l’histoire de gens qui gravissent les montagnes du Tibet vers le monastère de Shangri-La pour apprendre les secrets de la vie et de la sagesse. […] Pour moi, Montmartre, c’était le Tibet. (Modiano 2013: 947)
Je marchais, impatiente d’arriver au bout, là où il n’y avait plus que le bleu du ciel et le vide. Quel mot traduirait mon état d’esprit ? Je ne dispose que d’un très pauvre vocabulaire. Ivresse ? Extase ? Ravissement ? […] J’atteindrais bientôt le bord de la falaise et je me jetterais dans le vide. Quel bonheur de flotter dans l’air et de connaître enfin cette sensation d’apesanteur que je recherchais depuis toujours. Je me souviens avec une si grande netteté de ce matin-là, de cette rue et du ciel tout au bout … (Modiano 2013: 948)
Le thème du secret et de la fuite revient dans ce chapitre. (Balint-Babos 2010: 257, 264)
Ces souvenirs personnels de Louki illustrent un caractère plus individuel de sa vie personnelle, voyez cf. p. 6 (Halbwachs 1997: 97). La dimension individuelle est ici plus apparente que les dimensions collectives ou historiques.
Dans les deux derniers chapitres nous suivons le récit du narrateur Roland, qui entretient une relation amicale avec Louki. Cependant, à la fin, le récit se termine étonnamment avec le suicide de Louki. Avec ce souvenir personnel et dramatique de Roland, on imagine la complexité de la vie de Louki. Ce souvenir personnel manifeste une conclusion de son récit sur cette femme mystérieuse, Louki : Zacharias […] s’est levé et il a marché vers moi. Il m’a dit d’une voix blanche : « Louki. Elle s’est jetée par la fenêtre. » […] Elle était sortie sur le balcon. Elle fait passé une jambe par-dessus la balustrade. […] Mais c’était trop tard. Elle avait eu le temps de prononcer quelques mots, comme si elle se parlait à elle-même pour se donner du courage : « Ça y est. Laisse-toi aller. » (Modiano 2013: 980-981)
Ce souvenir personnel de Roland illustre bien le caractère de collectivité de la mémoire individuelle, comme Halbwachs se constate, cf. p. 5 (Halbwachs 1997: 52).
Dans ce roman, intitulé Dans le café de la jeunesse perdue, nous rencontrons quatre narrateurs différents. Un de ces narrateurs est le personnage principal, la femme Louki. Les autres narrateurs nous racontent leurs souvenirs concernant ce personnage principal. Le récit est donc entièrement concentré sur le personnage de Louki. Le résultat de ces souvenirs et de ces récits se compose de quatre mémoires individuelles différentes rapportées par les personnages secondaires. Comme dans le premier roman, une image nuancée et variée du personnage principal se développe. Toutes les activités sont entamées et initiées par les trois narrateurs, l’étudiant, Caisley et Roland. Ils dirigent leur intérêt vers le personnage principal, Louki. Les narrateurs ont recours à leur mémoire individuelle et leurs souvenirs personnels de Louki. Finalement, le personnage principal, Louki, se rappelle tous les souvenirs qui lui sont propres.
La mémoire collective
Chien de printemps
Nous suivons la définition de la mémoire collective selon Halbwachs, comme il décrit, cf. p. 6. (Halbwachs 1997: 97)
La mémoire collective dans ce roman provient surtout des contributions de Colette Laurent, de Nicole et du couple Meyendorff, particulièrement leur image et leur savoir de Jansen. (Modiano 2013: 604-611)
Ces quatre personnages étaient intimement associés à Jansen et à sa vie. Ensemble, leurs souvenirs représentaient la mémoire collective de Jansen. Le savoir de ces quatre personnages constitue ainsi un savoir indirect de Jansen. Le narrateur cherche à nouer le contact avec eux pour se familiariser avec Jansen et sa vie au moyen de leurs souvenirs communs.
Cependant la mémoire collective se rapporte seulement à une période courte, l’année 1964. C’était la période où le narrateur a catalogué la collection photographique de Jansen. C’était seulement pendant cette courte période que le narrateur eut la possibilité d’accéder aux expériences et aux souvenirs qui entourent Jansen et sa vie. La mémoire collective en soi s’étend naturellement sur une période plus longue de la vie de Jansen et son groupe.
Le narrateur se souvient de ces événements à peu près 30 ans plus tard quand il écrit ce texte, c’est-à-dire en 1992. À cette époque-là les gens étaient plus ou moins dispersés. Ils étaient donc inaccessibles pour lui. On pourrait dire que la mémoire collective de ce groupe a été transformée en une sorte d’oubli collectif. Cette conclusion est au moins valide pour le narrateur. Pour lui, il n’existe plus de mémoire collective.
Ce développement de la mémoire collective correspond tout à fait aux idées de Halbwachs, qui souligne que la mémoire collective est toujours en pleine transformation, dans ce cas vers une mémoire historique, cf. p. 6 (Halbwachs 1997: 94-95)
Le narrateur se rend à Fossombrone, le petit village où les Meyendorff habitaient une fois. Son souvenir manifeste la disparition ou la dispersion du couple Meyendorff, sans lequel il ne peut pas exister de mémoire collective. Il regarde dans les fenêtres du Moulin et il trouve les traces de Colette et des Meyendorff. Il reconnait quelques photos de Jansen, les traces d’une mémoire collective :
Bien sûr, j’aurais pu savoir par les renseignements si un Meyendorff habitait encore à Fossombrone et, dans ce cas, lui téléphoner, mais je préférais vérifier moi-même, sur place. […]
— Le docteur Meyendorff habite-t-il toujours le Moulin ? […]
— Le Moulin n’est plus habité depuis longtemps, m’a-t-elle dit. —- Et vous ne savez pas où sont les propriétaires ?
—- Je crois qu’ils vivent en Amérique.
[…] C’était bien là que la photo de Colette Laurent et des Meyendorff avait été prise par Jansen. Sur le cahier rouge, j’avais noté : « Photo les Meyendorff — Colette Laurent à Fossombrone. Ombrages. Printemps ou été. Puits. Date indéterminée. » (Modiano 2013: 621-625)
Dans Chien de printemps nous découvrons une mémoire collective plus complexe. Tous les personnages secondaires dans ce roman et également le narrateur avaient auparavant des souvenirs individuels du personnage principal. Il a donc existé une mémoire collective du Jansen il y a à peu près 30 ans. Mais cette mémoire collective n’est plus accessible pour le narrateur. À cette époque-là, en 1964, la mémoire collective de Jansen a existé et a aussi été partagée par chacun de ce groupe autour de Jansen.
Les aires communes dans l’illustration au-dessus partagées par les personnages secondaires, le narrateur et Jansen représentent la mémoire collective de ce dernier. C’est-à-dire, chacun des personnages secondaires a des souvenirs individuels de Jansen. Ils constituent ensemble un bouquet de souvenirs individuels, qui constituent la mémoire collective du personnage principal, Jansen.
Les différents souvenirs individuels ont ensemble constitué une mémoire collective du personnage principal. Le narrateur cherche à rétablir cette mémoire collective des personnages secondaires pour mieux se familiariser avec le personnage principal. Mais, ces personnages secondaires sont disparus et dispersés. La mémoire collective n’est plus accessible pour le narrateur.
Dans le café de la jeunesse perdue
La mémoire collective est surtout représentée dans le roman par les quatre personnages principaux, chacun d’eux avec sa propre dimension narrative. Il s’agit de l’étudiant de minéralogie, de Louki, de Pierre Caisley et de Roland. Différents aspects de la mémoire collective de Louki sont mis en évidence au fur et à mesure que nous suivons les différents récits.
Les différents récits sont des fragments de mémoire qui, ensemble, forment une mosaïque et une image plus nuancée de Louki, une mémoire collective riche en variation. Chacun des acteurs possède sa propre mémoire individuelle, mais chacun d’eux a aussi une version individuelle d’une mémoire collective composées de différentes perspectives partielles. Louki constitue le plus petit dénominateur commun de l’intrigue du roman. Elle remplit la fonction de pivot commun de tous les récits des personnages différents.
La mémoire collective occupe une place importante surtout dans le roman Dans le café de la jeunesse perdue. La structure de la mémoire collective Dans le café de la jeunesse perdue est plus directe. Nous trouvons trois personnages externes qui se souviennent de Louki et de sa vie. Trois images externes se développent et constituent la mémoire collective de Louki. Ces souvenirs individuels sont complétés par la mémoire individuelle du personnage principal. Ensemble, ils constituent la mémoire collective, l’image complète de Louki.
Les aires communes dans l’illustration au-dessus partagée par les trois narrateurs et Louki représentent la mémoire collective de cette dernière.
La mémoire culturelle
Chien de printemps
Les artéfacts de la mémoire culturelle sont surtout constitués de la collection photographique. Selon Halbwachs, l’homme a développé une méthode pour stocker ses souvenirs pour l’avenir. Cette méthode utilise différents moyens de communication, comme par exemple la langue, l’écrit, les images et tous les autres artefacts humains. Ce groupe de moyens constitue ainsi une sorte de mémoire culturelle et historique qui est plus précisée dans une réflexion d’Halbwachs, cf. ci-dessus, p. 5-6.
Dans ce roman, c’est la collection photographique qui joue le rôle de mémoire culturelle. Mais cette transition de la mémoire individuelle ou collective à une mémoire culturelle n’est pas triviale. Presque toutes les conditions changent. La mémoire se transforme en histoire ou en artefacts culturels, expliquent Redin & Ruin qui ont analysé les idées de Jan Assmann et les résument dans une réflexion, cf. p. 7.
Le narrateur parle de la collection photographique avec Jansen. Pour Jansen cette collection est cependant trop douloureuse. Il essaye d’éviter cette mémoire historique et culturelle. Pour le narrateur la collection photographique se manifeste comme un document historique et intéressant, mais pour Jansen, elle manifeste plutôt une douleur, qu’il évite :
Je lui avais répondu que ces photos avaient un intérêt documentaire puisqu’elles témoignent de gens et de choses disparus. Il avait haussé les épaules.
— Je ne supporte plus de les voir […]
— Vous comprenez, mon petit, c’est comme si chacune de ces photos était pour moi un remords […] Il vaut mieux faire table rase […]
… Il aurait voulu oublier « tout ça », être frappé d’amnésie […] (Modiano 2013: 594).
La collection photographique devient, selon la perspective du narrateur, une preuve solide de l’existence passée de ces événements. Les photographies authentifient ainsi l’existence du passé, et ces photos illustrent au sens de Roland Barthes ce qui a été, le : « Ça a été ! ». (voir ci-dessus, p. 8)
Quand nous regardons et contemplons une image photographique, nous ne cherchons pas seulement l’information dans une réalité historique, mais aussi un rapport émotionnel aux motifs. Nous cherchons ainsi les émotions, les chocs, les pincements au cœur. Nous cherchons ce que Barthes a appelé le « punctum » (voir ci-dessus, p. 8).
Hirsch ajoute quelques réflexions et constate que les images photographiques nous donnent une relation plus intime, elles nous choquent, elles nous touchent et elles nous tourmentent, cf. p. 8. Ces émotions, ces chocs ou ces pincements au cœur peuvent donc être trop douloureuse pour lui, ce dont témoigne Jansen. Ce punctum est pour lui devenu une douleur, qu’il évite. La collection photographique illustre bien selon nous ce dualisme de Barthes, le jeu entre « Ça a été ! » et le « punctum ».
Le caractère historique, de preuve solide de l’existence passé, c’est-à-dire le caractère de « Ça a été ! » est encore exemplifié par les deux citations suivantes qui le manifestent clairement : Jansen prenait des photos avec son Rolleiflex mais je m’en apercevais à peine. […] Je lui ai demandé ce qu’il photographiait. — Mes chaussures. […] Il a posé le Rolleiflex sur la table et il a appuyé sur le déclic. J’ai la photo, à côté de moi. Mon bras levé et … la porte ouverte du café, le trottoir et la rue qui baignent dans une lumière d’été — la même lumière où nous marchons, ma mère et moi, dans mon souvenir, en compagnie de Colette Laurent. (Modiano 2013: 630-631).
Nous sommes allés déjeuner dans un restaurant du quartier. Il portait sur lui son Rolleiflex. […] il a pris plusieurs photos de la façade de cet hôtel. […] — C’est là où j’ai vécu à mon arrivée à Paris …
—- Mais je n’avais pas encore de photo de cet hôtel […] Vous pourrez la rajouter à votre inventaire. (Modiano 2013: 628-629)
Le narrateur aborde cette collection photographique, qu’il essaye de structurer et cataloguer en vue de faire la connaissance de Jansen et de sa vie passée. La collection devient ainsi une importante porte d’accès à la vie personnelle de Jansen. Avant tout, elle est l’instrument que le narrateur utilise pour s’approcher du cercle des amis dispersés de Jansen.
Pour mieux comprendre la signification de la mémoire culturelle, nous suivons les idées de Jan Assmann, comme les explique Hirsch (voir ci-dessus, p. 7)
Dans Chien de printemps la mémoire culturelle est centrale pour le récit. Cette collection photographique aide le narrateur à se souvenir des différents personnages et surtout de Jansen lui-même. Les images photographiques constituent des preuves et des témoignages que des différents événements ont réellement eu lieu été, ou comme Barthes le disait « Ça a été ! ». (voir ci-dessus, p. 8)
La collection photographique ainsi que les autres personnages fonctionnent ici comme des intermédiaires entre le narrateur et le personnage principal. La mémoire culturelle, la collection photographique, forment avec les mémoires individuelles et collectives une image du personnage principal qui est plus nuancée et variée.
Quant à la mémoire culturelle ou intermédiaire, le narrateur se souvient des événements particuliers liés à la mémoire culturelle, qui à son tour rappelle d’autres événements particuliers se rapportant aux personnages secondaires ainsi qu’au personnage principal, Jansen. De cette façon, la mémoire culturelle, la collection photographique, fonctionne comme une mémoire intermédiaire entre le narrateur, les autres personnages secondaires et le personnage principal, Jansen.
Dans le café de la jeunesse perdue
En général, le roman fait peu de référence aux mémoires culturelles. Mais nous trouvons cependant un artéfact de mémoire culturelle qui est, évidemment, le Condé lui-même, le pivot géographique de ce roman. Une grande partie des événements se joue dans ce café. Le Condé représente à un certain degré également la jeunesse perdue. Quand le vieux Roland y retourne, il découvre que le café n’existe plus. Nous considérons cela comme un signe de la fin de la jeunesse, un signe de la nature éphémère de la vie. Cette mémoire historique culturelle se manifeste donc comme un symbole de la jeunesse perdue :
Je n’ai pas osé lui dire que nous étions à quelques mètres du Condé et de la porte par laquelle entrait toujours Louki, celle de l’ombre. Mais la porte n’existait plus. De ce côté-ci, il y avait une vitrine maintenant où étaient exposés des sacs en crocodile, des bottes, et même une selle et des cravaches. Au Prince de Condé. Maroquinerie. (Modiano 2013: 970).
Dans le roman intitulé Dans le café de la jeunesse perdue la mémoire culturelle n’est surtout pas apparente. Nous pourrions regarder le Condé comme un lieu particulier où un certain groupe de gens ont exercé un certain rituel. Pour chacun des gens de ce groupe, le Condé a une signification particulière. Nous considérons donc le café de Condé comme une manifestation d’une mémoire culturelle où tous les gens convergent et se rencontrent.
Les personnages du roman se souviennent du Condé. La mémoire culturelle, c’est-à-dire le souvenir du Condé développe ensuite la mémoire collective de Louki et des autres gens convergents au Condé. Le Condé fonctionne ainsi comme un intermédiaire entre les autres gens et Louki. Il symbolise pour nous la jeunesse perdue.
Quant à la mémoire culturelle ou intermédiaire, les trois narrateurs se souviennent des événements particuliers liés à la mémoire culturelle, qui à son tour rappelle d’autres événements particuliers se rapportant au personnage principal, Louki. De cette façon, la manifestation de la mémoire culturelle, le café, fonctionne comme des mémoires intermédiaires entre les trois narrateurs et le personnage principal, Louki. Le café manifeste et symbolise donc la mémoire culturelle et archivée.
La mémoire nationale
La mémoire nationale n’est pas une catégorie de mémoire importante dans Chien de printemps. Cependant, à une occasion il fait référence à une mémoire nationale, relative à l’occupation pendant la seconde guerre mondiale et au camp d’internement de juifs français à Drancy. Pendant une période, Jansen était interné dans ce camp en tant que juif. Cependant, il a été libéré grâce à sa citoyenneté italienne. Le narrateur se rappelle par le biais du livre d’images Neige et Soleil, l’importance du silence de Jansen, et ses souvenirs de la guerre et le camp de Drancy. Ces souvenirs de la guerre expliquent le silence et la douleur de Jansen, sa recherche d’une innocence perdue. Le silence de Jansen manifeste sa recherche de l’oubli, ou contrairement l’oubli se manifeste à travers son silence :
Ce soir-là, j’ai feuilleté Neige et Soleil. […] je ressentais de plus en plus ce que Jansen avait voulu communiquer […] le silence. Les deux premières photos du livre portaient chacune la même légende : Au 140. Elles représentaient l’un de ces groupes d’immeubles de la périphérie parisienne, un jour d’été. […] Jansen m’avait expliqué que c’était là où avait habité un camarade de son âge qu’il avait connu au camp de Drancy. Celui-ci […] lui avait demandé d’aller à cette adresse pour donner de ses nouvelles à des parents et à une amie. Jansen s’était rendu au « 140 » mais il n’y avait trouvé personne de ceux que lui avait indiqués son camarade. Il y était retourné […] au printemps 1945. En vain.
[…] À travers cette neige et ce soleil, transparaissait un vide, une absence. […] Il était à la recherche d’une innocence perdue et de décors faits pour le bonheur et l’insouciance, mais où, désormais, on ne pouvait plus être heureux. (Modiano 2013: 635-637)
La mémoire nationale est seulement évoquée dans ce roman où elle figure partiellement de manière limitée et avec un but particulier. Cette mémoire nationale explique en partie pourquoi Jansen cache certains souvenirs ainsi que des événements de sa vie et de sa jeunesse. Ce secret bien conservé, c’est l’histoire sombre du personnage principal. La mémoire nationale est importante pour comprendre le comportement et les attitudes de Jansen. Elle explique partiellement la complexité de ce personnage.
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Table des matières
1.Introduction
1.1.But
1.2.Méthode
1.3.Théorie
1.3.1. Maurice Halbwachs
1.3.2. Jan Assmann
1.3.3. Aleida Assmann
1.3.4. L’importance de la photographie
1.3.5. Recherches antérieures
1.3.6. Définitions
1.4.Corpus
2.Analyse
2.1.Introduction à l’analyse
2.1.1. Le procédé de l’analyse
2.1.2. Chien de printemps – un bref résumé
2.1.3. Dans le café de la jeunesse perdue – un bref résumé
2.2.La mémoire individuelle
2.2.1. Chien de printemps
2.2.2. Dans le café de la jeunesse perdue
2.3.La mémoire collective
2.3.1. Chien de printemps
2.3.2. Dans le café de la jeunesse perdue
2.4.La mémoire culturelle
2.4.1. Chien de printemps
2.4.2. Dans le café de la jeunesse perdue
2.5.La mémoire nationale
3.Remarques finales.
3.1.Chien de printemps
3.2.Dans le café de la jeunesse perdue
4.Conclusion.
Bibliographie
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