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Le récit comme compréhension et interprétation du récepteur-acteur.
Les élèves de 4 ans arrivent dans la classe d’emblée en baignant dans une culture (celle de leurs familles, celle de la classe fréquentée en petite section). Ils ont déjà des savoirs préexistants à la lecture mais ils doivent être les acteurs de cette lecture au sens où c’est à eux d’être capables d’activer leurs connaissances (aussi ténues soient-elles) tout en construisant un schème abstrait. Le rôle de l’enseignant serait par la lecture de textes de les amener à cette construction pour entrer dans le monde littéraire et par là-même d’entrer dans la culture qu’ils partageraient ensemble au sein de leur classe. Ce monde serait celui de la connivence et leur donnerait les outils pour « habiter »19 les récits, les albums.
Si on va plus loin et selon les théories d’Umberto Eco20, le texte, les albums, les contes lus en classe n’ont pas de réalité en soi et c’est par l’intervention du récepteur, ici l’enfant, que se construiraient les significations de ces mêmes récits. Mais comment, à l’intérieur de la classe, élaborer ces images familières, apprivoisées pour que cette même classe puisse les retrouver ? J’avais dans l’idée que par la construction du stéréotype du personnage du loup, j’amènerais les élèves à se mouvoir dans une culture. Les albums de jeunesse contemporains semblent opérer un jeu avec les lecteurs par les allusions culturelles ; le lecteur, sollicité activement, doit en accepter les règles. Mais ce loup quel est-il ? Comment le construire comme allusion culturelle ? Le fait même qu’il soit un personnage dans les albums pour enfant ne pose-t-il pas intrinsèquement des difficultés ?
La question du personnage. Comment proposer aux élèves une construction ?
J’ai employé à plusieurs reprises le mot de personnage pour qualifier le loup. Peut-être faut-il s’intéresser à cette notion qui est intrinsèquement lié à mon travail avec les élèves pour soulever des problèmes liés fondamentalement à ce terme. Dans un premier temps, on pourrait penser que le personnage est « (…) celui par qui les enfants entrent dans l’histoire, celui dont ils retiennent le nom, le destin, celui auquel ils peuvent s’identifier »21
En outre, le personnage du loup dans les albums serait cette « personne (…) qui intervient dans le cours des événements »22, soit celui qui subit les événements, soit celui à l’origine des événements du récit. Ph.Hamon souligne, lui, l’importance de la place du lecteur dans son rapport aux personnages : « (…) le personnage est autant une construction du texte qu’une reconstruction du lecteur » 23 . Ainsi, tout comme la notion de stéréotype qui serait une construction, celle de personnage en serait-elle aussi une. Il s’agirait donc d’une double construction nécessaire pour interpréter, saisir, comprendre un récit. D’autre part, ce même personnage n’est pas un mais plusieurs ; ou du moins il possède plusieurs facettes. C’est dans ces termes que Ph. Hamon parle de la notion de personnage la définissant comme détentrice de la « pluridimensionnalité » 24 . Personnage à la fois « partout et nulle part »25. Et encore une fois, le rôle que joue le lecteur, où dans notre cas, le récepteur du récit qu’est chaque élève de la classe est primordial. Le personnage ne peut se passer d’eux tout comme les récits ne sauraient se passer de personnages. Ils sont les éléments indispensables du texte au sens où ils organisent l’essence même du texte. Et, ces personnages sont un endroit de projection des expériences individuelles. Le rôle de l’enseignant serait de proposer aux élèves un modèle didactique du personnage comme objet à enseigner.
Cependant, comment envisager ce modèle à enseigner puisque le personnage est également et par essence celui qui est « partout et nulle part »26, celui qu’on a du mal à isoler, à localiser, celui qui « agit, pense, parle, se confronte aux autres »27. Mais est-ce à dire qu’on serait-être à même de rassembler autour de la figure du loup des caractéristiques « qui, réunis, constitueraient la base d’un personnage (…) à partir de laquelle pourraient s’imaginer (…) toutes les variantes d’une surface ? »28
Mais n’est-ce pas justement cette variation qui serait au cœur du projet d’étude ? Dans ces conditions, si le loup est un personnage et donc par essence multiple et variable, comment alors construire un stéréotype? « Le personnage est un lieu à risques »29 qui «parvient (…) à maintenir (…) une unité intérieure,(…) à la fois altérité et identité, changement et permanence »30
Tout comme le texte lui-même constitué de blancs, de silences, d’allusions, texte interprétable à la condition de la participation active d’un récepteur, le personnage lui-même est un objet fuyant, double, multiple, à saisir dans toutes ses dimensions à la fois physiques, intellectuelles et sociales. Comment saisir les traits stables et saisissables de ce loup ? Mais peut-être serait-il possible, par le fait que l’objet d’étude devient les variantes elles-mêmes, de saisir l’« unité intérieure » dont parle Yves Reuter de ce qui est par essence « altérité et identité, changement et permanence »31 ; en d’autres termes de ce qui est personnage dans le récit ? Comment étudier cet objet, est-il possible de l’étudier dans la classe et à quelles conditions ?
La figure du loup : sa représentation dans les contes populaires. Le problème de la description.
C’est Bernadette Bricout qui s’intéressant aux contes d’Henri Pourrat32 parle du loup comme un possible personnage stéréotypé de l’agresseur. Le loup existe, a une réalité tangible en dehors des récits et est l’objet d’une définition, certes lointaine mais présentant de l’intérêt. Richelet saisit le loup en ces termes : le loup a les yeux bleus et étincelants, les dents inégales, rondes, aiguës et serrées, l’ouverture de la gueule grande et le cou si court qu’on ne peut le remuer. De sorte que, s’il veut regarder de côté, il est obligé de tourner tout le corps. Sa cervelle, à ce qu’on dit, croît et décroît avec le cours de la lune.33
Cette définition bien loin d’être objective est teintée de jugements de valeurs négatives. Le loup est un animal inquiétant et l’adjectif qualifiant ses dents « inégales » met en valeur le caractère dangereux car non-stable de cet être. Le loup est cet animal mythique, qui baigne dans un imaginaire collectif l’érigeant en agresseur, semblant avoir capté sur lui toutes les malédictions ; mais cet imaginaire collectif autour du loup prend son origine non pas dans des légendes mais bien dans des définitions de dictionnaire fondées une réalité tangible (le loup fut une menace réelle pour les populations en France). A l’instar de Richelet, Buffon donne lui aussi une définition portant en elle-même la dangerosité de l’animal : Désagréable en tout, la mine basse, l’aspect sauvage, la voix effrayante, l’odeur insupportable, le naturel pervers, les moeurs féroces, il est odieux, nuisible de son vivant, inutile après sa mort 34. C’est dans ce contexte que le loup apparaît dans les contes de tradition orale. Dans un même temps, le loup dans les contes est celui qui n’est pas l’objet de description comme si son nom contient en lui-même sa dangerosité et par-là même échappe à la description, figure se passant d’être décryptée en quelque sorte. Ainsi, les auteurs des contes utiliseraient ce personnage comme celui qui est craint, terrifiant sans avoir à le décrypter. Le seul fait de nommer le personnage par le nom générique du loup aurait pour fonction d’assurer « l’identification et la discrimination »35, ferait signe et sens d’emblée, et se poserait en quelque sorte comme « une description en raccourci »36 de caractéristiques physiques, morales ou comportementales. Alors comment, si les contes se passent de description concernant le personnage du loup est-on à même de parvenir à la construction de son stéréotype avec les élèves ? S’il est déjà une figure portant en elle-même les traits qui la fondent, la caractérisent dans son identité, comment la construire ? L’utilisation dans les contes traditionnels du personnage du loup répondrait à une nécessité pragmatique : mettre en garde. Des « contes de mise en garde »37 (contes utilisés auprès des enfants pour leur faire peur) comme des mises en scène de cette figure effrayante : « pour faire craindre (aux enfants) le bois et ses abords, il n’en est guère qu’un, toujours le même depuis des siècles et des siècles, le Loup, terreur des grands et des petits »38. L’imaginaire organiserait une figure maîtrisée à une pulsion, une peur, un désir. Celle de l’angoisse de dévoration en ce qui concerne le loup. Dans ces conditions, ce serait juste par sa présence, par son essence même de loup, que ce personnage serait utilisé à des fins pragmatiques, donc en quelque sorte pour répondre à des contraintes extérieures, celle d’effrayer les enfants.
Dans un même temps, le loup en tant que nous l’avons catégorisé de personnage (acteur du récit jouant un rôle dans la narration et anthropomorphe -au sens où il a l’apparence d’un homme, humanisé-), serait doté d’un « vouloir perceptible d’une façon ou d’une autre à la surface du texte»39. Ce n’est donc pas tant la description qui serait porteuse de significations mais son individualité qui agit dans le récit et c’est cela qui serait à construire avec les élèves.
Il faudrait donc analyser ce « vouloir » définit comme « le projet ou l’anti-projet qui passent (…) par la pensée ou la parole rapportée. »40 et l’interpréter des buts qu’il cherche à atteindre en tant qu’acteur du récit.
Pour finir, la construction du stéréotype du loup passerait par l’analyse de son « milieu de vie », « les espaces » en tant que «la source ou le reflet de son comportement .»41
La mise en place en classe pour fixer la représentation du loup
Il m’a semblé, avant même de commencer mes lectures du corpus à la classe, que les enfants étaient d’emblée dans une représentation du loup comme effrayant et attirant. Une séance de jeu collectif au tout début de la période 2 de mon projet m’a interrogée a posteriori sur la façon dont les enfants de 4 ans se représentaient la figure du loup: le jeu s’intitule « Le loup dans la bergerie » et consiste en une poursuite entre un loup et les moutons. Pour la 1ère séance, j’ai décidé de prendre le rôle du loup et d’attribuer aux élèves le rôle des moutons. Lorsqu’il est minuit, le loup fait semblant de surgir pour attraper les moutons: un élève a pleuré et dit que cela lui fait peur. La semaine d’après, lors de la 2ème séance, ce même élève, alors même que j’annonçais le jeu, a réclamé d’un ton enjoué « Le loup dans la bergerie ». Ce que j’ai perçu de cette réaction, c’est le goût, l’envie d’avoir peur des enfants mais parce qu’ils savent que c’est « pour de faux »: ils perçoivent la fiction. D’autre part, dans la première réaction effrayée de l’élève, je devais prendre en compte le fait que c’est moi qui ai joué la figure du loup: à travers moi, il y a eu une confusion entre le loup et l’enseignante (une posture d’autorité). Lorsque j’ai commencé mes lectures, il paraissait donc qu’au moins un élève se représentait le loup comme une figure effrayante et attirante. Pour travailler les lectures, j’ai essentiellement organisé des échanges oraux pour les questionner (soit en petit ou en grand groupe.) J’ai essayé d’entendre toutes les réactions orales spontanées des élèves, sans montrer mon désaccord ou mon approbation et de ne pas leur poser des questions orientant leurs premières impressions.
Je vais analyser mon travail mené avec la classe de façon chronologique c’est-à-dire tel que j’ai présenté les contes et albums aux élèves.
Comme le défi-lecture, décidé et établi par le projet d’école, s’imposait comme une échéance au retour des vacances de février et que la titulaire allait lire aux élèves différentes versions adaptées du Petit Chaperon Rouge, c’est à travers ce conte que mon travail sur la construction du stéréotype allait débuter. J’ai choisi de mon côté de leur lire en premier lieu la version des Frères Grimm60. Je désirais, en effet, commencer par le commencement en abordant la version « officielle », celle de Charles Perrault61 ; mais l’absence du protagoniste-chasseur et donc d’un dénouement inattendu et abrupt pour les élèves m’empêchèrent de la lire en premier. Je voulais que la trame narrative soit la même que celle des adaptations. En tant que seule lectrice de la classe, il m’incombait d’être fictivement là derrière le masque des différents personnages. L’édition sélectionnée présente des illustrations permettant la distribution de l’information entre le texte et l’image. Cette édition appartient au cas particulier où « le texte constitue un objet autonome et les images ne fonctionnent que comme des illustrations »62. (L’auteur et l’illustrateur sont en effet dans le cas présent deux personnes différentes.) A travers le travail sur des versions adaptées du conte (seul avantage à mes yeux), les élèves maîtrisaient la trame narrative du récit et le rôle de chaque protagoniste. Pour moi, les élèves, juste en lisant le titre, entraient dans un horizon d’attente, dans un déjà-vu préalablement construit. Mon objectif était focalisé sur la reconnaissance et la projection. Pourtant, les élèves ont sursauté à l’annonce du loup sautant sur la fillette, comme s’ils découvraient pour la première fois le conte. J’avais moi-même projeté dans le conte des Frères Grimm, la tradition orale dans laquelle s’inscrit le conte de Perrault. Il est ainsi précisé en marge du texte, qu’« on prononce ces mots d’une voix forte pour faire peur à l’enfant comme si le loup l’allait manger»63. B. Bricout insiste sur l’importance de la part du jeu dans la lecture du conte : Vient alors ce dialogue que les petits enfants appréhendent et réclament (il est si bon de se faire peur), la grosse voix du loup et le corps de la mère ou du père conteurs simulant l’agression pour se jeter sur le petit que l’on va manger de baisers avec de grands éclats de rire .64 Commencer par la version des Frères Grimm, c’est commencer par présenter le loup comme une « méchante bête » qui fait peur aux enfants. C’est aussi revenir au texte-source qui introduisit le personnage du chasseur comme sauveur (les deux écrivains révisent leur histoire jusqu’à la septième édition de leur recueil en 1857, donnant la version la plus connue). Mais sur le plan descriptif, les frères Grimm qualifient seulement l’animal de « méchant »65 ou encore ils emploient la périphrase « la bête grise »66. En outre, les auditeurs en savent plus que le personnage lui-même et dans un même mouvement cela crée un horizon d’attente :« Mais le Petit Chaperon Rouge ne savait pas à quel point cet animal était méchant »67. L’emploi de l’intensif « à quel point » est le lieu où le lecteur peut s’imaginer le pire concernant la bête. La fillette ne sait pas et nous, lecteurs et auditeurs nous le savons. Cependant, pourquoi le savons-nous qu’il est méchant ? Cette seule qualification permet la cristallisation de toutes les projections, tous les fantasmes vis-à-vis du loup. Et c’est grâce aux illustrations que les enfants peuvent relever des indices visuels complétant ce que le texte dit. A deux reprises et chacun leur tour, le loup et la fillette se parlent à eux-mêmes. Ces appuis narratifs (« Le loup se disait », « (la fillette) se dit »68) permettent, lorsqu’on lit à haute voix de la baisser, moyen aussi de transmettre du sens au-delà de la syntaxe et du lexique. Peut-être est-ce aussi moyen de diriger l’interprétation vers un sens où le lecteur voudrait que les auditeurs aillent (-vous voyez, les enfants, je parle à voix basse car le loup, dont le but est secret, celui de dévorer la mère-grand et la fillette, ne veut pas que cette dernière l’entende. Mais nous nous l’entendons. ) Dans ce contexte de lecture à haute voix, qu’importe que les enfants-auditeurs ne saisissent pas la compréhension (comme on ouvre un dictionnaire pour s’informer) de certains mots : « les haies de noyers »69, « un air si singulier », « vieux pécheur », « apaiser son envie », « à grand-peine »70, « se réjouir »71, « être sur ses gardes », « dépeça »72 et la présence du passé simple ( «elle n’obtint pas de réponse», « il fut hors du lit » 73 ). Seule la narration permet d’entrer dans la description psychologique du loup à partir de questions inductrices: « comment sais-tu que le loup est méchant au début? ». C’est grâce aux illustrations que j’ai pu les amener à entrer dans cette psychologie car ces illustrations paradoxalement (l’utilisation d’une palette restreinte de couleurs, du gris, du noir, et du rouge uniquement pour la coiffe de la fillette) donnent à voir des contours, des silhouettes, des postures, des expressions du visage (sourire sympathique, malin, jusqu’au sourire déformé par l’envie de dévorer, la gueule grande ouverte et découvrant ces dents -l’illustration de cette dernière posture rempli d’ailleurs une double page contrastant avec les illustrations-vignettes disséminées dans le corps du texte) et ne donnent pas à voir un loup à la manière dont Richelet le définit dans son dictionnaire74. Cette non-description m’a donc permis d’introduire le fait que « c’est par ses comportements plutôt que par un portrait en bonne et due forme que se signale le personnage »75 . J’ai ensuite poursuivi ce travail autour du conte avec la version de Charles Perrault mettant en scène « le loup de la tradition orale et de la peur séculaire qu’il inspire »76. Comme pour la lecture du conte des Frères Grimm, je décidai d’insister sur la part du jeu et « prononc(er) ces mots d’une voix forte pour faire peur à l’enfant comme si le loup l’allait manger »77. À contrario des versions lues aux élèves (la fillette et la grand-mère trouvent dans le personnage du chasseur leur salut), celle de C. Perrault est dans la lignée des contes d’avertissement et aucun salut n’est possible. Les élèves ont été surpris par le dénouement et à peine la lecture finie ils ont demandé légitimement « il est où le chasseur? » Le support utilisé pour cette lecture m’a néanmoins permis une utilisation des illustrations (tel un accordéon, les différents personnages sont montrés sur chaque facette, telle des photos d’identité ce qui m’a suggéré de fabriquer avec les élèves une affiche de type euristique pour chaque personnage.) Il s’agissait en fait de construire le portrait-robot du loup à partir de ce qu’ils avaient relevé dans les versions des deux contes lus. Peut-être, car d’emblée, dans l’acte de lecture à voix haute, il y a aussi la perte du corps-à-corps avec l’auditoire, le rôle et la présence de ces illustrations rendaient ce corps-à-corps à l’acte de lecture. Comme si l’image était là pour compenser cette perte. J’ai été frappé par l’adaptation du Petit chaperon rouge de Sara Moon de 1983, où les photos présentes ne sont pas une illustration du conte mais donnent à voir ce qui surgit pour elle dans les marges du conte. C’est dans cette perspective que j’ai jugé pertinent de travailler avec les élèves des albums sans texte. Ces albums dans lesquels le loup apparaît comme le personnage principal au sens où il est un « héros individuel et fictif, représentant de son espèce (…) incarnation d’une série de représentations culturelles »78. Ce qui m’intéresse dans les deux albums sans texte choisis c’est une certaine émancipation de situations narratives. L’absence de support écrit permet la toute puissance de la représentation graphique (dans Loup noir79!, les images en noir et blanc font ressortir le contraste du personnage du loup, le blanc de la neige, le garçon) et me semblait propice à une focalisation sur les buts du personnage du loup non pas tels qu’ils sont racontés par l’écrit mais tel qu’ils sont racontés par les illustrations. J’ai mis en place une séance de travail en petit groupe (afin de favoriser les échanges entre eux sans que la parole soit difficile à distribuer pour moi) qui consistait à montrer aux élèves une double-page (j’ai seulement lu le titre préalablement et me demande aujourd’hui si cette lecture était légitime) se situant au cœur de l’album80. L’illustration représente le loup se jetant sur le garçon. Les élèves devaient émettre des hypothèses sur l’action sans avoir connaissance de la narration et rebondissaient sur leurs paroles.
LES REMISES EN CAUSE DE LA CONSTRUCTION DU STÉRÉOTYPE DU LOUP.
C’est par l’écoute que les enfants de la classe s’approprient la lecture. Ils se constituent donc des références en inscrivant dans leurs mémoires les souvenirs d’histoires entendues. En outre, l’écoute est plurielle au sens où l’enseignant lit l’album, le texte à un collectif (que ce soit au petit ou au grand groupe). C’est dans cette configuration que les élèves accèdent à une posture de lecteur. Dans cette partie, il s’agira de questionner sur ce qui semble, à mes yeux, poser encore problème dans la mise en place de la construction du stéréotype du loup avec la classe. N’ai-je pas voulu isoler le personnage du loup pour faire cette construction au détriment de la construction de lecture ?
Est-ce que le problème de la compréhension des textes est à mettre en lien avec l’interprétation ? Comment peut-on envisager le rapport qu’entretiennent les deux notions ? Les échanges entre élèves ont-ils été freinés par ce lien existant entre compréhension et interprétation ? Comment les élèves ont-ils abordé les albums de distanciation (Le loup est revenu 87 , Plouf ! 88 , Patatras ! 89 ) et l’émergence du contre-stéréotype du loup ? Les dispositifs organisés dans la classe (comme les modes de lecture proposés) étaient-ils pertinents et surtout ont-ils favorisé l’entrée des élèves dans une culture littéraire? Finalement, quels seraient les savoirs construits par les enfants grâce aux dispositifs mis en place ?
L’entrée dans la compréhension des élèves
Si je reviens sur la lecture des deux versions du Petit Chaperon Rouge (celle des Frères Grimm et celle de Charles Perrault), j’ai opté pour une stratégie de ne pas expliquer les mots difficiles. Et d’ailleurs il serait légitime de se demander si on peut être à même de dire qu’un mot présente une difficulté de compréhension qui empêcherait par là même l’accès à la compréhension générale d’un texte. On pourrait prétexter que le vocabulaire et les tournures syntaxiques90 utilisés à cette époque pourraient être opaques et incompréhensibles (pour Charles Perrault au 17ème siècle et pour les Frères Grimm au début du 19ème siècle) pour des élèves de moyenne section. La possibilité d’employer d’autres mots ou tournures lexicales s’offrait à moi. Cela m’aurait engagé dans la voie d’interrompre de nombreuses fois ma lecture, « l’immersion fictionnelle » et l’interaction du texte et du lecteur pour véritablement accéder à la compréhension. À part peut-être dans les textes qualifiés de scientifiques, les mots dans la littérature ne sont pas monosémiques. Ces mots fonctionnent dans un système langagier et se comprennent uniquement en contexte. La lecture doit se poursuivre pour permettre aux élèves d’en induire les significations. L’auteur a utilisé un vocabulaire pour provoquer des effets esthétiques et le remplacer par un autre trahirait ce même texte. C’est justement leur désuétude qui provoque un effet exotique chez les élèves de la classe et qui leur confère de la valeur. Ce qui poserait difficulté à l’intelligibilité chez les enfants serait plutôt les mots qui semblent faciles, évidents, connus d’eux car très souvent employés. C’est dans ce cas que les significations deviennent plurielles et qu’émerge l’ambiguïté de la compréhension. Les élèves peuvent ne pas saisir immédiatement le sens du mot et peuvent finir par l’appréhender à partir du contexte. Egalement, j’aurais pu prendre comme posture de raconter l’histoire et non de la lire. Il aurait fallu que je reformule l’histoire en choisissant un vocabulaire que je jugeais adapté pour les élèves. Mais ma volonté était bien de présenter le texte source (celui de Perrault) avec ce que cela représentait d’ouvrir aux enfants le monde des contes tels qu’ils furent écrits à l’époque. Ouvrir ce monde à travers la lecture de la « version originale » (ce que j’appelle « version originale » ou texte source est une des versions de Perrault car ce dernier en a livré plusieurs pour des raisons de censure de motifs choquants car cruels et indécents) c’est prendre le parti de faire entrer les enfants dans une culture partagée, échangée et par là-même les amener à une posture de lecteurs.
Bien sûr cette présentation fut faussée d’emblée par le fait même que la titulaire avait elle, de son côté, ouvert le monde des adaptations contemporaines du Petit Chaperon Rouge. Mais les élèves possèdent également une culture du livre : grâce au travail mené par la titulaire, ils savent que différentes versions d’une même histoire peuvent exister, et que les illustrations varient d’un album à l’autre. Mon erreur fut de ne pas assez saisir ce que jugeais comme une entrave à mon travail. Je n’ai pas assez questionné les élèves sur les différences entre les adaptations et le texte source. Mon projet n’étant pas celui de l’adaptation du conte du Petit Chaperon Rouge, je voulais me concentrer sur la compréhension et l’interprétation du texte lui-même avec comme objectif central le personnage du loup (d’un point de vue descriptif, ses mobiles, ses actions, les entraves à son but). J’ai cependant mis en parallèle la version de Perrault et celle des Frères Grimm sur le plan narratif. Cette dernière introduit, en effet, le personnage salvateur du chasseur. C’est « la fin est là qui transforme tout »91. Il s’agit en effet d’une fin optimiste l’héroïne trouvant dans le personnage du chasseur les moyens de sa propre sauvegarde. Le dénouement chez Charles Perrault a soulevé une certaine indignation chez les élèves. R. a réagit en demandant « C’est pas comme avec les livres d’avant » R. mettait donc en évidence le rapport de ressemblance entre les deux contes et en même temps ce qui les différenciait. Pour les élèves, les textes sources étaient les versions de la titulaire et celle des Frères Grimm. Il était d’une logique sans faille (c’est sûr, l’histoire n’est pas finie, le chasseur arrivera, tuera le loup, la maîtresse n’a pas lu jusqu’au bout) que l’histoire de Charles Perrault ne pouvait s’arrêter si brusquement sans possibilité pour la fillette et la grand-mère d’être sauvées. C’est à partir de ce qui constituaient leurs textes de référence, donc des données précises, que les élèves anticipaient la version originale. Ces textes devenus pour eux la source car lus en premier d’un point de vue chronologique, fonctionnaient comme une réminiscence leur permettant d’anticiper. Dans un même temps, lorsque le loup surgit pour dévorer la grand-mère, les élèves sursautent : ils manifestent qu’ils sont totalement immergés et impliqués dans l’histoire des personnages. Leurs identifications s’accompagnent d’un investissement dans la narration même de leur histoire. Les enfants s’inquiètent du destin du Petit Chaperon Rouge, investie de valeurs positives, depuis la lecture de sa « vraie » histoire. Les enfants ne peuvent anticiper le basculement tragique de la version de C. Perrault. Ils inventent la suite ou le possible personnage du chasseur viendrait délivrer la mère-grand et la fillette. Pour eux le seul possible narratif est cette intervention salvatrice. Comme nous l’avons vu dans la deuxième partie, le travail de la titulaire a eu comme effet de préparer les élèves à la maîtrise de la trame narrative du conte (en ce qui concerne la version des Frères Grimm). Mais j’aurais aimé que les élèves ne connaissent pas au préalable cette trame pour me rendre compte si un texte source aussi complexe pouvait parvenir à la compréhension des élèves. Cependant, je soulève ici un autre problème. L’enseignant ne peut savoir au préalable quel bagage culturel transporte avec lui un enfant. C’est justement cette multiplicité de leurs « histoires » (au sens d’enfant qui se construit en dehors du cadre scolaire) qui fait la richesse des échanges oraux lors de la lecture. Connaître ou pas la trame narrative semble un « faux problème » dans le cas présent.)
D’autre part, pour entrer dans cette compréhension, il y a l’interprétation. Celle des élèves. Comment envisager le rapport entre ces deux notions ? La compréhension ne serait pas ce qui devance l’interprétation ? Ce qui m’a semblé évident, c’est que tous les élèves projetaient leurs émotions diverses et subjectives sur les textes et les albums lus. Ces projections multiples paraissent être leur moyen d’entrer dans l’univers du livre mais à partir de quel moment la classe devient ce « lieu d’intersubjectivité »92 ?
La question des émotions individuelles pour organiser la pensée.
J’ai pris le parti d’organiser un espace ouvert à la parole libre de chacun des élèves (ce qui pour moi posait certains problèmes de contrôle ou non de cette libre parole, m’attendant à certaines réponses). J’ai, en effet, été surprise de voir à quel point ces enfants projetaient leurs spécificités individuelles par rapport au texte lu. Dans ce cas, comment parvenir à les faire accéder à un travail distancié, objectivé autour du texte et des albums ? Quel peut-être la place de l’écoute des autres, condition nécessaire à la compréhension ?
Cette projection fut très flagrante lors du travail mené autour de l’album Le sourire du loup93. Cet album dépourvu de texte et de trame narrative classique était en même temps un terrain privilégié et glissant pour l’épanchement de leurs émotions. Comme nous l’avons vu dans la deuxième partie, j’ai essayé de poser aux élèves des questions les plus précises possibles relevant de la composition de l’illustration montrée (la gamme de couleurs utilisées, des formes dessinées). Cette entrée descriptive devait amener les élèves à être les plus factuels possible. Mais leurs échanges m’ont montré l’inverse. Si, bien sûr, ils répondaient aux questions d’ordre esthétique, ils mêlaient leurs émotions, leurs souvenirs personnels sans lien apparent avec la page de l’album. Pourtant leur attitude est celle du lecteur. Par leurs projections, en effet, diverses et singulières, ils montraient qu’ils s’immergeaient dans l’album et que c’était leur façon d’entrer dans l’univers de la fiction. Et même, ils se construisaient comme des lecteurs experts. Il s’agissait en quelque sorte de ce « plaisir cognitif » dont parle Genette, c’est-à-dire « le désir d’en savoir davantage ». Lorsque S. voyait dans le paysage «des montagnes en Haute-Savoie » (elle m’avait dit lors du retour des vacances précédant notre travail qu’elle y était allée), elle faisait appel à ce souvenir la conduisant à la projection affective et c’était une façon de construire la compréhension de l’illustration et de vouloir en savoir plus sur l’album. Dans l’échange qui suit et qui eut lieu avant de montrer la couverture, les interprétations furent nombreuses :
N: -Je vois des traits dans l’eau. (à propos de la partie noire située en bas de la double page).
S: -Non, c’est des sapins.
Z: -L’eau noire qui fait du feu.
F: -Il y a du rouge comme le loup.
Dans ce groupe, nous observons à la fois la diversité des interprétations : le noir, c’est tantôt l’eau, tantôt les sapins. Cette impression que les élèves ne s’écoutaient pas était fausse puisqu’on peut remarquer que Z. rebondissait sur la remarque de N. et reprenait pour son compte l’interprétation de l’eau qui à ses yeux « fait du feu ». Quant à F., alors même que la couverture de l’album n’a pas été dévoilée, elle s’imagine que le rouge est lié à la représentation d’un loup. L’assimilation indirecte par l’emploi de la comparaison montre que F. met en résonance ce paysage et la figure du loup. Elle tisse un lien tangible prouvant qu’elle mobilise un savoir sur ce personnage et le motif de la dévoration : les dents du loup, le rouge de sa gueule sont par métonymie le loup lui-même. Un autre élève de ce groupe, ayant écouté ses propos, explique cette métonymie : « On voit des dents car le rouge c’est quand le loup il ouvre sa gueule. »
Lorsque la couverture fut dévoilée, les allusions explicites au petit chaperon rouge et au chasseur mettaient en évidence que leurs interprétations étaient teintées des lectures antérieures. Leurs pensées sont élaborées car construites en mobilisant les lectures de la classe. L’échange au sein de ce groupe ne consistait pas en des paroles juxtaposées de projections auto-centrées mais étaient une parole partagée. Dans ce dispositif, mon rôle était effacé car, après mes questions inductrices et directrices, la parole fut libre et détachée de mon assentiment. C’est cet effacement qui était une des conditions de leurs possibles interventions car fondées au départ sur l’observation attentive de l’illustration. C’est en quelque sorte une lecture constituée d’un aller-retour puisque le fait d’avoir proposé aux élèves de focaliser leur attention sur les détails de l’image les amenait à l’interprétation (les images de lectures, de vacances). Les enfants anticipaient l’illustration de la couverture donc du projet, des intentions de l’auteure-illustratrice. La présentation de la couverture a confirmé cet enrôlement dans la lecture comme si certains vivaient les aventures de ce loup dessiné. Pour S. le loup incarnait ses angoisses en même temps que son désir d’être protégée. Elle utilisait un vocabulaire précis et soutenu dans des phrases argumentées par les preuves sur le dessin :
-Moi le loup il me fait peur. Il rôde dans la forêt. On voit ses yeux. Ils sont blancs pour regarder les choses ou pour surveiller son territoire. C’est un loup noir: un chasseur l’a mis dans une cage (à cause des traits).
Et dans un même temps, par l’appellation « c’est un loup noir », elle semblait réinvestir le personnage de l’album éponyme comme si être un loup noir devenait générique.
Les dispositifs mis en place étaient-ils pertinents ?
J’ai beaucoup privilégié le travail en petits groupes. Au départ, cette constitution restreinte semblait convenir à l’échange de la parole lors des lectures. Il était plus facile pour moi de repérer ceux qui écoutaient les autres et si un véritable échange avait lieu. Et il était plus aisé pour eux de rebondir sur les propos d’un camarade et d’entrer dans des compétences liées à l’argumentation. Les élèves aiment venir se lever pour montrer les preuves (sur la couverture, une illustration) de ce qu’ils avancent prenant comme appui le support du livre. Ces déplacements sont beaucoup plus fluides si les enfants ne sont pas en classe entière.
Mais les modes de lectures proposés ont-ils favorisé la construction par les élèves du personnage du loup. Étaient-ils adaptés à la spécificité de chaque lecture ?
Certains albums choisis présentent des illustrations qui disent des choses que ne disent pas les textes. Cela ne concerne pas les albums sans texte (Loup Noir et Le sourire du Loup) où seules les images fonctionnent comme narration. Ne pourrait-on pas dire que certaines illustrations ont été présentées comme étant au service du texte?
Pour revenir sur les éditions choisies des contes de Perrault et des frères Grimm, j’ai choisi de montrer les images « en même temps » que ma lecture. Ou plutôt, j’ai montré les illustrations pour la version des Frères Grimm préalablement. Peut-être ai-je pensé que les illustrations éclaireraient le texte, le rendant par là-même plus lisible (lisibilité qui finalement n’a pas posé de problème.) La mise en page était singulière pour l’édition du conte de Charles Perrault: le texte est imprimé derrière les portraits de chaque personnage(94) ce qui me permettait de lire le texte en même temps que je montrais les images aux élèves. Ils me voyaient en train de lire et s’imprégnaient des images. Cette présentation éditoriale semblait aussi servir la trace écrite envisagée, dresser des portraits-robots de chacun des personnages, sous forme d’affiche euristique restant accrochée dans la classe pour y revenir, trace de la mémoire collective de la classe.
Dans le cas de l’édition Taschen présentée pour la version des Frères Grimm, les illustrations sont comme des ombres chinoises. Les illustrations disent toujours quelque chose en plus mais dans ce cas ne sont pas en décalage au sens où elles ne sont pas en distance avec le texte.
D’autre part, ces lectures ont été faites au grand groupe sans proposer une lecture épisodique ou par fragments. La longueur du texte (une donnée extérieure) pour celui des Frères Grimm pouvait constituer un obstacle à l’attention des élèves. Mais le découpage de ce texte n’était pas non plus propice : l’étirement provoqué par la fragmentation de la lecture empêcherait les élèves d’entrer dans le plaisir de cette fiction. J’ai dans un deuxième temps relu le texte en m’attardant plus précisément sur le personnage du loup et sur la rencontre initiale du loup et de la fillette.
Moi : -Qu’est-ce qui te fait dire que le loup est méchant ?
R: -c’est là (montrant le dessin). Il est pas méchant là.
Certains élèves ont exprimé l’ambivalence de ce personnage, « Il fait croire à » pour que le Petit Chaperon Rouge aie confiance en lui. Les élèves ont eux-mêmes pris des indices sur les illustrations ou dans le texte pour chercher des preuves de ce qu’ils avançaient de façon nouvelle par rapport à la première lecture.
La question de la lecture distanciée
J’ai mis en place un dispositif différent pour les deux albums de Philippe Corentin. Dans le cas de Patatras !95 , les images semblent vouloir opérer telles une manipulation du lecteur, ou plutôt épousent le point de vue du personnage du loup qui erre à la recherche de ses proies. Lui ne les voit pas, le lecteur lui les voit se cacher, courir pour lui échapper. Seul, contre nous et nous, avec lui découvrant le dénouement : les lapins se cachaient pour lui préparer une surprise.
Nous pouvons dire qu’il existe une tension entre le texte et les images à l’origine de cette distance. Mais dans un premier temps, le narrateur affirme qu’il ne s’en tient qu’aux indices visuels. Ainsi, il interpelle le lecteur . L’histoire s’ouvre sur un dessin du loup de plein pied, l’air fâché et le texte opère comme une redondance par l’utilisation du présent (comme si c’était des faits irréfutables par cette trace tangible des traits illustrés) : « il a pas l’air content, l’animal ». La question qui suit ouvre alors un terrain de jeu avec l’auditoire « qu’est-ce qu’il a ? » il faut justement tourner la page pour savoir ce qu’il a : « il a qu’il a faim. C’est un loup ». Le texte joue avec le double-emploi de « l’animal ». Le personnage est en effet un « animal ». Et l’interjection « cet animal » au sens péjoratif. D’entrée le loup est décrit par le narrateur comme « méchant », « un gros méchant même », puis « un glouton », « un gros glouton ». Le vocabulaire joue sur les adjectifs traditionnels et ceux familiers. L’intrusion des expressions interjectives « oh là là là. (…) ah mais ! » ouvrant et fermant l’album plonge le lecteur dans un univers déconcertant où le loup est loin de « la méchante bête » des contes lus du Petit Chaperon Rouge. Et pourtant, c’est le même. Le même (sa solitude, sa faim, son caractère psychologique, ses mésaventures -le chasseur lui ouvre le ventre, là il trébuche sur une carotte) et un autre ( son accoutrement, ses chutes, le désir qu’on l’aime qui se trouve exaucée à la fin de l’histoire).
Par ailleurs, le texte présente aussi des incomplétudes que viennent combler les illustrations. L’utilisation du pronom indéfini « on se moque de lui » représente à la fois le « on »- lecteur et le « on »- les lapins auxquels le texte ne fait pas allusion. Les enfants au fur et à mesure de la lecture se lèvent pour les montrer et les compter sur les images de l’album.
En revanche, il n’y a pas de décalage au sens où les images devanceraient le texte : rien de ce qui est dit ne se trouve contredit par l’écrit. C’est de cette façon qu’on ne pas penser une lecture séparée des illustrations et du texte puisque c’est dans la perception de leur tension (le loup ne voit pas les lapins que nous voyons) que le lecteur peut déployer son interprétation. Interprétation mise sur une fausse piste par la chute de l’histoire. J’ai pu noter cependant la difficulté chez certains élèves à prendre en compte le nombre d’informations données par les images (envahissant les doubles pages et aux couleurs appuyées) et le texte, donnés en même temps, et à entreprendre la construction de l’interprétation. Cependant, il me semblait plus pertinent de provoquer la dispersion plutôt que la disjonction. Cet album est en distance humoristique par des raisons stylistiques, par la présence de ce loup un peu ridicule ne trouvant pas les lapins que nous nous voyons parfaitement se dissimuler. Il manipule le lecteur, en le mettant sur des fausses pistes. Ainsi, les auditeurs, tremblants que le loup « ce gros glouton » ne tombe sur les lapins doivent corriger cette première étape d’interprétation. C’est par ces fausses pistes puis cette « correction » qu’ils construisent un système interprétatif sans que soit nécessaire mon intervention.
Pour PLOUF !96 J’ai pris le parti de la lecture par épisode et par une entrée dans l’album par la description de la couverture (une sorte de lecture précédant la lecture de l’album par l’intermédiaire
de l’illustration puis du titre dévoilé)97. Le texte était découvert par les élèves au fur et à mesure, entrecoupé de pauses, et ce sont des critères éditoriaux et narratifs qui ont établi mon découpage (les nouveaux personnages entrent dans l’album chacun leur tour et je me suis appuyée sur les fins de phrases et de pages). Les épisodes étaient de longueur variable, correspondant à des étapes de la narration (les descentes et remontées successives du loup, du cochon, des lapins). Étant donné que j’avais envisagé de leur faire dessiner le premier épisode98 (de «Voilà, c’est l’histoire d’un loup qui a très faim » à «et plouf ! Il tombe dans l’eau.») les images ne leur ont pas été dévoilées immédiatement, c’est le texte lu qui était premier et seul appui possible. Le dessin, support tangible à l’instar de l’écriture, me permettait de « vérifier » et de discuter les interprétations de l’épisode par les élèves. Cependant, étant la difficulté de représenter les réalités matérielles et animales (le puit, le seau, la corde, le loup tombant), l’explication par la parole, que j’écrivais sur leur dessin, fut nécessaire. Pour certains, le fait de ne pas savoir représenté ces éléments fut un obstacle (« tu peux me faire le puit, maîtresse. ») D’autres, dépassant les problèmes d’ordre illustratif, commentaient ce qu’ils avaient voulu représenter (J :- moi j’ai fait le loup qui tombe. Il croyait que c’était un fromage. Mais j’ai pas fait la lune. ) Ainsi, je me rendais compte de ce qu’ils avaient compris et ce qui les avaient marqués dans ce premier épisode.
J’avais envisagé ces deux albums comme une introduction au contre-stéréotype du personnage du Loup mais en réalité les élèves ont été confrontés aux difficultés interprétatives des albums en distance. Ce que l’auteur semble vouloir dire en quelque sorte c’est « Le loup est bien attrapé ». Les élèves ont en effet relevé cette caractéristique dans Patatras !99 : « le loup il était pas méchant ». Les indices textuels et visuels allaient à l’encontre de cette fin fonctionnant comme un retournement de situation. Et dans l’exemple de PLOUF!, le loup tombe par trois fois dans l’eau, le seau s’écrase à deux reprises sur sa tête. Ces diverses chutes et les tentatives vaines du loup pour attraper ses proies potentielles sont un échec. Mais les chutes ne peuvent déclencher le rire que si elles s’enchaînent dans la lecture comme elles s’enchaînent dans la narration. La redondance des onomatopées marquent les élèves (ouf, plouf, boum) : elles sont un écho au titre, associent la même tournure pour les objets et les animaux (« Plouf ! a fait le loup (…) Ouf ! font les lapins (…) Et boum ! fait le seau. Et ouille ! fait le loup. ») et en effet déclenchent leurs rires. Mais mon dispositif n’était pas en adéquation avec cet album. Interrompre, fractionner sa lecture, c’est une façon de ne pas permettre aux élèves d’entrer dans les répétitions de chutes, de redondances lexicales, qui ne fonctionnent que si le texte est lu dans son intégralité. Nous avons vu que Le loup est revenu, comme cet album a la particularité de faire appel à la connivence culturelle de celui qui le lit, ne peut fonctionner que si les enfants convoquent la remémoration des contes et par-là même pénétrer dans son univers. Dans le cas où certains personnages n’étaient pas identifiés par les élèves, ce fut à moi de provoquer la remémoration et la reformulation du texte de l’histoire source pour permettre aux élèves, par la comparaison, de mieux pénétrer dans l’histoire dérivée et mieux se l’approprier.
Cependant aucun de ces albums n’étaient ironiques (au sens où leurs distances ne jouent pas sur le fait de dire le contraire de ce qu’on pense et que les enfants de 4 ans prennent pour vérité ce qui est écrit) mais ouvraient un lieu de clin d’oeil nécessitant la mobilisation de la culture de chacun et de celle partagée en classe (certaines reprises de PLOUF !100 furent inaccessibles aux élèves réactivant par exemple le gag du reflet de la lune dans l’eau, prise pour un fromage-motif trivial et poétique-présent dans la fable de La Fontaine Le loup et le renard101.)
L’isolation du personnage du loup
Nous avons vu dans la première partie à quel point la notion de personnage est une notion complexe à construire par l’intervention du lecteur, difficilement localisable dans une narration dont il garantit la compréhension par l’identification de son mobile, de son comportement, des actions qu’il accomplit. C’est par l’identification du lecteur au personnage que les élèves entrent dans l’univers du récit. Le lecteur doit être à même de saisir la valeur que le texte lui attribue mais aussi il doit saisir la relation avec les autres protagonistes ou plutôt saisir toutes ces relations. Le lecteur doit comprendre que chaque personnage a une position dans le récit et que leurs actions ont des incidences sur celles des autres. Dans un premier temps je n’avais pas envisagé à quel point saisir le stéréotype du loup c’était saisir ces relations. Même dans l’album Le sourire du loup102, où le seul personnage est le loup, le loup est composé de son environnement (ici géographique, la forêt de sapin), d’un mobile (que fait-il dans la forêt ?) et ne saurait être extrait de ces liens qui font de lui ce qu’il est.
Dans le cas de PATATRAS !103 les élèves se sont focalisés sur le personnage de la grenouille, ce qui n’était pas mon objectif, personnage qui pendant tout le récit reste au fond de l’eau jusqu’au moment où elle remonte elle aussi accrochée au seau, muette, témoin privilégiée des actions des autres et les commentant par des mimiques. Par sa présence visuelle et non textuelle, elle fait exister les autres personnages comme celui du loup. L’existence de la grenouille dans l’illustration relève du rapport entre les images et les mots : « des indices visuels (…) qui permet(tent) à l’image de raconter une autre histoire que celle mise en avant par les mots. 104»
Dans l’album de G.Solotareff, Loulou existe dans le rapport ambigu d’amitié qu’il entretient avec Tom et c’est en comparant ce couple de personnages et en appréhendant leur relation que les élèves construisent la cohérence de Loulou.
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Table des matières
Introduction
1.! Représentations initiales:
1.1.!La question de la « culture commune » et de ce qui fait communauté
1.1.1. Que mettre en place dans la classe pour la construction de cette culture commune
1.2.! L’importance de construire des stéréotypes pour entrer dans une culture littéraire commune
1.2.1. La théorie des clichés et des stéréotypes dans la littérature
1.2.2.!Le stéréotype comme élaboration de la lecture
1.3.!Le récit comme compréhension et interprétation du récepteur-acteur
1.4. La question du personnage. Comment proposer aux élèves une construction?
1.5. La figure du loup: sa représentation dans les contes populaires. Le problème de la description
1.6. La figure du loup dans les albums contemporains
2.! La mise en place en classe de la construction du stéréotype du loup
2.1.!La question de la lecture en réseau et du défi-lecture
2.2.!Une tentative de corpus
2.3.!La mise en place en classe pour fixer la représentation du loup
3.! Les remises en cause de la construction du stéréotype du loup:
3.1. L’entrée dans la compréhension des élèves
3.2.!La question des émotions individuelles pour organiser la pensée
3.3.!Les dispositifs mis en place étaient-ils pertinents?
3.4.!La question de la lecture distanciée
3.5.!L’isolation du personnage du loup
Conclusion
Bibliographie
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