L’impasse du modèle gestionnaire des déchets
LA GESTION DES DECHETS PAR LES SOCIETES INDUSTRIELLES
Que les déchets posent problème, ceci n’est pas nouveau. La question de leur gestion et de leur traitement a toujours suscité des difficultés notamment sanitaires. En effet, les déchets ont posé de graves problèmes d’hygiène, ils ont souvent été la cause d’épidémies et de maladies, comme la peste noire ou la coqueluche78. Si la gestion des déchets n’est pas une préoccupation récente, elle est aujourd’hui souvent évoquée compte tenu de la production massive de déchets par les sociétés industrielles. La France produit 345 millions de tonnes de déchets par an et plus de 14,2 millions de tonnes de déchets étaient incinérés en France en 201279. Est-ce que la gestion des déchets dans les sociétés industrielles pose de nouveaux problèmes ? Doit-elle faire face à de nouveaux enjeux et si oui, lesquels ? Dans la perspective de répondre à ces interrogations, le chapitre 1 s’intéresse à l’évolution de la gestion des déchets dans les sociétés industrielles en analysant essentiellement le contexte français du phénomène urbain et industriel du 19ème siècle et 20ème siècle. Du traitement artisanal des déchets par les chiffonniers au 19ème à l’élimination industrielle au début du 20ème siècle, les déchets sont aujourd’hui pris en charge par une industrie spécialisée qui est censée réduire leur masse, tout en réapprovisionnant la chaîne de production en une ressource disponible, abondante et renouvelable, afin d’éviter l’élimination pure et simple de nos ordures et leur rejet dans le milieu naturel. Si l’enjeu concernant la gestion des déchets est celui de leur valorisation, cette dernière se pose, pour l’industrie des déchets, comme un problème technique et économique qui revient à une poignée d’experts de résoudre. Il s’agit de développer les techniques permettant de neutraliser la nocivité des déchets tout en les valorisant, c’est-à-dire en mettant au point des méthodes qui permettent, lors du processus de traitement, de transformer les déchets en ressources, de façon efficace et rentable.
Si le chapitre 1 met en évidence que le modèle gestionnaire mis en place par les sociétés industrielles réduit le problème des déchets à un problème technico-économique et administratif, le chapitre 2 s’attache à exposer les raisons pour lesquelles la question de la gestion des déchets ne peut être circonscrite à cette dimension. Les innovations technologiques et les dispositifs techniques mis en place par l’industrie de la gestion des déchets ne sont pas en mesure, du fait de leurs propres limites techniques, d’endiguer le flux de déchets qu’ils sont censés traiter. De plus, loin d’être circonscrite à la sphère technique, la gestion des déchets soulève des interrogations sociales, éthiques et politiques. Les politiques de collecte sélective qui se développent, notamment en France, dans les années 1990 et qui cherchent à améliorer la gestion des déchets ménagers, s’appuient fortement sur le citoyen-consommateur. Avec ce déplacement vers l’amont de la chaîne dans la prise en charge des déchets pour mettre en place le recyclage, un véritable travail institutionnel prend forme pour tenter de responsabiliser les ménages et faire en sorte que ces derniers s’intègrent davantage dans le circuit de la gestion des déchets ménagers.
L’incitation au tri à domicile et, par la suite, la modification des comportements des ménages, conduit les citoyens-consommateurs à participer activement à la gestion des déchets dont ils deviennent un maillon indispensable. Une telle participation des ménages dans la mise en place du tri sélectif montre bien que la gestion des déchets, loin d’être circonscrite au domaine technique et économique, est en interaction avec le monde social. Les nombreux conflits liés à l’implantation d’un site de traitement de déchets illustrent également l’entrelacement des enjeux techniques et sociaux. Lorsque des habitants s’opposent à la construction d’un incinérateur proche de leur lieu de vie, lorsqu’ils manifestent leurs craintes à l’égard des risques sanitaires et demandent à ce que leurs avis soit pris en compte dans les processus de décisions, les habitants s’emparent de la gestion des déchets pour la faire entrer dans la sphère politique transformant leur protestation en véritable controverse. Or, le chapitre montre que le modèle gestionnaire des déchets, qui envisage la gestion des déchets comme un simple problème technico- économique, pose problème parce qu’il occulte justement ces enjeux sociaux et politiques.
La mise en place du modèle gestionnaire des déchets par les sociétés industrielles
Durant la première révolution industrielle, l’exploitation du cycle des matières joue un rôle déterminant : leur circulation est organisée de la maison à la rue, de la rue à la fosse d’aisance, à l’usine ou au champ. La circulation des matières contribue à l’essor de la consommation urbaine, qu’il s’agisse d’aliments, d’objets ou de produits divers. La ville est alors perçue par les industriels, les scientifiques et les agriculteurs comme une mine de matières premières80. Ces derniers participent, aux côtés des administrations municipales, des services techniques et des chiffonniers, à la mise en place d’un vaste projet urbain visant « à ne rien laisser se perdre ». Ce projet est, à la fois, le garant du dynamisme économique et de la salubrité urbaine. Les déchets urbains font partie intégrante du cycle des matières, ils sont une ressource très convoitée par les industriels et les agriculteurs. Cependant, l’équilibre de la circulation des matières qui prend place au début du 19ème siècle, ne dure qu’un temps et laisse place, à partir des années 1880, à une situation de « cloisonnement »81. En effet, la découverte de nouvelles matières premières, les innovations scientifiques et techniques, font que l’industrie et l’agriculture se détournent de la ville. Les excreta urbains sont progressivement délaissés au profit d’autres matières plus abondantes, plus rentables et plus commodes.
En dépit des tentatives faites pour trouver de nouveaux débouchés, les excreta urbains n’ont plus d’utilité et ni de valeur. Apparaît alors un nouveau vocabulaire qui traduit la rupture de la complémentarité entre la ville, l’industrie et l’agriculture : « jusqu’aux années 1930 on collecte et on utilise des boues ; au-delà, on enlève et on détruit ou élimine des déchets »82. Il ne s’agit plus de favoriser la circulation des matières et de veiller « à ne rien laisser perdre » ; désormais, il faut organiser la gestion de « ce dont on ne veut pas ». Au tournant du 19ème et du 20ème siècle, les sociétés industrielles sont donc dans l’obligation de mettre en place une gestion des déchets : le traitement artisanal des excreta urbains, par les chiffonniers, laisse la place à une gestion des déchets industrielle et rationalisée à grande échelle. La dévalorisation économique des excreta urbains entraîne le retrait progressif des acteurs traditionnel du traitement des déchets et la crise du chiffonnage. Or, la gestion des ordures qui se met en place est, en fait, une vaste entreprise d’externalisation des déchets dans l’environnement. Il s’agit de trouver des moyens de se débarrasser efficacement des déchets, à moindre coût : les déchets sont brûlés, rejetés en mer ou enfouis directement dans le sol. Ce mode de gestion des ordures est progressivement remis en question avec la prise de conscience de la crise environnementale liée aux activités anthropiques, au cours des années 1960 et 1970. Dans un contexte d’épuisement des ressources naturelles, le déchet est alors perçu comme une « matière première secondaire ». L’élimination industrielle laisse place à la valorisation industrielle qui souhaite transformer les déchets en ressources. Ce chapitre s’attache à décrire l’apparition et la mise en place du modèle actuel de gestion des déchets des sociétés industrielles. Il cherche à montrer que ce modèle circonscrit le problème des déchets à un problème économique et technique, tant dans la phase d’externalisation que dans la phase d’internalisation.
Le traitement artisanal des excreta urbains
Si, au 18ème siècle, le mot de déchet contient l’idée de perte, de diminution d’une matière ou d’une marchandise83 et, qu’au 19ème siècle, on lui ajoute le sens de diminution de valeur, jamais durant cette période le terme de déchet ne renvoie à une chose que l’on abandonne. Bien sûr, il y a des matières inutiles mais « les termes de déchet, résidu, voir débris ne sont pas attachés à cette inutilité »84. Le 19ème siècle est, par excellence, celui du recyclage. La valorisation des déchets urbains est encouragée par l’administration publique parce qu’elle répond à des exigences de salubrité mais la réutilisation et le recyclage répondent aussi aux exigences économiques de l’industrie. Ainsi, la nécessité sanitaire de se débarrasser des excreta urbains rencontre, par exemple, la demande en engrais des campagnes environnantes, le fumier, « c’est de l’or ! De l’or ! »85. Au 19ème siècle, la valorisation des excreta urbains place donc la ville en amont d’un circuit économique. Elle devient un véritable gisement de matières particulièrement précieuses dans cette période de l’essor industriel. C’est dans ce contexte que le chiffonnage se développe.
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Table des matières
RÉSUMÉ
ABSTRACT
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
PARTIE I: LA GESTION DES DÉCHETS PAR LES SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES
CHAPITRE 1 : La mise en place du modèle gestionnaire des déchets par les sociétés industrielles
1.1 De l’ère du chiffonnage au “grand débordement”
De l’âge d’or des chiffonniers à la dépréciation des excreta urbains
Le traitement artisanal des excreta urbains
La rupture de la circulation des matières et l’apparition de la notion de « déchet »
La fin du chiffonnage et l’industrialisation de la gestion des déchets
1.2 Vers la valorisation industrielle des déchets
Les principes de l’économie circulaire : transformer les déchets en ressources
Les dispositifs techniques de valorisation des déchets
Du modèle « cradle to grave » au principe « cradle to cradle »
L’écologie industrielle et la gestion des déchets
La nature comme modèle
Le cas exemplaire de la « symbiose de Kalundborg »
CHAPITRE 2 : L’impasse du modèle gestionnaire des déchets
2.1. Les limites du modèle actuel de gestion des déchets
L’échec des dispositifs techniques à endiguer l’afflux de déchet
Le mythe du « cradle to cradle » ou les limites du recyclage industriel.
L’écologie industrielle en question
3.1. La gestion des déchets des sociétés industrielles et la question du rapport à la nature
3.2. Gestion des déchets et protection de la nature
Les effets sociaux de la gestion des déchets par les sociétés industrielles
La gestion des déchets en interaction avec le monde social
L’implication des citoyens et consommateurs dans la mise en place des politiques de gestion des déchets
Les implantations conflictuelles des sites de traitement des déchets Au-delà d’un simple phénomène « nimby »
Les trajectoires des déchets issus des sociétés industrielles
Les sociétés industrielles et leurs « havres de déchets »
Les inégalités engendrées par la gestion des déchets des sociétés industrielles
PARTIE II: LA GESTION DES DÉCHETS, UN ENJEU D’ÉCOLOGIE POLITIQUE
CHAPITRE 3 : Le problème environnemental posé par la gestion des déchets des sociétés industrielles
L’évacuation du problème environnemental posé par la gestion des déchets : le passage d’un hygiénisme environnemental à un hygiénisme social
Gestion des déchets et milieux de vie
La conception d’une « nature comme communauté » : l’interdépendance de la sphère naturelle et de la sphère sociale
Envisager le problème environnemental lié à la gestion des déchets au regard de la question du dommage écologique
CHAPITRE 4 : Gestion des déchets et enjeu démocratique
4.1. La difficulté des politiques de gestion des déchets à répondre démocratiquement aux enjeux posés par la gestion des déchets : réflexion à partir de la « crise » des ordures à Naples
Corruption démocratique et réseau mafieux
Définition générale de la corruption
Réseau mafieux et corruption
La Camorra et la corruption démocratique en Campanie
La gestion technocratique de la crise des ordures dans la région napolitaine
5.1. L’approche des théories classiques de la justice
La gestion de la crise par le gouvernement italien ou l’échec des commissariats extraordinaires
La mise en place des commissariats extraordinaires : technocratie abusive et corruption démocratique
4.2. Pour une intégration de la gestion des déchets dans le monde commu
La mainmise problématique de l’industrie sur la gestion des déchets
Les tentatives de réappropriation collective de la gestion des déchets par les citoyens
PARTIE III: POUR UNE JUSTE GESTION DES DÉCHETS
CHAPITRE 5 : Inégalités et gestion des déchets : au-delà d’un problème de justice distributive
Implantation d’installations de traitement des déchets et principes utilitaristes
Le problème de la gestion des déchets au regard de la justice distributive
5.2. Gestion des déchets, justice environnementale et prise de décision
L’apport des mouvements pour la justice environnementale
La diversité des rapports à l’environnement et l’exposition aux risques socialement différencié
De la demande de reconnaissance à la demande d’une « parité de participation»
Gestion des déchets et justice participative : le principe d’auto-détermination (self-determination).
Le cadre de prise de décision en question
Le concept de « misframing » ou de malcadrage
Malcadrage et injustices environnementales
6.1. L’implantation d’un site de traitement de déchets : les critères d’un juste processus de prise de décision
CHAPITRE 6 : Les principes d’une justice détritique
Démocratie délibérative et communication démocratique
Les critères formels pour une juste prise de décision concernant l’implantation d’un site de traitement de déchets
Les conditions substantielles requises pour un juste processus de prise de décision en matière de gestion des déchets
6.2. Gestion des déchets issus des sociétés industrielles et justice globale
Envisager les principes d’une justice détritique à l’échelle mondiale : quel est, dans un contexte global, le « qui » de la justice ?»
Le principe de « tous les assujettis » de Nancy Fraser
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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