L’impasse des théories du clinamen
Une tradition qui prend sa source chez Lucrèce veut que l’atomisme en général, celui d’Épicure en particulier, soit une doctrine à visée scientifique, se fondant sur des critères de vérité, se référant à une vérité d’expérience et prospectant méthodiquement l’inconnu par analogie au connu. Lucrèce présente Épicure comme une sorte de prophète de la science, et la théorie épicurienne comme le moyen de libérer l’homme de l’obscurantisme et d’assurer ainsi son bonheur par la seule voie de la connaissance.
C’est par exemple le point de vue de Benjamin Farrington , qui inscrit Épicure dans la tradition des spéculations scientifiques ioniennes au sein d’une société technologiquement avancée (p. 39-41). Si l’auteur trouve des faiblesses dans la canonique épicurienne, il considère, inversement, que « la contribution à la science d’Épicure était la plus grande », et il en veut pour preuve le fait qu’Épicure a cherché à retrouver l’équilibre obtenu par les premiers physiciens entre raison et expérience, équilibre perdu depuis que « l’ambition de façonner toute connaissance de la nature sur le modèle de la science déductive de la géométrie est née, et la géométrie elle-même est devenue purement abstraite » (p. 93-94).
Plus récemment, et dans une perspective différente, Elisabeth Asmis a combattu l’idée qu’Épicure était un simple empiriste, et a voulu souligner au contraire ses ambitions scientifiques. Le plan de son ouvrage répond aux exigences de la démonstration, en présentant d’abord la scientificité des principes méthodologiques pour s’intéresser ensuite à leur mise en application, chargée de vérifier la validité des principes. Le choix de l’auteur, clairement assumé dans le titre de l’ouvrage et ceux de ses parties IV et V , implique la possibilité d’étudier la canonique puis la physique d’Épicure sans avoir, à aucun moment, à les mettre en relation, d’une façon ou d’une autre, avec son éthique.
Où faut-il trouver trace de la déclinaison dans l’œuvre d’Épicure ?
Pendant longtemps, la conviction qu’il fallait attribuer la déclinaison des atomes à Épicure lui-même était si fortement ancrée dans les esprits que Hermann Usener a supposé qu’il fallait voir une lacune au paragraphe 43 de la Lettre à Hérodote. Cyril Bailey n’a pas hésité à introduire dans sa traduction du paragraphe tout un membre de phrase comblant la supposée lacune : « And the atoms move continuously for all time, some of them <falling straight down, others swerving, and others recoiling from their collisions. And of the latter, some are borne on>separating to a long distance from one another » . Ettore Bignone partageait cette thèse, considérant que, « comme nous le savons de Lucrèce et de nos sources, la théorie du clinamen était fondamentale pour la théorie du libre arbitre.».
En 1967, tout en contestant le rôle que Giussani et Bailey attribuent au clinamen, David Furley n’a aucun doute sur sa présence dans l’œuvre d’Épicure lui-même, car il considère comme indubitable la connexion entre la déclinaison et la moralité humaine . Au début de son étude de 1987 sur la déclinaison et l’action volontaire, W. G. Englert, quant à lui, veut prouver en un court chapitre de trois pages que la déclinaison se trouve bien chez Épicure, et le fait de façon assez désinvolte en arguant du conservatisme doctrinal de l’école tout en reconnaissant que « les épicuriens postérieurs n’hésitaient pas à reformuler certaines des doctrines d’Épicure en des termes dérivés de débats philosophiques contemporains pour clarifier et défendre leurs vues ». Il reconnaît pourtant qu’une révision des théories physiques fondamentales d’Épicure par les épicuriens postérieurs aussi radicale que l’introduction de la déclinaison ne pourrait être comparée à aucun autre exemple. » De même, Tim O’Keefe reconnaît que l’absence de la déclinaison dans la Lettre à Hérodote est « especially troubling », ainsi que sa non-mention dans Diogène Laërce, mais il s’appuie sur l’attribution directe à Épicure de la déclinaison par Cicéron, ainsi que sur la fidélité des épicuriens au Maître : « Il est très vraisemblable, quoique loin d’être certain, qu’Épicure a lui-même introduit la doctrine de la déclinaison. » Comment ce qui est très vraisemblable peut-il être en même temps « loin d’être certain » ?
Quelle forme et quel rôle exact faut-il attribuer à la déclinaison ?
Sur ce point également, l’embarras est immense. Même si, à défaut de pouvoir s’appuyer sur Épicure, l’on se fonde sur le témoignage de Lucrèce, D. Sedley, cité par T.J. Saunders, admet : «Any interpretation must face the difficulty that Lucretius nowhere makes the precise contribution of the swerve explicit . » À l’appui d’arguments précis tirés du poète latin, les thèses les plus contradictoires s’opposent : la déclinaison est-elle un mouvement originaire ou dérivé ? Se situe-t-elle à l’échelle cosmique ou dans le monde phénoménal ? Quelle forme prend-elle: un seul mouvement oblique originaire ou un mouvement « en escalier », « en zigzag » ? Susceptible de se produire pour chaque atome ou seulement pour les atomes de l’âme ? Déviant du mouvement de chute ou de n’importe quel mouvement ? Est-elle la cause des mouvements obliques, ou doit-elle être considérée comme une troisième forme de mouvement ? Quel rôle joue-t-elle : explique-t-elle la volonté libre ou seulement l’action libre ? N’est-elle pas à son tour une entrave à la liberté, si elle la conditionne ? Comment expliquer une volition qui résulterait d’une simple combinaison d’atomes et de vide ? Nous ne prétendons pas passer en revue toutes ces thèses ni tous les problèmes qu’elles soulèvent– leur seul nombre est à nos yeux un argument : tous ces travaux déployant une grande ingéniosité et beaucoup de subtilité, et qui puisent principalement aux sources lucrétiennes, s’emploient en définitive à combler les lacunes du texte latin, ne faisant que déplacer la question : pourquoi faudrait-il tirer à tout prix Lucrèce de l’embarras où il s’est placé lui-même ? Faut-il ajouter à son embarras ? Et faut-il l’imputer à Épicure ?
La thèse la plus hardie et sans doute la plus controversée semble être celle de David Sedley. La théorie du clinamen n’est pas à ses yeux le problème central, car le savant cherche surtout, à partir du Livre XXV du traité De la Nature mis en relation avec les témoignages postérieurs, à expliquer comment nous pouvons être causes de nos actions en mettant en évidence des propriétés émergentes des atomes de l’esprit – les « développements acquis » ou apogegennèmena – capables d’agir de façon « descendante » sur les atomes du corps et de leur dicter leurs actions. Pour établir sa démonstration, D. Sedley donne au préalable une définition des propriétés et des accidents ayant pour but de dissocier les accidents du substrat atomique afin de leur donner une relative autonomie et même une capacité à agir de façon descendante sur les atomes du corps, en rupture avec l’atomisme « ascendant » de Démocrite, selon lequel toutes les propriétés du monde sensible renvoient en dernière instance aux atomes et au vide, de façon réductionniste. Or, sans la déclinaison, qui n’intervient dans ce cas que de façon incidente, les atomes de l’esprit n’auraient pas la capacité d’influer sur le cours des choses, déterminé par une implacable nécessité.
La prolepse : un fondement empirique, spéculatif ou pratique ?
Critique des thèses empiristes et scientifiques
Fritz Jürss observe ce fait paradoxal que le philosophe n’emploie que rarement le mot de prolepse (souvent traduite en français par « prénotion », « anticipation » ou « préconception »), et en déplore la conséquence : la difficulté de définir la prolepse, ce qu’il ne renonce pas à faire selon une méthode que nous voulons aussi faire nôtre et qui consiste à s’en référer principalement au témoignage d’Épicure lui-même, qu’il confronte à la définition donnée par Diogène Laërce (X 33) . Cette notion est à ses yeux trop importante pour qu’on la néglige. D. Furley, au contraire, partant du même constat de la rareté des occurrences du terme chez Épicure, considère que la prolepse ne joue pas un rôle capital dans l’élaboration de la canonique épicurienne et limite son champ d’action à la rétention d’images issues de l’expérience sensible . La plupart des auteurs s’accordent en tout cas à considérer la question de la prolepse comme embarrassante et proposent des analyses très différentes des rapports entre l’expérience sensible et les prénotions. G. Rodis-Lewis, s’inspirant d’une critique de l’empirisme de Locke par Kant, résume bien le dilemme : « Kant récusait l’essai de Locke pour s’élever des perceptions particulières aux concepts généraux, ce qui ne justifierait jamais l’usage futur de ces concepts : pour s’imposer universellement à l’expérience, ils ne peuvent l’avoir pour origine. Tel est bien le débat entre l’a posteriori, issu de l’expérience, et l’a priori, qui se trouve en nous, avant elle, pour l’organiser. Interpréter la prolepse épicurienne comme « anticipation » de l’expérience est ambigu et demande à être précisé ; la faire dépendre d’une disposition proprement innée, antérieure à cette expérience, renvoie Épicure dans le camp opposé à l’empirisme, alors qu’il l’adopte dans son intégralité » . L’auteur récuse alors l’hypothèse de N. De Witt qui se réfère aux assertions de Cicéron sur les dieux pour défendre la thèse innéiste. L’option empiriste est en effet largement partagée par la critique. Pourtant, elle ne va pas sans quelque part d’obscurité.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. LA THÉORIE D’ÉPICURE : UNE SCIENCE OU UNE PENSÉE DE LA PRATIQUE ?
1.1. – L’impasse des théories du clinamen
Où faut-il trouver trace de la déclinaison dans l’œuvre d’Épicure ?
Quelle forme et quel rôle exact faut-il attribuer à la déclinaison
Vers une mise à distance de la problématique de la déclinaison ?
1.2. – Le mouvement des atomes et le temps dans la Lettre à Hérodote
Le mouvement selon l’aiôn
Le mouvement selon le temps : les simulacres
Le mouvement selon le temps : les perceptions sensibles
1.3. – La prolepse : un fondement empirique, spéculatif ou pratique ?
Parménide et Épicure : vérité de l’être et fausseté des opinions, ou certitude de l’être et vérité des sensations ?
Démocrite et Épicure : le matérialisme, choix intellectuel ou nécessité pratique ?
– plénitude de l’être démocritéen ou densité du besoin épicurien de « ce qui est rassemblé » ?
– La langue : fondement naturel ou convention ?
La prolepse en action
1.4 La dimension pratique de la prolepse
La question du temps et le passage au mode étiologique
De l’indestructibilité et de la félicité à l’amitié
De l’amitié au plaisir
II. LE LIVRE XXV DU TRAITÉ DE LA NATURE
2.1- l’état de la question sur le Livre XXV
Les analyses du Livre XXV
l’assemblage des fragments
2.2. – La théorie de l’âme
Extraits 1 à 30
Interprétation
– L’unité de l’âme et du reste du corps
– Les accidents
– La perception temporelle de la succession des accidents
2.3. Les apogegennèmena et les problèmes épistémologiques soulevés
2.3.1. Les apogegennèmena
Extraits 31 à 41
Interprétation
2.3.2. Les problèmes épistémologiques soulevés
Extraits 42 à 64
Interprétation
2.4. Le caractère commun de la dianoia et de la mémoire
Extraits 65 à 83
Interprétation
2.5. Fin de la periodeia : l’âme selon le mode étiologique, la responsabilité
Extraits 84 à 100
Interprétation
III. D’ÉPICURE AUX ÉPICURIENS
3.1. Bilan
3.2. Conditions et formes de l’essor du mouvement
3.3. Les attaques contre la doctrine et leurs effets sur l’évolution de l’épicurisme
3.4. Le cas de Lucrèce
3.5. Le dévoiement vers la religiosité, de l’épicurisme aux Épîtres de saint Paul
CONCLUSION