L’île utopique et l’île dystopique

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L’Oléron amarrée

 »Le bonheur de l’insulaire, c’est son enfermement. »2

Comment en est-on arrivés à raccrocher de manière stable Oléron au Continent, ou le continent à
Oléron, quelles étaient les raisons de l’époque et quelles sont les raisons que la population y voit
aujourd’hui ? Qu’est-ce que représente le pont dans différents contextes, comment ses représentations fluctuent ?

Île vue, île voulue

 »Le rêve de l’île, la nissonostalgie est une composante dialectique de la vie terne. »3
Il fut un temps durant lequel les îles étaient perçues comme des lieux de désolation. C’était, estimait-on, le royaume de la pauvreté, de l’austérité, des moeurs étranges4. Affiliée à une prison, un bagne, et, dans le meilleur des cas, à une place militaire stratégique, l’île, bien que l’on puisse croire le contraire, n’était pourtant pas dénuée de relations avec l’extérieur. Notamment avec les religieux 2 Guy Rohou,  »Petite utopie insulaire », in : Territoires et sociétés insulaires, Colloque international, Brest, 15-17 novembre 1989, (1991 pour le présent compte-rendu), p.449 puis, plus tard, les administrateurs de l’État, venant y répandre leur message (divin pour les uns, administratif pour les autres)5. De plus, l’île d’Oléron, étant un lieu à forte production paysanne (sel, vin, produits de la mer), était en relation avec l’extérieur via le domaine commercial. Néanmoins, il semble vrai qu’avant le XIXe siècle, les insulaires vivaient plutôt en ce que l’on pourrait qualifier d’autarcie relative ou plutôt d’autonomie6 – en ce sens qu’ils vivaient, géographiquement isolés, en partie de leur propre production7. Et peutêtre est-il vrai, mais il s’agit d’un jugement de valeur, que leur monde et leur mode de vie étaient assez austères. Quoiqu’il en soit, cette vision plutôt sombre d’Oléron – comme de toutes les îles de l’Atlantique, c’était l’idée de l’époque – laissa la place à une perception plus esthétisée, notamment grâce aux artistes qui trouvèrent l’inspiration8 au sein des espaces insulaires (Honoré de Balzac, Louis Lessieux, Victor Hugo, Pierre Loti, etc.), mais également par les recommandations médicales sur les bienfaits curatifs de l’air du large9.
 »On attend désormais de la mer qu’elle calme les anxiétés de l’élite, qu’elle rétablisse l’harmonie du corps et de l’âme, qu’elle enraye la perte de l’énergie vitale d’une classe sociale qui se sent particulièrement menacée dans ses enfants, ses filles, ses femmes, ses penseurs. »10
Ainsi le XIXe siècle, dans un contexte que l’on pourrait dire de désenchantement (l’industrie, l’urbanisation, pour certains le déclin de la moralité, etc), voit se développer un tourisme aristocratique et bourgeois. A cette époque existent déjà de nombreuses stations balnéaires, en Charente-Maritime il y a par exemple Royan. Mais ces stations, aux yeux de certains voyageurs, ne
feraient que reproduire les mondanités urbaines auxquelles ils sont accoutumés. Aussi, ceux d’entre eux qui désireront un surcroît d’exotisme choisiront volontiers les îles :
 »En dépit de certaines divergences, les visiteurs se rejoignent dans la volonté de fuir un tourisme désormais rationalisé, codifié et institutionnalisé […]. Loin de la foule et du spectacle qu’elle offre, loin de la vulgarité et de l’agitation criarde des villes balnéaires, les visiteurs aspirent à un voyage plus subtil, qui ajoute à la contemplation des beaux paysages et la saveur du plein aire, le bien-être individuel et la quête de soi, le calme et l’isolement. »11
A Oléron, la commune de Saint-Trojan (qui deviendra d’ailleurs par la suite Saint-Trojan-les-Bains) située tout à fait au sud de l’île, connaîtra un essor touristique important : dès le XIXe siècle, ceux que l’on appelle les  »baigneurs » y viendront pour s’y délasser, à l’ombre des pins de l’immense forêt domaniale, instaurant un embryon de vie mondaine, estivale, dans les nombreux hôtels qui y apparaîtront. En l’espace d’un siècle, pour ainsi dire, la représentation de l’île, et des îles de l’Atlantique en général, est passée de celle de l’enfermement, infernal, atroce et battu par les tempêtes, dont les habitants étaient surtout connus pour les naufrages qu’ils provoquaient à celle de l’échappatoire, paradisiaque, où les habitants sont purs, moralement préservés, vivants dans un endroit, manquant certes de certaines commodités, mais tellement pittoresque et original (au sens  »origine » du terme), à l’écart de toute préoccupation nationale12. Ce changement progressif de perception pourrait correspondre à une transformation d’un paradigme sociétal (ou seulement d’un certain groupe social plus préoccupé par les évolutions contemporaines) : de la croyance en la puissance de l’homme sur la nature, par la technique et la science, à l’appréhension d’un avenir incertain.
Il semblerait visiblement que le XIXe, à propos duquel il est communément admis qu’il s’agit d’une période d’intances découvertes scientifiques, d’innovations, de croyance en l’avenir, eut également son lot de détracteurs. Si la lecture classique de ce siècle semble rimer avec  »progrès »,  »accroissement »,  »accumulation »,  »quête de puissance » et  »arrachement à la nature pensée comme hostile et illimité »13, il ne faudrait pourtant pas occulter les formes d’aversion qui existaient alors à l’égard de ces idées dominantes. Ceux qui s’opposent à ces paradigmes de progrès et d’évolution pourraient être des Baudelaires, des romantiques, des nostalgiques, comme a pu l’être un certain Pierre Loti n’ayant de cesse de glorifier le passé à l’aune de son mépris pour le présent. J’imagine que pour ces individus, le désenchantement du monde n’est pas assez rééquilibré par certains avantages auxquels il est censé faire place (amélioration et facilitation des conditions de vie, libération démocratique et sociale dans une idée d’égalité, etc.). Aussi, dans ce siècle  »prométhéen »14 :
 »Tout aussi obsédante se révèle la figure du déclin, puis de la décadence. »15
Les touristes pionniers qui vinrent sur Oléron sont, je crois, de cet acabit. Oléron sera vue, puis voulue, parce qu’elle n’apparaît pas similaire à la société extérieure : nulle industrie n’y prolifère, la communauté semble conserver des liens forts, profonds, la nature est présente et l’on y respecte sa grandeur, etc. Le XIXe siècle est le moment du voyage comme forme répandue de l’évasion, quasi-obligée dans un monde imaginé par certain comme étant entré dans une dynamique frénétique d’évolution. Et l’île rassure. Elle semble, contre vents et marées, rester stable dans la tempête contemporaine.
L’île rassure, Oléron paraît loin du tumulte qui touche le continent. Néanmoins, le voyage sur Oléron et le séjour doivent faire face à certaines incommodités : la traversée est dangereuse et les structures d’hébergement sont plutôt rare et peu confortables. Victor Hugo relate son impression :
 »On n’arrive pas aisément à l’île d’Oléron. Il faut le vouloir. On ne conduit le voyageur à l’île d’Oleron que pas à pas, il semble qu’on veuille lui donner le temps de réfléchir et de se raviser. »16 Ainsi, l’île devra améliorer son confort et ses commodités si elle veut accueillir et satisfaire un plus grand nombre de visiteurs. Pourtant, presque un siècle après les paroles de Hugo, il est dit d’Oléron dans un journal continental des années 1930 :
 »A tous ceux qui recherchent pour leurs vacances le calme, […] loin des stations trop connues et partant trop encombrées où il faut continuer la vie mondaine de Paris, je voudrais signaler une région encore peu connue et fréquentée seulement par de fidèles habitués. Ces derniers me reprocheront peut-être de dévoiler le charme de l’île d’Oléron et de troubler ainsi le splendide isolement qu’ils aimeraient conserver. Qu’ils m’en excusent en songeant que les 25 km. de plages et leurs forêts de pins et de chênes verts représentent une superficie capable de leur ménager encore longtemps le calme et la solitude qui leur sont si chers. »17
Oléron demeure un coin de terre à l’écart, isolé, préservée, loin de la foule : en ce début de XXe siècle, les raisons de l’attrait d’Oléron sont sensiblement les mêmes qu’un siècle plus tôt. Signe qui renforce peut-être l’impression d’immuabilité de l’espace et de la société insulaire :  »Sa physionomie n’a presque pas changé depuis des lustres »18 :
 »Les villages y sont tout blancs, avec des maisons basses et également blanches, à volets verts ou bleus, au pied desquelles tout un parterre de fleurs met de chaudes colorations délicatement nuancées. […] Comme les routes, plates et sinueuses sont aussi toutes blanches et que leur poussière, soulevée par les autos et le vent du large, vient s’accrocher au feuillage bas des tamaris en bordure, tout ce blanc fait songer à quelque paysage d’Afrique et, l’été le soleil éblouissant et la chaleur complètent l’illusion. »19
Néanmoins, malgré les charmes de l’isolement, au sein de ce même périodique, est annoncé, comme pour rassurer les éventuels futurs visiteurs, l’arrivée prochaine d’une heureuse amélioration des communications maritimes îlecontinent.
Notez aussi qu’une  »pension de famille moderne et très confortable » vient de s’ouvrir à Dolus et que  »déjà quelques villas se construisent en bordure de forêt », aux alentours de la plage de Vert-Bois dont  »la sauvage grandeur est particulièrement émouvante » et dont il est d’ors et déjà prédit qu’elle deviendra  »la plus belle station de bains de mer de l’île »20.
La Revue du Touring-Club traduit une vision esthétisée, dans la lignée du sublime que j’ai déjà abordé, avec des descriptions oscillant entre louanges du calme des côtes Est de l’île et violence de l’océan de la côte Ouest, aussi appelé  »côte sauvage ». Je retrouve dans les lignes d’un autre périodique cette dualité de la douce-violence caractéristique du romantisme et Saint-Trojan en est la quintessence puisque la ville possède deux plages, l’une à l’est et l’autre à l’ouest.
 »Ce qu’il faut surtout voir, c’est la côte sauvage, la côte regardant l’Océan, l’Océan immense, l’Océan presque toujours en furie. Sur ces rochers noirs qui frangent l’île […] la mer déferle avec rage, hurle, tonne, bondit, se brise et retombe en large paquets d’écume. Le spectacle est plus effrayant encore dans le Pertuis de Maumusson. […] En vérité elle est d’une beauté tragique, cette côte. Que de navires elle a vu disparaître, que de trésors a-t-elle engloutis ? »21
Mais finalement, malgré ses atouts pittoresques, Oléron va devoir s’adapter un peu aux modes de vie de ses visiteurs.
 »Pourtant, ces touristes charmés par les colères océanes ou les flancs abruptes des montagnes, n’en aspirent pas moins à retrouver le confort et la sécurité qui leur sont familiers. Aussi, le tourisme porte-t-il en son sein, depuis sa genèse, le double processus de valorisation et destruction des milieux naturels qu’il convoite, car il métamorphose les milieux naturels ou ruraux qu’il investit, en les parant du modernisme des villes… »22
En ce début de XXe siècle, les continentaux ne s’en doutent pas encore mais ils finiront par regretter l’empressement de construction et d’équipement qu’ils ont pu stimuler sur l’île d’Oléron. Aujourd’hui, le siècle a changé mais, me semble-t-il, l’île est toujours voulue pour les mêmes raisons. De part mon entretien avec Charles (néo-insulaire vivant à Oléron depuis quatre ans, artiste peintre), ce sont ces mêmes idées qui ressortent. Charles est d’origine parisienne et, pour échapper à l’oppression de la ville, me dit-il, il a choisi très tôt de voyager (Inde, Maghreb, Europe) pour s’installer finalement sur l’île d’Oléron où il a trouvé, estime-t-il, les ingrédients nécessaires à son épanouissement : l’inspiration artistique, la présence de la nature, la simplicité des insulaires, la tranquillité.
 » […] la plupart du temps les gens sont coincés à Paris, en famille en plus. Il sont malheureux, il font pas toujours ce qu’ils veulent. Il y a un monde… […] C’est l’enfer, le RER, le monde, c’est un cauchemar. Je sature moi, la foule, c’est trop, c’est too much. »
Il est venu chercher à Oléron ce qui, selon lui, n’est pas possible en ville. Un des symboles de sa nouvelle vie est son jardin, lui qui n’a jamais eu de jardin auparavant.
 »T’es sur Oléron mais dans un appartement, euh non merci… Je quitte ça, je quitte la ville, en plus moi j’ai toujours logé dans des appartements donc… Il me fallait au moins un petit espace vert. »

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Table des matières

Prologue
Chapitre Un : Il était une île
I- L’isolement
a) Insularité
b) Insulaires
II- Allusions
a) Songes
L’île déserte, le naufrage et la survie, p. – L’effet de l’île, p. – L’île utopique et l’île dystopique, p. – Le temps distordu, l’inaccessible et la remise en cause des lois naturelles, p. – L’île refuge, l’île préservée, l’île dangereuse, p. – Le roi, l’éducateur et le rival, p.
b) Symboles
Un royaume désert, p. – L’inaccessibilité et la fuite, p. – L’immobilité, p. – L’irrationalité, la magie et
l’exotisme, p. – Liberté et captivité, p. – Labeur, simplicité et vérité, p. – Inverse du monde, critique du monde, p.
Chapitre Deux :  »La fin d’une île »
I- L’Oléron amarrée
a) Île vue, île voulue
b) L’aubaine et la menace
II- L’Oléron quelconque
a) Ressemblances et évanescences
b) Oracles et sentences
Chapitre Trois : Le début d’une île
I- Naissance
a) Le miroir
b) Altérités
II- Effervescence
a) Étoffes
b) Cristallisations
Épilogue :  »La possibilité d’une île »
Annexes
Le pourquoi et le lien
Précisions sur la méthode
Carte de l’île d’Oléron
Sources
Bibliographie
Bibliographie générale
Analyse romanesque
Ouvrages locaux

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