L’identité numérique, de la notion philosophique à la notion techniciste
Méthodologie
Notre travail s’articulera autour de trois axes transversaux destinés :
à circonscrire les contours de cette notion et c onstituer une typologie des enjeux, objectifs retenus et pratiques préconisées, une place plus particulière étant réservée au contexte scolaire ;à dégager, à travers l’étude d’un corpus de séan ces pédagogiques et / ou éducatives réalisées en collège ou lycée par des professeurs documentalistes que ce soit en autonomie ou dans un contexte de partenariat, un certain nombre d’éléments constitutifs des choix effectués (Types de collaboration, Axes de mission du professeur documentaliste retenus, objectifs et savoirs infod ocumentaires visés le cas échéant) ; à analyser de quelle manière la notion d’identit é numérique peut être déconstruite / reconstruite en savoirs infodocumen taires.A cette fin, nous avons retenu la construction suivante :
Une première étape destinée à étudier de quelle manière la notion d’identité numérique, au sens d’identité digitale, s’est formée, d’en examiner les origines et les frontières actuelles et d’en recenser les enjeux et représentations sous jacentes.Elle prendra appui en premier lieu sur un corpus définitoire permettant de mesurer le caractèrecomplexe de la notion d’identité et d’appréhender la façon dont elle s’est progressivement enrichie sous l’effet de constructions pluridisciplinaires.Elle tendra ensuite à retracer les étapes qui avec l’arrivée d’Internet et d’un ensemble de technologies numériques ont conduit à un glissement terminologique de cette notion et de sa prise en compte de façon prégnante par les institutions.Une seconde étape sera consacrée dans un premier temps au recensement des modélisations et approches définitoires permettant de disposer d’une meilleure visibilité quant aux pratiques sociales de référence, puis dans un second temps à la mise en valeur de théorisations, définitions et notions corrélées issues de la recherche scientifique.La troisième étape s’inscrira dans le champ de l’institution scolaire. Elle sera l’occasion dans un premier temps de faire le point sur :
– Les choix institutionnels effectués depuis l’émergence de cette notion ainsi que les mesures et préconisations qui prévalent actuellement ;
– Les ressources pédagogiques proposées par l’institution dans ce domaine particulier de façon à mettre en lumière les choix de transposition didactique externes.
Elle prendra ensuite appui sur l’analyse du corpus de séances pédagogiques évoqué précédemment. Outre une sélection de séances obtenues par sélection au sein de travaux mutualisés (sites nationaux ou académiques, sites et blogs d’enseignants documentalistes) il comportera une séance construite par nos soins et testée dans le cadre d’un stage d’observation et de pratique accompagnée réalisé en décembre 2013. Cette phase est destinée à appréhender de quelle manière les équipes pédagogiques répondent actuellement à la demande institutionnelle, qu’il s’agisse des objectifs affichés, des points d’ancrage disciplinaires éventuels, des modes de collaboration retenus, des ressources utilisées, de la nature des tâches prescrites, des savoirs sélectionnés.
Enfin, nous tenterons de recenser les différentes approches pédagogiques retenus par les enseignants documentalistes ainsi que les notions infodocumentaires corrélées.
L’identité numérique de la notion philosophique à la notion techniciste
Parler d’identité numérique, c’est en premier lieu parler d’identité (du latin identitatem, nom abstrait formé de idem : le même), c’estàdire prendre le temps de convo quer un concept qui s’est d’abord inscrit dans le domaine de la science (philosophie) et dont une des particularités est de pouvoir, à partir du 18e siècle, tout autant concerner un caractère commun à un ensemble d’individus, qu’un ensemble de caractéristiques permettant d’individualiser une personne.C’est aussi, dans un deuxième temps, examiner dans quels contextes et de quelle manière les termes « identité » et « numérique » au sens de « digital » se sont trouvés réunis et à quelles représentations cette terminologie nous renvoie.Apparu selon le Littré 1 dans les écrits de Nicolas d’Oresme (13201382), D octeur en théologie , érudit dont l’œuvre philosophique met en lumière l’étendue de ses savoirs dans des domaines aussi divers que les mathématiques, la physique, l’astronomie, l’économie politique, le terme « identité » signifie de façon stricte « même chose », ce qui conduira Voltaire à proposer en son temps le mot « mêmeté » qui sera inscrit au Littré mais ne s’établira pas dans les usages.
Le concept d’identité
Un concept philosophique initial relatif à l’unicité, l’unité et l’ipséité
La notion d’identité est née d’un questionnement métaphysique issu de la philosophie aristotélicienne (principe d’identité). Il se déclinera selon diverses approches ayant pour point commun un questionnement quant aux principes d’unité, unicité ou ipséité de l’être humain mais aussi de toute chose subissant un changement, une altération. Pour exemple nous pouvons évoquer : le questionnement stoïcien : suisle même ou un autre dans le cadre de la conflagration et de la palingénésie universelles (croyance en une véritable « renaissance », en une vie « audelà » d e la vie présente 3 ou encore la difficulté pour l’homme à être de façon effective ce qu’il est de façon absolue. L’identité numérique concerne dans ce contexte la conscience pure et la conscience individuelle, cette dernière ne pouvant cependant jamais « s’égaler à la première dans le monde où elle est appelée à se manifester et à se produire ». Il existerait donc tout à la fois une identité numérique et un « écart infranchissable » inhérent au monde dans lequel l’homme évolue et ouvrant aux manifestations de la conscience 4. Ce questionnement connaîtra ultérieurement des prolongements chez des philosophes du 18è tels Kant, à travers des questionnements inhérents à la conscience que l’on a de soi : « L’identité numérique de l’aperception transcendantale »Dans tous ces cas de figure, il convient de noter que l’utilisation par les auteurs s’intéressant à ce questionnement philosophique, quelques soient les philosophes étudiés] et la période à laquelle ces derniers ont vécu, utilisent le terme « identité numérique » au sens d’identité en nombre (unicité). Par ailleurs, ils s’agit à chaque fois d’auteurs dont les travaux s’inscrivent dans les années 1970 1980. L a terminologie « identité numérique » n’est encore employée dans aucun autre contexte.Le concept d’identité, en revanche a connu à partir au cours des 18ème et 19ème siècles une évolution et une diversification terminologique très importantes.
Les déclinaisons successives du concept d’identité
Le Dictionnaire de l’Académie française6, dans sa première édition (1694) donne la définition suivante :IDENTITÉ. s. f. Ce qui fait que deux ou plusieurs choses ne sont qu’une mesme. N’est en usage que dans le Dogmatique. Identité de raisons. identité de nature. identité de pensées en divers termes.La quatrième édition (1762) sans apporter de changement quant au fond, tend à actualiser et à rendre plus lisible la terminologie employée. Par ailleurs, le dogmatisme a laissé la place au didactique :IDENTITÉ. s.f. Ce qui fait que deux ou plusieurs choses ne sont qu’une, sont comprises sous une même idée. Il n’est en usage que dans le Didactique. Identité de raisons. Identité de nature. Identité de pensées en divers termes.La sixième édition (1832) mentionne que sous cette acception, le mot « identité » est désormais utilisé dans le domaine de la jurisprudence :
IDENTITÉ. s. f. Ce qui fait qu’une chose est la même qu’une autre, que deux ou plusieurs choses ne sont qu’une ou sont comprises sous une même idée. Identité de raisons. Identité de nature. Identité de pensées en divers termes. Il y a identité parfaite entre ces deux choses. On ne peut nier l’identité de cette chose avec telle autre.Il se dit particulièrement, en Jurisprudence, en parlant De la reconnaissance d’une personne en état d’arrestation, d’un prisonnier évadé, d’un mort, etc. Établir l’identité d’un condamné. L’identité de ce prisonnier avec l’homme signalé à la police, n’a pas encore été bien constatée, bien reconnue, bien prouvée.On peut noter l’aspect tardif de cette mention qui reste fondamentalement inscrite dans un principe de comparaison.
Pourtant, la consultation des recueils de jurisprudence (Pasicrisie) permet de relever l’emploi, dès 1793 au moins 7, du terme « identité » dans le cadre de l’identification
certaine d’une personne physique. Par ailleurs, les conditions de mise en place d’un Etat civil, en France, audelà des usages paroissiaux a constitué un enjeu politique, juridique et social important dès la fin du 17e siècle et s’est formalisé au cours du 18e siècle.
De fait, la dimension comparative reste bel et bien au cœur du sujet si l’on considère que s’assurer de l’identité d’une personne consiste à disposer d’éléments d’identification qui, placés en regard d’un individu permettent d’affirmer qu’ils ne font qu’un.
On peut donc relever, que le terme « identité » qualifie, jusque là, un état de « mêmeté » si l’on reprend la terminologie proposée par Voltaire.
C’est cependant au 18e siècle que sous l’influence de la philosophie, la notion d’identité va trouver un prolongement s’inscrivant dans l’idée de conscientisation de l’identité individuelle.
Le Littré en ligne8 mentionne ainsi : « Conscience qu’une personne a d’ellemême. » […]
« Identité personnelle, persistance de la conscience de soi qu’a un individu » et propose notamment une citation de Rousseau, issue de L’Emile : La mémoire étend le sentiment de l’identité sur tous les moments de son existence [de l’individu], [Rousseau, Ém.II].
Il nous paraît intéressant, à ce stade définitoire, de relever la prise en compte par Rousseau de la notion de « mémoire » dans la construction de l’identité.
Cette approche semble conforter la remise en cause par certains philosophes des 18e et 19e siècles, d’une représentation statique de l’être et de la pensée et par là même de l’identité, là où ils considèrent que tout concept est en changement permanent9, principe qui s’est inscrit dans la durée et n’est désormais plus remis en question.
Par ailleurs, va émerger au cours du 18e siècle puis tout au long du 19e siècle la notion d’identité collective qui s’appuie en premier lieu sur la construction d’un sentiment d’appartenance à une même Nation, puis sur un certain nombre de valeurs auxquelles on attribue un caractère intangible, ce qui va, durant un certain temps, donner à ce concept une dimension normative et prescriptive.
A cet égard, les chercheurs en sciences humaines sont partagés, certains préférant parler alors d’identité sociale et réserver l’utilisation du terme « identité collective » aux manifestations identitaires conduisant à créer des sousgroupes 10 pouvant s’avérer parfois numériquement restreints.
Autre particularité, donc : un même individu peut être associé à plusieurs identités collectives.
Une multiplication des approches en sciences humaines et sociales
Le développement des sciences humaines a généré une multiplication des approches du concept d’identité en autant de ramifications qui ont conduit à lui donner une grande complexité.
Le dictionnaire des sciences humaines, réalisé sous la direction de JeanFrançois Dortier, évoque un « concept resté longtemps marginal dans les sciences humaines [qui] a fait une irruption soudaine et massive à partir des années 90. » Il en ressort « qu’en se généralisant, la notion d’identité perd de sa consistance » au point que l’hypothèse suivante est émise : « L’identité ne seraitelle pas devenue une notion va gue et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n’auraient en commun que le nom ».
Trois grands axes terminologiques sont néanmoins recensés : l’identité collective, l’identité sociale et statutaire, l’identité personnelle, chacun d’entre eux offrant un champ d’investigations, de dissensions, de débats et donc de souscatégorisations.
Cette approche est également partagée par les auteurs du dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication qui mentionnent notamment :
« L’identité est à la fois un concept qui s’est développé au sein de certaines disciplines des sciences humaines […] et un terme de la langue courante ayant des acceptions diverses selon les écrits et discours où il est employé ».
Ces auteurs relèvent par ailleurs la diversité et l’ambiguïté des concepts recouverts par le terme « identité », la propagation inhabituelle d’un même terme au sein des différents domaines des sciences humaines et interrogent l’importance accordée à ce(s) concept(s). Ils y voient la manifestation d’une mouvance inéluctable des « sciences de l’homme et de la société ».
Ils relèvent, enfin, un aspect mentionné en introduction, à savoir que l’identité, au travers de diverses disciplines, a été étudiée « selon deux perspectives distinctes » privilégiant soit les caractéristiques individuelles, soit les caractéristiques collectives.
Il tendent en revanche à proposer une arborescence plus complexe pour présenter les différentes approches du concept d’identité en déployant dans un premier temps les approches disciplinaires (philosophie – anthropologie et ethnologie – psychologie – sociologie – sciences de l’information et de la communication) repectant ainsi l’ordre chronologique d’émergence de ces différentes branches, en développant dans un deuxième temps des terminologie spécifiques construite autour du mot « identité » et qui semblent donc, de leur point de vue, devenues des concepts à part entière (identité culturelle – identité d’entreprise).
Nous aurons l’occasion de revenir sur ces différentes approches à l’occasion de l’étude de la place occupée par les chercheurs dans les travaux relatifs à la définition, l’analyse de la notion d’identité numérique, mais aussi dans le contexte d’une didactisation de cette notion dans le domaine des sciences de l’information et de la documentation, qu’elle soit
à l’heure actuelle, inexistante ou initiée, et qu’elle puisse, le cas échéant, être ou non prolongée selon de nouveaux axes d’approche.
Le concept d’identité numérique à l’aune d’Internet
Compte tenu du caractère fortement polysémique du concept d’identité, celui d’identité numérique pouvait difficilement échapper à la même caractéristique.
Qui plus est, il convient de s’interroger sur les conséquences sémantiques de l’adjonction du terme « numérique » luimême désormais porteur d ’une double représentation. En effet, si l’acception se rattachant au développement de l’informatique est de façon logique construite sur sa capacité à représenter des informations au moyen d’un code binaire composé des deux chiffres 0 et 1, en revanche, sa représentation sémantique a dérivé, dans le langage courant, d’une part vers la pratique, l’usage d’appareils fonctionnant par le biais de la technologie numérique, d’autre part vers les productions issues de cet usage.
Concurremment avec l’atténuation de l’aspect « nouveauté technologique » le terme numérique est entré dans le langage usuel au rythme de l’appropriation des outils numériques, éloignant ainsi, hormis pour un public spécialisé, son sens initial.
La représentation « populaire » ne s’attache donc plus tant à la spécificité technologique numérique qu’à l’usage qui peut en être fait et qui est désormais, par glissement sémantique, qualifié de numérique.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. L’identité numérique, de la notion philosophique à la notion techniciste
1.1. Le concept d’identité
1.1.1. Un concept philosophique initial relatif à l’unicité
1.1.2. Les déclinaisons successives du concept d’identité
1.1.3. Une multiplication des approches en sciences humaines et
Sociales
1.2. Le concept d’identité numérique à l’aune d’Internet
1.2.1. Du besoin juridique à la terminologie techniciste
1.2.2. L’information et la communication au cœur de la question
1.2.3. L’ère du web participatif : nouveaux enjeux
1.3. L’impact de l’usage sur la construction du concept d’identité numérique
2. Construction d’une approche technico-scientifique du concept d’identité numérique
2.1. Enjeux entrepreneuriaux et émergence d’une pensée scientifique
2.1.1. Figures émergentes du monde de l’innovation
2.1.2. Création de pôles de recherche
3. Identité numérique et savoirs info-documentaires
3.1. Les attentes institutionnelles
3.1.1. Le socle commun de connaissances et de compétences
3.1.2. Parcours de culture de l’information et de formation à
l’information
3.1.3. Les missions Fourgous
3.2. Les ressources pédagogiques institutionnelles
3.2.1. Le Centre national de documentation pédagogique
3.2.2. Le portail Eduscol
3.3. Sur le terrain
3.3.1. Les travaux académiques mutualisés 2010 2011
3.3.2. Ressources diffusées par des canaux indépendants
3.3.3. Analyse d’un corpus de trois séances
3.3.4. Evolution des registres de formulation
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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