L’identité des gens du Nord aux prises avec l’empire colonial

L’historienne Anne-Marie Thiesse démontre dans Ils apprenaient la France, que la Troisième République a été un temps fort de l’affirmation de l’identité nationale, mais que cette affirmation ne s’est pas effectuée par une dénégation des identités locales, bien au contraire . De ce fait, la construction des identités à l’échelle locale, loin de s’opposer à une construction à l’échelle nationale, s’accorde avec elle, le premier échelon servant d’indispensable fondement au second. En effet, l’échelon local, magnifié, comme le montre l’historien Jean-François Chanet dans son livre L’École républicaine et les petites patries , facilement appréhendable par la population, sert de terreau à une construction bien plus abstraite, la nation. Or, dans le Nord, comme ailleurs, les identités apparaissent multiples et sont à la fois déterminées par l’histoire et la géographie. En effet, région frontière, conquise par Louis XIV, le Nord garde une forte identité flamande entre Bailleul et Dunkerque, où l’usage du « flamand », un dérivé du néerlandais, demeure la norme au début du XXe siècle. À la fois rempart, zone de conflit, mais aussi interface, la frontière joue un rôle déterminant dans la construction de l’identité régionale et prend plusieurs formes. Frontière terrestre entre le Nord et la Belgique, frontière maritime de Dunkerque au Crotoy, elle détermine des interactions entre les habitants et différentes populations : marins venus de tous les horizons à Dunkerque, Flamands à Lille ou Armentières, Wallons à Avesnes-sur-Helpe ou à Maubeuge, chaque groupe apporte ses propres représentations aux gens du Nord. Dans sa thèse consacrée aux représentations du territoire national, l’historienne Laurence Turetti pose la question de l’intériorisation des contours du territoire par la population et du sens de la notion de frontière . La guerre de 1870-1871 épargne le Nord de l’annexion, tandis que l’expansion coloniale élargit les frontières du territoire national après 1880, si nous considérons comme territoire national l’ensemble des régions du monde où s’exerce l’autorité de la nation. De ce fait, une nouvelle question se pose, celle des répercutions dans le Nord des interactions nouvelles, provoquées ou subies, avec l’outre-mer. Cette situation complexe enrichit l’identité de l’homme du Nord en jouant à la fois sur l’imaginaire de la nation et de la « petite patrie » d’une part, et des sentiments contrastés liés à la présence toute proche de la frontière, et à l’élargissement du territoire national d’autre part, comme l’indique cet extrait du discours d’ouverture du 30ème Congrès des sociétés de géographie, qui s’est tenu à Roubaix en 1911, prononcé par le président de la Société de géographie de Lille: « La ligne qui nous sépare de notre voisin est purement artificielle. C’est une grande porte ouverte, ce n’est pas un mur. Une telle situation géographique nous amène à un sentiment plus vigilant et plus profond du patriotisme […] Vous ne vous étonnerez pas, Messieurs, que nous soyons ici, patriotes, chauvins et cocardiers, et que nous prenions un intérêt particulièrement puissant à ce qui se passe dans les pays étrangers, à la situation de notre marine, à notre expansion lointaine, au développement de notre empire colonial » .

Vers une variation des identités : le Nord terre d’Empire ? 

L’esprit impérial a-t-il contribué à effacer des particularismes locaux, fondant l’identité des gens du Nord dans une identité exclusivement nationale, ou, au contraire, a-t-il maintenu ou renforcé cette identité, tout en offrant de nouveaux territoires au domaine des possibles et de l’imaginaire collectif ? Cette question rejoint celle posée par l’historiographie et l’opinion publique britannique, et mobilise celle de l’émergence d’une conscience impériale en Grande-Bretagne. Olivier Esteves, maître de conférences en langue et civilisation britanniques à l’Université de Lille 3, identifie trois approches de cette question. La première, appelée approche «minimaliste », insiste sur la quasi-absence de conscience impériale chez les Britanniques. L’historien Bernard Porter développe en effet dans The Absent-Minded Imperialism l’idée que la population du Royaume-Uni aurait adopté une attitude indifférente envers l’existence d’un empire acquis comme par inadvertance, « In a fit of absence of mind ». L’existence de l’Empire aurait donc très peu contribué à la définition de l’identité britannique. À contrario, la deuxième approche, qualifiée de «maximaliste », plaide en faveur d’une influence cruciale de l’Empire sur l’ensemble de la société et la définition de l’attachement des Britanniques à leur patrie, ce quedémontre John MacKenzie et les auteurs qui ont contribué à la rédaction de l’ouvrage collectif Imperialism and Popular Culture. Dans l’introduction de ce livre John MacKenzie défend l’hypothèse de la construction d’un dispositif de promotion de l’Empire destiné à attiser le patriotisme des Anglais, à travers l’architecture, la statuaire ou encore les cérémonies publiques. L’historienne Penny Summerfield insiste quant à elle sur la diffusion de l’idée impériale à travers le music-hall, tandis que Jacqueline Bratton aborde ce sujet en étudiant le discours contenu dans la littérature pour enfants. Quant à la dernière approche, qualifiée d’« énigmatique », elle s’attarde davantage sur les influences sous-jacentes de l’empire sur la société, influences qui tendent à renforcer les caractéristiques sociales, politiques et économiques déjà présentes.

En France, la reconstruction de la nation après la défaite correspond aussi à la redécouverte de ce que l’historien Jean-François Chanet nomme « les Petites Patries ». La province devient un objet d’intérêt, qui conduit à mettre en avant les particularismes locaux, mais aussi à réinventer son histoire. C’est le cas, par exemple, avec la célébration en 1911 du millénaire de la fondation du duché de Normandie, mais aussi avec la création dans le Nord du Comité flamand de France en 1853, à l’initiative du docteur Coussemacq. Cette association, toujours en activité, a pour objet d’étude la littérature flamande, ainsi que la recherche et la conservation de documents historiques en flamand. Le discours prononcé à l’occasion du cinquantième anniversaire du comité par l’abbé Looten en 1903 indique cette volonté de recentrer le savoir à une échelle locale qui détermine une identité forte, mais intégrable à l’espace national :

« En 1852, quelques hommes de tête et de cœur avaient inauguré la Société dunkerquoise pour l’encouragement des lettres, des sciences et des arts. Cette compagnie, qui ne tarda point à prospérer, restreignit le cercle de ses études à la ville même de Dunkerque. M. Edmond de Coussemaker, vit qu’il y avait lieu de faire davantage. Cet esprit pénétrant était fortement frappé de l’extrême importance qu’avait prise et conservé dans les deux arrondissements de Dunkerque et d’Hazebroucq, la civilisation de notre pays d’origine, la Flandre. Sans doute, depuis les conquêtes de Louis XIV […] nous étions devenus français […] Cependant, le fond flamand persistait comme le sédiment primitif qui supporte la terre arable : d’autant plus que le conquérant et ses successeurs avaient eu l’intelligence qu’on n’éteint point dans un peuple, par des mesures arbitraires, l’amour de sa langue et de ses institutions. De là, une permanence de l’esprit flamand en pleine terre française […]» .

De la défaite vers la victoire : le Nord au cœur de la plus grande France 

À partir des années 1880, la mémoire s’impose comme un élément clef de la formation d’une identité nationale républicaine, en entretenant notamment le souvenir de la guerre 1870- 1871. En effet, la formation de la mémoire républicaine s’appuie sur l’histoire récente, la défaite face à la Prusse et l’effondrement du Second Empire, préalable à l’installation de la république. Cette histoire, à cause de l’amputation du territoire national, demeure particulièrement douloureuse, mais permet de créer le mythe de l’Alsace et de la Lorraine, un mythe à l’usage de la nation, une forme de bénéfice secondaire né d’un événement dramatique. Le thème des provinces perdues devient un thème fédérateur assurant la légitimité du nouveau régime et mobilisant le patriotisme des Français. En outre, comme l’exprime Laurence Turetti, ce thème des provinces perdues et de la revanche devient le motif de fond de la réorganisation de l’armée, mise en scène comme une renaissance, d’une part par la revue de Longchamp dès le 29 juin 1871, et par l’instruction publique d’autre part, avec, par exemple, l’usage abondant des cartes de France intégrant les provinces perdues dans les salles de classe et le développement des bataillons scolaires .

En se lançant dans une politique d’expansion coloniale d’envergure, la Troisième République, tout en offrant un nouveau destin au pays, propose, selon l’expression de l’historien de l’art François Robichon, un « succédané à la reprise de l’Alsace Lorraine » et l’écriture d’un nouveau chapitre de l’histoire du pays. Cette écriture donne naissance à de nouveaux thèmes de commémoration, qui prennent fortement appui sur la mémoire de 1870 et ont pour effet de renforcer le patriotisme des Français. C’est le cas de la commémoration du combat de Sidi-Brahim à Lille, un épisode de la conquête de l’Algérie et de la lutte contre l’émir Abd-El-Kader, remontant à 1845, que nous décrirons rapidement dans les prochaines lignes en laissant la parole à nos sources.

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Table des matières

Introduction générale
Livre I : Gens du Nord et colonies : l’identité des gens du Nord aux prises avec l’empire colonial
Introduction livre I : p. 26-30
Chapitre I : Vers une variation des identités : le Nord terre d’Empire ?
A/ De la défaite vers la victoire : le Nord au cœur de la plus grande France
1/ Face aux menaces et aux invasions, la nécessaire mobilisation de la mémoire
2/ Les gloires du passé et le consentement à la guerre
3/ Du sable du désert à la terre de France : le héros colonial se battra chez nous !
B/ Une expression ultra-marine des rivalités européennes : le cas de la Guerre des Boers
1/ Le Boer : un champion de la résistance contre les Britanniques
2/ Le Boer au combat : une construction de l’imaginaire local
3/ L’expression d’une proximité avec l’ouvrier du Nord
C/ Le fait impérial au cœur de la vie des gens du Nord : pratiques sociales,
identités et empire
1/ Jeux traditionnels et nouvelles pratiques sportives
3/ Le rôle des anciens combattants dans la transmission de l’expérience coloniale
D/ Faidherbe et les limites de la conscience impériale
1/ On ne partage pas l’enfant du pays
2/ Le lion et le coq
3/ Le café au coin du feu
Chapitre II : La Société de géographie de Lille au cœur de l’idée coloniale ?
A/ Formation, objectifs et évolution de la Société de géographie de Lille
1/ Création de l’Union géographique du Nord de la France
2/ Lille fait sécession : causes et effets
B/ La mise en place d’un réseau colonial dans le Nord
1/ La variation des effectifs : un retour d’influence du « colonial » vers la société
2/ Une publication coloniale pour le Nord : le Bulletin de la Société de géographie de Lille
3/ Une société intégrée dans un réseau régional de sociétés savantes
4/ Une société connectée aux chambres de commerce
5/ Nourrir les relations : tourisme et sociabilité
6/ L’extension du réseau : vers le national et au-delà
C/ Une œuvre régionale de propagande coloniale
1/ Formation de la bibliothèque de la Société de géographie de Lille
2/ Les conférences, temps forts de l’idée coloniale dans le Nord
D/ La participation à la diffusion des savoirs coloniaux : une collaboration
régionale entre société de géographie et chambres de commerce
1/ Entre savoir pratique et universitaire, un essai de définition de la géographie coloniale
2/ Le cours de géographie commerciale de Lille : du savoir universitaire au savoir professionnel
3/ Les cours de Roubaix et Tourcoing : une orientation professionnelle
Chapitre III : Les colonies dans les musées du Nord : une muséographie au service des ambitions économiques impériales
A/ Le cadre légal de la formation du musée colonial de Lille
1/ La concrétisation d’une idée ancienne
2/ Un musée régional en lien avec Paris
3/ Quel modèle pour le musée lillois ?
B/ Formation des collections et forme de l’exposition d’un musée d’échantillons
1/ La formation des collections, un jeu de sociabilité
2/ La forme de l’exposition
C/ Discussion autour de l’esprit économique impérial, de l’échelle nationale à l’échelle locale
1/ L’émergence d’une conscience coloniale chez les patrons du Nord
2/ Entre projet politique et économique : la prise de conscience de l’empire
D/ Mise en valeur des territoires, de l’exploration commerciale en Asie aux compagnies concessionnaires en Afrique
1/ Regards vers l’Asie : la participation des nordistes à la Mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine
2/ Comment rentabiliser le Congo ?
3/ La participation des nordistes aux compagnies concessionnaires
Livre II : Le développement des imaginaires coloniaux dans le Nord : production et circulation des représentations de l’ailleurs et de l’autre
Introduction livre II : p.241-246
Chapitre IV : L’utilisation de l’image de l’autre en situation impériale : un jeu entre imaginaires individuels et collectifs
A/ Du développement de l’hygiène individuelle à la représentation de l’autre : le Savon du Congo
1/ De nouvelles normes sociales et esthétiques
2/ La poésie du Savon du Congo
3/ Questions sur l’identité d’une marque
4/ Un spectacle quotidien : le Palais du Congo
B/ Un outil de l’ethnocentrisme européen
1/ Blanchir la peau des Noirs…
2/… Noircir celle des Blancs : l’influence du spectacle blackface dans la représentation de l’homme noir
Chapitre V : Expositions industrielles et représentations du monde colonial
A/ Une exposition coloniale dans le Nord : Roubaix 1911
1/ Une faible représentation coloniale dans les expositions industrielles locales : le cas de Lille 1902 et de Tourcoing 1906
2/ Une orientation vers l’outre-mer : Roubaix 1911
3/ Les colonies au Parc Barbieux : la France sur tous les continents
4/ Promouvoir l’empire colonial
B/ Le fait impérial sous l’angle du progrès
1/ La mission civilisatrice de l’homme blanc aux prises avec le progrès social : histoire d’une distorsion ?
2/ Libérer la déesse de son corset
3/ Techniques et savoirs faire au service de l’expansion coloniale
C /Le cas des villages africains : comment approcher la complexité d’une réception ?
1/ La question des zoos humains
2/ Le village noir dans le processus de variation de l’identité des gens du Nord : découverte, acceptation, intégration de l’autre
3/ Des villages sénégalais dans le Nord : des espaces dédiés à la rencontre ?
4/ Vision de soi et représentation de l’autre à travers les activités sportives
5/ Action et rétroaction : le village noir, interface culturelle entre Européens et Africains
Chapitre VI : Expansion coloniale et défense de la Patrie : deux expériences de l’empire
A/ De l’image d’Épinal au retour de l’expérience personnelle
1/ L’imagerie publicitaire au service des représentations de la conquête coloniale
2/ Au plus près de l’expérience individuelle
3/ Des courées vers le grand large : l’expérience coloniale des ouvriers lillois
B/ Le Nord, théâtre de l’appel à l’empire
1/ Un homme au prestige considérable
2/ La Force noire dans les tranchées du Nord
3/ Une vision fantasmée des pratiques guerrières
C/ Une image capturée, une image « effacée »
1/ Une reprise des thèmes de la Force Noire : L’image du soldat colonial dans le Liller Kriegszeitung
2/ Un disparu de la Grande Guerre
Conclusion générale

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