L’entreprise à mission, un cadre qui interroge l’entreprise de service public
En 2019, la loi Pacte a introduit la possibilité pour toutes les sociétés d’inscrire dans leurs statuts une raison d’être. L’article 1835 du Code Civil prévoit ainsi que « les statuts [de l’entreprise] peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». La loi Pacte prévoit également la possibilité d’adopter des statuts de société à mission : ceux-là requièrent notamment, au-delà de l’inscription statutaire d’une mission, la mise en place d’un comité de mission dédié à sa gouvernance.
Ces innovations juridiques avaient notamment fait l’objet de recommandations figurant dans le rapport de la mission ministérielle intitulée « l’Entreprise, objet d’intérêt collectif », qui a été supervisée par Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard, en 2018. Ce rapport a eu pour effet de remettre au cœur du débat sur l’entreprise son objet social, en proposant d’envisager celui-ci comme un dispositif de « création collective » (Notat et Sénard, 2018, p.4). Suite à l’adoption de la loi Pacte, le gouvernement a appelé les sociétés dont le capital est – au moins en partie – détenu par l’État à se définir une raison d’être. La requête a été adressée au directeur de l’Agence des Participations de l’État (APE). En septembre 2019, le ministre de l’économie a ainsi déclaré : « Je demande […] que toutes les entreprises dont l’État est actionnaire se dotent d’une raison d’être en 2020 » . L’introduction de la raison d’être statutaire s’inscrit dans une évolution du droit des sociétés observables au sein d’autres pays : aux États-Unis, sont nés les statuts de Social Purpose Corporations et de Benefit Corporations ; en Italie, les statuts de Società Benefit. Or, ce mouvement juridique s’accompagne de la construction d’un cadre théorique à part entière au sein des sciences de gestion, celui des « entreprises à mission ». Notre thèse propose ainsi de nous munir de ce nouveau cadre théorique pour porter un regard nouveau et original sur l’entreprise de service public.
Motivations empiriques et théoriques : le rapprochement entre entreprise à mission et entreprise de service public
L’entreprise à mission : un nouveau cadre théorique pour appréhender l’entreprise de service public
La création des sociétés à mission a fait l’objet de premiers travaux en matière de gouvernance. Ainsi, Les Profit with Purpose Companies (PPCs) se distinguent par la formulation d’une mission et d’un engagement au-delà d’un objectif de maximisation de profit, traditionnellement véhiculé par les statuts de Société Anonyme (SA). Les sociétés à mission, notamment, se définissent une mission qui leur est propre, sur laquelle les associés formulent un engagement, et envers laquelle le dirigeant est alors redevable. Toutefois, les enjeux et problématiques liés à la formalisation et à la gestion d’une mission, ou d’une raison d’être, au sein de ces entreprises, restent encore à être investigués (Levillain, 2017 ; Segrestin et Levillain, 2019).
Le cadre de l’entreprise à mission s’est construit sur une première analyse de la création de nouveaux statuts juridiques aux États-Unis, notamment le statut appelé Flexible Purpose Corporation. Cette analyse a permis de caractériser le modèle sous-jacent de l’« entreprise à mission » : il s’agit d’une entreprise dont les associés stipulent, dans leur contrat de société, une mission sociale, scientifique ou environnementale qu’ils assignent à l’entreprise (Levillain, 2015, 2017; Segrestin, Levillain, Vernac & Hatchuel, 2015). Dans un statut de société à mission, cette finalité s’ajoute (et ne s’oppose pas) à l’objectif de création de profit. L’étude de cas empiriques (Levillain, 2015) permet de montrer que la mission peut désigner un but qui n’est pas atteignable dans l’état des connaissances actuelles, mais au contraire un « inconnu désirable » qui engage l’entreprise dans une dynamique d’innovation. Le dispositif de gouvernance permet alors de percevoir la mission comme un couplage entre un objet inconnu et l’exercice d’une responsabilité par l’entreprise.
La reconnaissance, dans le droit, du concept de raison d’être a suscité des interrogations au sein des communautés académiques françaises (Capron, 2020 ; Valiorgue, 2000 ; Autissier et al., 2020). Valiorgue (2020) propose d’examiner les justifications de cette nouvelle législation et d’anticiper ses conséquences : s’il envisage une potentielle instrumentalisation de la raison d’être à des fins de communication, il entrevoit également une utilisation de celle-ci comme nouveau cadre de fabrication de la stratégie d’entreprise. Capron (2020), de son côté, relève le manque de définition juridique du concept de raison d’être ; il pose la question de son efficacité vis-à-vis de la responsabilisation des entreprises, notamment en matière de prise en charge de leurs externalités négatives.
Une nouvelle option juridique qui interroge la réalité de l’entreprise de service public
Le cadre de l’entreprise à mission soulève des interrogations particulières pour l’entreprise de service public elle-même. La première question porte bien sûr sur les similitudes entre les concepts de raison d’être et de mission de service public. De prime abord, il aurait pu être défendu que l’exercice de formulation soit particulièrement facile, voire redondant, pour des entreprises qui servent déjà des missions de service public. Pourtant, il est possible que cette raison d’être ne se limite pas seulement à la définition de leurs missions déjà définies de service public. L’exemple de la publication de la raison d’être de l’entreprise Électricité de France (EDF), en juin 2020, ainsi que certaines des réactions qu’elle a suscitées, sont illustratifs de ces questionnements. L’intitulé de la raison d’être était le suivant: « Construire un avenir énergétique neutre en CO2 conciliant préservation de la planète, bien-être et développement grâce à l’électricité et à des solutions et services innovants ». La première observation qui a été faite porte précisément sur l’absence de mention du terme « service public ». Alors que certaines parties prenantes, notamment les syndicats, s’indignent de cette omission, défendant que la seule raison d’être de l’entreprise « c’est le service public » , les dirigeants d’EDF rappellent, eux, que la mission de service public est déjà inscrite dans les statuts de la société . La raison d’être renverrait alors à d’autres enjeux, qui dépassent cette mission légale de l’entreprise. Pour reprendre notre exemple, la mission de service public d’EDF est définie légalement de la façon suivante : « le service public de l’électricité a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national » . La formulation de la raison d’être, quant à elle, pose la question de la mise à contribution des capacités d’innovation de l’entreprise pour un mouvement vers une neutralité carbone et plus généralement vers une transition énergétique . Il existerait ainsi une différence d’objet de ces deux concepts, mission de service public et raison d’être. Toutefois, nous pouvons nous demander dans quelle mesure le cadre existant de la mission de service public pouvait rendre compte de ces questions de transitions environnementales et dans quelle mesure il invitait à mobiliser les capacités de l’entreprise à cet escient.
Par ailleurs, le cadre de l’entreprise à mission pose la question de la définition de l’entreprise de service public elle-même. En l’état actuel des connaissances, donner une seule et même définition de l’entreprise de service public constitue un exercice difficile. Premièrement, les entreprises de service public évoluent sur des secteurs d’activité variés : dans les domaines dits industriels de l’énergie, des transports, de la communication, mais aussi dans des domaines dits administratifs et culturels, tels que la santé, la culture, ou la sécurité. Deuxièmement, elles ne possèdent pas toutes le même statut juridique : certaines constituent elles-mêmes des administrations, des collectivités publiques ou bien des régies ; d’autres ont des statuts propres, mais relèvent du droit public, placées sous des tutelles ministérielles : les établissements publics industriels et commerciaux (EPIC), tels que la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP) ou les établissements publics administratifs (EPA), tels que Pôle Emploi ou le musée du Louvre. D’autres structures possèdent des statuts de société anonyme et relèvent du droit commercial et du droit des sociétés (La Poste, GRTgaz…). Elles sont alors dites « publiques » si leur actionnariat est détenu à plus de 50% par des entités elles mêmes publiques (qu’il s’agisse de l’État lui-même via l’Agence Participation État (APE) ou Bpifrance, de la Caisse des Dépôts et Consignation, institution de gestion de l’épargne française, ou CNP Assurances). Ces entreprises sont également dites « de service public » si elles ont des obligations de missions de service public définies légalement, qui sont mentionnées dans leur objet social. En outre, ces missions sont définies dans différents codes (code de l’énergie, des transports, des postes et télécommunications…). Les entreprises peuvent également être considérées « de service public » si elles ont un contrat de délégation de service public, que celui-ci prenne la forme d’un affermage (exploitation d’un service public par une entité privée sans transfert d’actifs), une concession (exploitation avec transfert d’actifs) ou un contrat de partenariat (réalisation d’une mission définie contractuellement contre un paiement étalé dans le temps). Enfin, elles peuvent opérer sur des marchés monopolistiques ou libéralisés. Certaines entreprises conservent ainsi un monopole sans mission de service public, maintenu par l’État dans le but garder un contrôle sur une activité considérée comme « sensible ». C’est par exemple le cas de la Française Des Jeux (FDJ), entreprise de jeux de loterie et de paris sportifs. En somme, il n’existe pas une seule configuration de l’entreprise de service public, mais au contraire plusieurs modalités possibles qui la définissent « de service public ».
Par ailleurs, les entreprises de service public se trouvent souvent dans des situations où les relations avec l’État prennent plusieurs formes, qui viennent façonner leur cadre de gouvernance : une entreprise avec un statut de société anonyme peut ainsi posséder un actionnariat majoritairement public, posséder une mission statutaire de service public et être liée contractuellement avec l’État ou une collectivité territoriale. L’entreprise peut alors se trouver dans une configuration de gouvernance qui multiplie ses obligations et la nature des contrôles qui s‘appliquent à elle. En plus d’un encadrement légal ou contractuel de ses missions, l’entreprise peut avoir à rendre des comptes auprès d’autorités de la concurrence. Depuis les années 1980, des entités de régulation des marchés se sont multipliées, notamment sous le joug des Institutions Européennes, dans le but d’assurer une bonne efficacité des marchés et d’éviter les situations de concurrence déloyale issues de l’attribution de subventions étatiques à des entreprises évoluant sur des marchés dits concurrentiels. Cet effort de coordination au niveau européen a ainsi donné lieu à la création d’autorités de régulation, sous la forme d’établissements indépendants dont l’objet est 1) de définir les règles de concurrence au sein d’un marché donné 2) d’assurer que les missions de service public, définies comme l’exécution d’un service non rentable par un opérateur, ne soient pas compensées au-delà de leur coût net. Ainsi, les entreprises délégataires de service public ont affaire à des autorités qui dépendent de leur secteur d’activités (telles que l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse ou la Commission de Régulation de l’Énergie) auxquelles elles doivent rendre des comptes sur l’utilisation du budget attribué au titre de ces missions, sur l’utilisation des actifs hérités des missions de service public, ainsi que sur leurs décisions d’investissement, si celles-ci peuvent entraîner un envahissement d’un champ a priori concurrentiel avec des ressources issues de leurs missions de service public. Les autorités de régulation fixent également les tarifs du service public lorsque celui-ci est financé, au moins en partie, par l’utilisateur.
L’entreprise de service public doit par ailleurs faire face à un ensemble de transformations de son environnement qui font naître en son sein des enjeux inédits. La Poste, par exemple, doit faire face à un effondrement de sa demande de distribution du courrier entamé il y a une dizaine d’années, lors de l’avènement de la révolution numérique. La RATP est soumise à une mise en concurrence de ses activités de transport en bus (le métro devra également suivre) ; si elle conserve un monopole sur son activité de gestion des infrastructures de transport, elle doit s’organiser face à la libéralisation de l’activité d’exploitation de ces infrastructures. Par ailleurs, certaines entreprises doivent réagir face à la production de connaissances nouvelles qui portent sur les aspects environnementaux de leur activité. Ainsi, la RATP décide aujourd’hui de surveiller la qualité de l’air au sein de son réseau. Les concessionnaires autoroutiers, tels que Autoroutes et Tunnel du Mont Blanc (ATMB), sont interpellés face à la mise en danger de la biodiversité et de la dégradation des territoires traversés par leurs routes. L’entreprise GRTgaz, encore plus fondamentalement, voit son activité de transporteur de gaz naturel remise en cause en raison de la mise en évidence d’une empreinte carbone élevée de cette énergie. Or, ce constat pourrait mener son actionnaire principal, Engie, à adopter des stratégies de désinvestissement dans cette entreprise et dans ses actifs, au profit d’autres structures, dont les activités sont estimées plus favorables à la conduite de la transition énergétique.
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Table des matières
Introduction générale
I. Motivations empiriques et théoriques : le rapprochement entre entreprise à mission et entreprise de service public
II. Problématique et questions de recherche
III. Méthodologie de recherche
IV. Synopsis de la thèse
Chapitre préalable : une relecture des différentes approches du concept de purpose
I. Le purpose de Barnard et Selznick : un objet de gestion idéal et responsable
II. Les critiques adressées au purpose : une transformation des enjeux de coordination et de cohésion
III. Années 1990 – la réapparition du purpose dans le champ de la rationalité managériale
IV. Quels enseignements pour le concept de raison d’être ?
V. Conclusion : quelles perspectives pour la mission de l’entreprise de service public ?
Partie I – Les cadres théoriques du service public : l’entreprise masquée par l’État et le marché ?
Chapitre 1 – Les théories juridiques du service public : l’énonciation de principes de responsabilité de l’État
I. Le service public comme fondement de la responsabilité de l’État
II. Un régime spécial de la responsabilité publique ?
III. Le modèle de la bureaucratie Wébériennne : une gestion par les normes du service public
Chapitre 2 – Les théories économiques du service public : la consécration du modèle du cahier des charges
I. L’entreprise de service public comme réponse à une défaillance de marché
II. Les instruments de la régulation européen : une consécration du cahier des charges
III. Les réformes du New Public Management : l’entreprise de service public, un acteur de marché comme un autre
Chapitre 3 – La gouvernance du service public : l’absence de cadre unificateur de l’entreprise de service public
I. La gouvernance par le recours au droit public
II. La gouvernance par le contrat de service public
III. La gouvernance par le capital public : l’entreprise publique
Chapitre 4 – La recherche en management public : la mise en lumière des défis de gestion du service public
I. Le dépassement du critère de productivité : des enjeux plus abstraits de service public
II. La Nouvelle Gouvernance Publique : un service public démocratique ?
Conclusion de la Partie I
Partie II – La qualification des dynamiques de création collective de l’entreprise de service public
Chapitre 5 – La construction du cadre de gouvernance de La Poste : une hybridité masquée qui oppose la réalisation d’un service connu et des dynamiques d’exploration
I. L’entreprise de service public, construite sur des logiques d’État et de marché
II. La recherche d’une autonomie de gestion nécessaires au développement des compétences de l’entreprise
III. Le passage au droit privé : l’entérinement de la mission comme un service public donné
IV. D’une hybridité à l’autre : un schisme entre les activités connues et à concevoir
Chapitre 6 – L’analyse de l’évolution des missions de service public de La Poste : une dynamique d’expansion des objets et des parties
I. Un développement en lignée des compétences de l’administration des Postes
II. Le déploiement d’une gouvernance de l’innovation
III. Analyse de la formulations des missions contractuelles de 1991 à aujourd’hui : une générativité croissante des missions
Chapitre 7 – L’analyse des initiatives sociales et environnementales de La Poste : une réinterprétation, en local, des responsabilités de l’entreprise
I. Approche méthodologique : une rétro-conception de deux initiatives sociales et environnementales
II. Analyse de la rétro-conception de deux initiatives sociales et environnementales: cinq raisonnements de conception
III. Discussion : une réinterprétation en local de la responsabilité de l’entreprise, au-delà de la recherche de rentabilité
Conclusion de la Partie II
I. Une exigence d’ « accessibilité pour tous » au cœur des explorations de l’entreprise
II. La constitution de nouveaux potentiels pour un service public futur
III. Une illisibilité de la direction d’exploration de l’entreprise de service public
Partie III – La raison d’être : la construction d’une identité « reliée » de l’entreprise de service public
Chapitre 8 – A travers la raison d’être, un questionnement sur l’identité de l’entreprise
I. Des entreprises de service public aux configurations variées
II. Les enjeux de la raison d’être : réintégrer une logique d’entreprise
III. L’exercice de définition de la raison d’être : un questionnement identitaire
Chapitre 9 – La raison d’être comme instrument d’une nouvelle « identité reliée » : un ancrage des explorations dans les mutations de la société
I. Première méthode de définition de la raison d’être : la quête de traits identitaires fondamentaux ?
II. Seconde méthode de définition de la raison d’être : qualifier en quoi les mutations actuelles de La Poste font sens
III. La raison d’être ou l’expression d’une identité reliée
Chapitre 10 – Les apports théoriques potentiels de l’ « identité reliée »
I. L’identité reliée et l’identité organisationnelle
II. L’identité reliée et le néo-institutionnalisme
III. L’identité reliée, un recouplage particulier des dimensions idéale et responsable du purpose
Conclusion de la Partie III
Conclusion générale