Dans l’idée du gr and public, la science est un s avoir qui progresse par un processus d’accumulation sans fin. Les générations actuelles peuvent se réjouir d’avoir une meilleure explication des phénomènes de la nature. La progression de la science peut sembler ainsi à un empilement du savoir et des théories nouvelles comme cela se fait dans une construction et c’est ainsi que la cathédrale de la science semble s’édifier. Delà une représentation du savoir scientifique pleine de certitudes accumulées par des générations de savants. Déjà dans la pensée d’Auguste COMTE, la naissance de la science est synonyme d’une évolution de l’esprit humain qui est passé d’une explication théologico-métaphysique à un e explication scientifique. Fidèle donc à ce penseur, nous dirions qu’il y a d’abord eu un « âge théologique » puis un état métaphysique et enfin un é tat positif où il y a un règne sans partage de la science. Cet état est donc celui qui est sensé délivrer un progrès sans commune mesure avec les états précédents. Cependant, qu’en est-il de ce progrès ? Le devenir de la science est-il un progrès linéaire ? Le savoir scientifique résulte-t-il d’une accumulation ? L’avancée du savoir amène-t-elle réellement des certitudes ? N’ y a-t-il pas dans les sciences des remises en questions théoriques ? Pouvons-nous parler dans ce cas de cumulation du savoir ? La science ne consiste pas à mettre au goût du jour des découvertes anciennes. Elle est bien plutôt une refonte radicale qui peut altérer jusqu’aux principes dans lesquels on a cru jusque là. Mais d’un autre côté, l’expansion du champ du connu ouvre aussi les frontières de plus en plus larges de notre ignorance. Dès lors que devient l’idée du progrès scientifique ?
D’après Lalande, dans le Vocabulaire Technique et Critique de la philosophie, le progrès peut être définit comme : « la transformation graduelle du moins bien au mieux » . Il est donc manifeste que progrès signifie plus que changement. Un changement est une modification neutre, tandis qu’un progrès est une modification qui constitue par rapport à l’état précédent un véritable « plus », un « mieux », une amélioration.
L’idée de progrès prend tout son sens quand elle enveloppe à la fois la constance d’une tendance répondant à une logique et une amélioration indiscutable. Ainsi, le modèle de progrès se trouve plus dans la technique que dans la science. Entre nos moyens actuels de locomotion ou de télécommunication et ceux de nos ancêtres il y a une telle différence, une succession d’amélioration si indiscutable que personne ne peut nier l’existence même du progrès technique, au sens de perfectionnement indéfini de ses réalisations.
L’IDEE DE PROGRES SCIENTIFIQUE CHEZ KARL POPPER
Le point de départ logique de Popper : sa critique de l’induction
Tout au début de son ouvra ge principal, La logique de la découverte scientifique, Popper entreprend de diagnostiquer certains problèmes fondamentaux de l’épistémologie. Cette entreprise l’amène à examiner ce qui en son temps constituait un épineux problème et dont la résolution semblait être une exigence : c’est le problème de l’induction. C’est dans La Connaissance Objective qu’il déclare avoir résolu ce problème en affirmant : « je pense avoir résolu un problème philosophique majeur, le problème de l’induction, cette solution a été extrêmement fructueuse et m’a permis de résoudre bon nombre d’autres problèmes philosophiques ». Popper souligne qu’ « il est courant d’appeler inductive une inférence si elle passe d’énoncés singuliers (parfois appelés aussi énoncés particuliers) tels des comptes-rendus d’observations ou d’expériences, à des énoncés universels telles des hypothèses ou des théories ».
Cette méthode inductive est la caractéristique des sciences empiriques. Or, cette méthode, pourtant chère aux empiristes ne satisfait pas Popper dans la mesure où la justification d’une inférence d’énoncés singuliers aussi nombreux soient-ils est douteuse. D’où le fameux exemple des cygnes blancs à propos duquel il note : « peu importe le grand nombre de cygnes blancs que nous puissions avoir observé, il ne justifie pas la conclusion que tous les cygnes sont blancs ».
Le véritable problème posé par la démarche inductive est celui de la justification des inférences. Cette question des inférences est abordée par l’auteur des Conjectures et Réfutations d’une manière purement logique c’est-àdire hors de toute expérience. Est-il possible de formaliser le passage de l’observé au non observé ? Pour répondre à cette question il faut, selon Popper, établir d’abord la validité du principe d’induction. Plusieurs tentatives ont été faites sur ce plan par des logiciens inductivistes pour j ustifier ce principe d’induction. Nous ne les citerons pas toutes dans ce mémoire pour l’avoir déjà fait dans un travail antérieur. Or, ce principe ne peut être validé du point de vue logique.
Il faut néanmoins s ouligner qu’il existe plusieurs sortes d’inductions mais celle qui retient l’attention des logiciens est l’induction par généralisation empirique directe. C’est l’induction dite sans rigueur que les logiciens appellent une « projection de prédicats ». Du point de vue scientifique, elle est le passage du particulier au général. Cette forme se divise en trois types que refuse Popper :
1- Un processus donné se déroulera de la même façon en même temps et en même lieu (les mêmes causes produisent les mêmes effets).
2- Une classe d’objets étant reconnue, la loi valide pour un ou plusieurs cas le sera pour tous les cas de cette classe.
3- Selon la continuité de la nature, la loi valant pour certains cas vaut pour tous les cas similaires. Pour rappel, il faut retenir que c’est David HUME qui, le premier a nié la possibilité de connexions nécessaires enregistrées par l’observation et les jugements particuliers portant sur des cas non observés (pas de relation de cause à effet). C’est tout le sens de la critique humienne de la causalité développée dans la section III de l’Enquête sur l’Entendement Humain. Popper utilise la critique de Hume pour la durcir à sa manière. Aussi peut-il affirmer ce qui suit :
1- qu’on ne peut justifier par des ra isons empiriques l’affirmation qu’une théorie universelle est vraie, c’est-à-dire par le fait qu’on admet la vérité de certains énoncés expérimentaux.
2- mais qu’on peut justifier par des raisons empiriques l’affirmation qu’une théorie explicative est vraie ou l’affirmation qu’elle est fausse.
3- enfin qu’on peut justifier quelque fois par des raisons empiriques une préférence, d’un point de vue de leur vérité ou de leur fausseté, en faveur de certaines théories universelles concurrentes : ce qui veut dire que certains énoncés expérimentaux permettent de réfuter certaines théories concurrentes. Autrement dit nous pouvons traduire ces trois déclarations comme d’abord l’impossibilité d’admettre la vérité de certains énoncés expérimentaux, ensuite la possibilité d’admettre la vérité de certains énoncés expérimentaux pour justifier l’affirmation d’une théorie universellement vraie ou d’ une théorie universellement fausse ; et enfin, la réconciliation des deux premières déclarations c’est-à-dire oui et non certains énoncés expérimentaux permettent de réfuter certaines théories concurrentes mais pas toutes.
Popper découvre dans le problème logique de l’induction des difficultés qui vont bien au-delà de ce problème. Ce problème peut être posé ainsi :
– La question de la validité ou non des lois universelles relatives à certains énoncés expérimentaux.
– Au lieu de s’en tenir, comme Hume, à la question de savoir si nous sommes ou non justifiés à raisonner à partir de cas dont nous avons l’expérience sur des cas dont nous n’avons pas l’expérience, Popper demande plutôt si les cas antérieurs restent acquis.
– Popper veut relier le problème de l’induction au problème des lois universelles ou des théories scientifiques, car il considère toutes les lois ou théories comme hypothétiques ou conjecturales.
Cette position relative à l’induction dépasse donc largement le problème de l’induction. En fait, ce qui intéresse Popper dans l’induction c’est qu’il y voit la possibilité de s’appuyer sur u n raisonnement non fi able pour développer une méfiance radicale quant aux théories scientifiques déjà admises, sans compter celles qui restent à venir. Son enquête sur l e problème de l’induction par laquelle a commencé son premier livre a donc dégénéré en un s oupçon bien plus grave : il e n ressort manifestement que pour lui toute théorie scientifique n’est que conjecture.
Voyons en quoi consiste le progrès de la science dans une démarche inductive puisque c’est contre une telle conception du progrès que la pensée poppérienne prend tout son sens. L’empirisme anglais a souvent présenté la logique de la recherche scientifique comme l’application d’une méthode dite inductive. Le savant est sensé faire des observations et ensuite en tirer des généralisations. Claude BERNARD pour rendre compte de la capacité qu’a le chercheur de trouver une hypothèse explicative disait que « le fait suggère l’idée ». Ce qui est sous-entendu, c’est que l’observation répétée des mêmes faits permet à l’esprit d’opérer une induction, donc d’amplifier une généralisation, qu’il s’agira de convertir dans une loi au sein d’une théorie. Newton ne disait-il pas : « je ne feins point d’hypothèses ». Le dogme qu’il importe de si gnaler ici et sur lequel Popper reviendra est l’antériorité de l’observation sur la théorie ou l’hypothèse.
Le falsificationnisme comme moteur de progrès
Dans l’entreprise poppérienne consistant à mettre en échec les logiques inductives, nous avons découvert la mise sur pied de la notion de falsifiabilité. Celle – ci est donc employée dans un pre mier temps pour s ervir de critère de démarcation entre discours scientifiques et discours pseudo-scientifiques. C’est ce qui en constitue sa dimension pratique. Popper oppose son critère à celui de vérification cher aux néo positivistes. Ainsi, le jeune Popper, âgé seulement de 19 ans, sentit le besoin de se doter d’un critère solide permettant une fois pour toutes de dire ce qui relève de la science et ce qui est discours pseudo-scientifique. Ce qui incite le jeune chercheur ce sont des systèmes de pensées qu’il a connus. Il s’agit des théories marxistes et psychanalytiques d’une part et la théorie de la relativité d’Einstein de l’autre. Ce qui l’intéresse de prime abord c’est la différence fondamentale que l’on peut noter entre la théorie de la relativité einsteinienne et les systèmes interprétatifs que sont les théories marxistes, psychanalytiques et la psychologie individuelle d’Adler. Et cette différence tient au fait qu’il est très facile de trouver des vérifications aux systèmes interprétatifs et qu’il apparaissait presque impossible de découvrir la vérification ou la confirmation pour la théorie de la relativité. Cette théorie physique était risquée en ce s ens que sa prédiction théorique n’était pas intelligible aux connaissances physiques classiques. Ainsi, la différence caractéristique entre ces deux genres de théories, celle du marxisme ou de la psychologie adlérienne, et celle de la relativité einsteinienne, c’est, selon Popper, un trait définitif par lequel on pe ut discerner une théorie scientifique d’une théorie pseudo-scientifique. Les théories du matérialisme historique ou de la psychanalyse étaient toujours défendues par leurs avocats, leurs attitudes étaient ainsi dogmatiques. En 1919, au contraire, la théorie générale de la relativité fut exposée au danger de la falsification expérimentale. La méditation sur cette circonstance mena Popper à l’idée innovatrice concernant la méthode scientifique ; il pensa que si quelqu’un propose une théorie scientifique, il doit répondre à la question suivante : sous quelles conditions il admet l’invalidité de sa théorie ; en d’autres mots, quels faits concevables il accepte comme réfutations de sa théorie. C’est l’origine de l a méthodologie critique chez Popper qui pose au cœur de la démarche scientifique la falsifiabilité.
Après avoir montré les conditions pratiques ayant conduit Popper à mettre sur pied la falsifiabilité, nous allons maintenant voir comment le progrès scientifique se présente dans le rationalisme critique de Karl POPPER. Dans la Préface à l’édition anglaise de 1959 de La logique de la découverte scientifique, l’auteur déclare : « le problème central de l’épistémologie a toujours été et reste le problème de la croissance de la connaissance et la meilleure façon d’étudier cette dernière est d’étudier la croissance de la connaissance scientifique » .
Si, comme le suggère l’auteur à travers cette assertion, l’étude de la croissance de la connaissance scientifique est une nécessité ; il r este tout au moins de se demander comment le progrès s’effectue. Popper adopte le falsificationnisme comme critère lui permettant non pas de dire de façon définitive ce qu’est la vérité mais de repérer l’erreur. L’erreur a ici une signification positive dès lors que son élimination progressive permet de s’approcher asymptotiquement de la vérité.
On peut dire que le falsificationnisme définit non seulement un critère de démarcation mais introduit aussi un p rincipe qui autorise à penser le progrès dans le domaine des sciences. Nous avons précédemment montré que la démarche inductive ne peut être à la base d’une élaboration conceptuelle des sciences. Mais cela ne veut pas dire que la méthode scientifique soit dépourvue de logique, seulement, la logique de la pensée scientifique est à chercher dans les exigences déductives imposées à toute théorie. Nous sommes donc en droit de penser avec Popper que la logique de la découverte scientifique est déductive et non pas inductive ; comme le moment inventif de la science est par excellence l’hypothèse. Le processus de la progression de la science suit chez Popper une logique qui se présente comme suit :
– Naissance d’un problème.
– Elaboration d’une hypothèse ou t héorie (ce qui correspond aux conjectures).
– Soumission de l’hypothèse aux tests (ce qui correspond aux réfutations).
– Corroboration.
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Table des matières
Introduction Générale
Première Partie L’IDEE DE PROGRES SCIENTIFIQUE CHEZ KARL POPPER
Chapitre 1 : Le point de départ logique de Popper : sa critique de l’induction
Chapitre 2 : Le falsificationnisme comme moteur de progrès
Deuxième Partie REVOLUTIONS ET PROGRES CHEZ THOMAS KUHN
Chapitre 1 : Le progrès scientifique : caractère exceptionnel des révolutions
Chapitre 2 : La controverse entre Popper et Kuhn
Conclusion Générale
Bibliographie