Le « Grand Roman Américain » : mythe et réalité
Elle venait tout juste de fêter ses cent ans. Un siècle de progrès, de mises à l’épreuve, de travaux sans relâche et de souffrances pour bâtir un empire aussi vaste que les espoirs que l’on fondait en elle. Un siècle de droits de l’homme et d’appropriation de la terre, un siècle de luttes : le temps nécessaire pour forger une Nation. Et pourtant, personne n’imaginait pouvoir y prospérer lorsque les colons y ont posé le pied.
« Elle correspond à une très vieille idée qui habitait la plupart des hommes et des femmes qui ont quitté leur pays afin de bénéficier d’une « deuxième chance » et de rencontrer une prospérité qui leur avait été jusqu’ici refusée » .
Qui aurait envisagé une telle expansion des richesses durant une période aussi réduite ? Qui aurait cru que la ténacité de l’homme pouvait atteindre de tels sommets de réussite ? L’Amérique ouvrait doucement les yeux et regardait déjà avec une fierté non-dissimulée les autres continents. Une terre vierge, des espaces immenses que n’a pas encore gâchée la main de l’homme : l’utopie n’est dès lors plus aussi éloignée qu’on semble le croire ; le mythe que l’on s’imaginait toucher du doigt longtemps auparavant est désormais à portée de mains, c’est un fait accompli.
« ‘Le rêve américain’, tel qu’on le baptisera en 1931, est une réalité »
Terre d’accueil pour ceux qui désirent y entamer une nouvelle existence, asile pour les rejetés de la société, prison à ciel ouvert pour les forçats et autres parias expulsés du fait de leurs différences et de leurs mœurs : le pays est à l’image de ceux qui le compose. Mais le flux constant des populations se dispersant sur l’ensemble du territoire pose un réel problème de structure politique. À la fin de la Guerre Civile, les pertes humaines et matérielles considérables ébranlent fortement l’unité de la Nation. C’est la raison pour laquelle Abraham Lincoln veut reconstruire les espoirs, donner un nouvel élan à la machine de production et fortifier les bases du pays.
« Il nous faut nous montrer résolument déterminés à ce que les morts ne soient pas morts en vain, que cette Nation, sous l’égide de Dieu, renaisse à la liberté – et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne disparaisse pas de la surface de la terre » .
Les paroles prophétiques du Président nouvellement élu donnent une impulsion salvatrice qui faisait cruellement défaut aux états de « l’Union » et engagent les Américains à œuvrer en collaboration pour redorer le blason de leurs couleurs. Mais les événements ne se sont pas déroulés comme prévu. À partir de 1865, de nombreuses lois sont votées afin d’enrayer toutes formes de discrimination et de castes sociales. Malgré l’abolition de l’esclavage sur la grande majorité du territoire, les inégalités entre les races persistent durant plusieurs décennies. Les droits civiques des esclaves noirs dans les États du Sud ne sont pas pleinement reconnus pendant de nombreuses années et la haine latente des troupes confédérées – suite à leur défaite durant la Guerre Civile –, favorise l’apparition des organisations secrètes telles que le Ku Klux Klan. En dépit des problèmes internes fragilisant son unité, l’Amérique se proclame comme étant la Nation élue de Dieu ayant le devoir de former, d’éduquer et de symboliser un art de vivre aux autres civilisations, notamment l’Europe. Sur la base de conquêtes spirituelles et d’évangélisme, le pays se choisit une destinée régulant et déterminant l’ensemble de ses décisions. Sa mission de conquérir le cœur des réfractaires, d’adoucir les esprits et de donner la foi aux incroyants pour unifier la pensée du Nouveau Monde est à la base de sa constitution. En s’étant préalablement inspirée des modèles du continent européen, l’Amérique s’est consciemment affranchie de son prédécesseur pour s’engager sur de nouvelles voies, des chemins sur lesquels le travail de l’homme est sa seule source de mérite.
« Les États-Unis se veulent une société égalitaire, post-féodale, débarrassée des vieilles hiérarchies et de la domination de l’aristocratie qui caractérisent au même moment le Royaume-Uni. […] Doté de l’égalité des chances, les hommes peuvent s’élever en fonction de leur naissance mais aussi de leurs vertus dans une sorte de méritocratie » .
Dès lors, celui qui travaille chaque jour pour son profit et son élévation dans la société devient maître de son destin. Grâce à l’industrialisation et aux efforts quotidiens des populations, les États-Unis se métamorphosent littéralement au fil des ans. Les évolutions matérielles se bousculent et facilitent les transits – création des voies de chemins de fer, locomotives, bateaux à vapeur –, les ressources de la terre semblent inépuisables et contribuent à repousser encore plus loin les limites. Plus le progrès se densifie, plus l’afflux de migrants s’accroit. Les échanges culturels sont favorisés et enrichissent le pays par de nouveaux facteurs cosmopolites. L’évolution des moyens de communications – aussi bien les lignes téléphoniques que les transports routiers –, permettent de découvrir une terre toujours plus disponible à partager ses secrets. La moindre idée est envisageable, le moindre désir assouvi, le moindre rêve accompli.
Les hobos de Jack London : sur le vif
Quelque part, sur les routes américaines, est né un mythe, un mode de vie popularisé par une légende. À l’aube des années 1900, de nombreux hommes ne veulent plus faire partie de la norme et s’émancipent des lois ; l’essentiel est ailleurs, dans la fuite, la découverte et le voyage. L’espoir prend de nouvelles formes et les idées s’ouvrent vers l’avenir. Bien plus qu’un simple courant qui se serait aussitôt désagrégé, cette pulsion s’est emparée du cœur des plus courageux. De rencontres en découvertes, d’expériences en désillusions, ces âmes partagent le même goût pour l’à-côté. Cette soif de renouveau nourrie les rêves du jeune Jack London à la fin du XIXème siècle. Figure de l’aventurier par excellence, c’est l’un des pionniers du sentier, le chantre d’une littérature dégagée de toutes formes de responsabilités et de cadres imposés par les modèles européens. Sous ses doigts, la page s’aventure vers d’autres lieux ; elle devient elle-même le voyage, une odyssée fantastique à l’origine des mots afin de faire ressentir la sensation : la faim qui tenaille le ventre, l’âpreté de la nourriture volée au coin d’une rue, la texture rugueuse des sols sur lesquels on s’endort, le danger de grimper dans un train s’élançant vers un destin que l’on ignore. À la différence de ses pairs, London s’implique corps et âmes dans son projet littéraire de tout dire et de tout montrer pour être au plus proche de la vérité. Il incarne dans sa vie et dans son œuvre la violence de l’Amérique du début du XXème siècle au sein de laquelle il faut lutter pour se faire une place. C’est le combat de Buck, le chien domestique de The Call of the Wild, qui retrouve son instinct naturel une fois soumis à la rudesse du Yukon, en pleine période de la ruée vers l’or. Double de l’auteur, l’animal indomptable est obligé de rentrer dans la mêlée par la force pour faire respecter sa part d’authenticité. Manger ou être mangé, dominer ou être dominé, tels sont les crédos de London et de ses personnages.
« Buck’s first day on the Dyea beach was like a nightmare. Every hour was filled with shock and surprise. He had been suddenly jerked from the heart of civilization and flung into the heart of things primordial. No lazy, sun-kissed life was this, with nothing to do but loaf and be bored. Here was neither peace, nor rest, nor a moment’s safety. All was confusion and action, and every moment life and limb were in peril. There was imperative need to be constantly alert; for these dogs and men were not town dogs and men. They were savages, all of them, who knew no law but the law of club and fang » .
Toute sa vie imprègne les pages de ses écrits, de ses nouvelles et de ses discours pour faire respecter la condition de l’homme. La cruauté des humains et des chiens auxquels est confronté Buck à plusieurs reprises est un écho des propres altercations que subit l’écrivain dans son périple pour trouver de l’or. The Call of the Wild est la première étape d’un l’affranchissement des chaînes et d’un retour aux origines dans l’œuvre de London. Buck, au même titre que l’auteur et son lecteur, se (re)découvrent au contact de l’état sauvage et s’enfuient au loin trouver d’autres formes de liberté. En guise de prolongement des idées de Whitman, Jack London se rend compte que la littérature est intimement liée à l’essence de l’âme et puise à la source de la Nature pour être vraie. Cet appel du monde sauvage résonnant depuis les tréfonds des forêts dépasse le conte initiatique pour ne se vouer qu’à sa liberté d’expression. Le cœur de l’entreprise londonienne est de désapprendre tout ce qui a été inculqué en vue de contempler la vie d’un œil neuf et peindre les faits sans jamais rien omettre. Chaque ouvrage contient cette puissance créatrice se nourrissant des bienfaits de la Nature, chaque récit traduit cette voix provenant de loin et qui connaît tous les secrets. Il suffit simplement de savoir écouter.
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Table des matières
● Prologue
● Introduction
● Partie I. Down Beat
1) Le « Grand Roman Américain : mythe et réalité
2) Les hobos de Jack London : sur le vif
3) Au nom d’une Génération Perdue
● Partie II. On the Beat
1) À l’aube d’une révolte
2) Écrire pour se libérer
3) Beat et hippie, d’une révolution l’autre
● Partie III. And the Beat Goes On
1) Dystopie moderne et scandale sur écoute : la fin du rêve américain
2) To Bop or Not to Beat : une contestation musicale
3) After-beat : vers une libération prochaine ?
● Conclusion
● Annexes
Bibliographie
Index des Noms
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