L’horizon dans le cinéma de Michael Mann, un enjeu de subsistance

… à l’action : une confrontation au réel

Imposer un mouvement contraire

Dans Le Dernier des Mohicans, la séquence d’action finale pendant l’ascension d’une montagne coïncide avec un retour de l’horizon : c’est l’acmé émotionnelle du film.
Les personnages, pris dans l’action, ne voient pas cette ligne terminale du paysage, qui sert avant tout de cadre cosmique et de vecteur du drame qui se joue. Il faut attendre les derniers plans, quand succède à l’action la méditation mélancolique, les survivants portant le deuil de ceux qui ont péri dans l’action, pour que l’horizon redevienne un objet de contemplation à part entière. À l’aune de ce dernier quart d’heure éclairant, il convient de s’interroger sur la possibilité d’une relation où la ligne d’horizon puisse dépasser le statut de simple cadre dans les séquences d’action du cinéma de Mann.
Si la contemplation de l’horizon révèle un projet ou une intention du personnage, il faut bien que, l’heure venue, ce besoin de mouvement s’actualise enfin par une réelle mise en mouvement. Cette actualisation du désir est le lieu d’une ambiguïté fondamentale, puisqu’il s’agit de lutter contre le système avec ses propres armes : le mouvement et la vitesse. Cette reprise s’envisage cependant sous le mode du détournement, en substituant à un mouvement impersonnel, illisible et aveugle son propre mouvement libérateur, motivé et dirigé – c’est-à-dire, avant tout, un mouvement contraire. À la fin de Heat, au terme d’une course-poursuite trépidante, Neil meurt à deux pas de l’aéroport, dans le vacarme intermittent des décollages. Par une visualisation de l’horizon dans le plan final, Mann traduit un ailleurs qui se dérobe : celui-ci existait bien sous le mode d’une potentialité, mais le personnage, par ses choix, n’a pas été en mesure de l’atteindre. Ceci dit, quelque temps plus tôt, une phase de mouvement en voiture aura déjà anticipé cet échec. En effet, dès la fuite du couple principal, tout semble visuellement déjà joué : Neil ayant convaincu Eady de partir avec lui bien qu’elle ait découvert son identité, ils se dirigent vers l’aéroport en vue de quitter la ville.

L’échappée en hors-bord de Miami Vice, entre paysage immuable et progression statique

Si Miami Vice est remarquable à plus d’un titre, et constitue une balise significative quant à notre propos, il convient de rappeler que notre étude s’inscrivant en parallèle d’une filmographie en cours, l’analyse à suivre ne se donne pas comme la démonstration implacable d’une évolution exposée avec certitude, mais plutôt comme l’esquisse d’une tendance qui pourrait se développer dans les films à venir du cinéaste.
Après Miami Vice, la présence de l’océan, jusque-là si récurrente, tend à s’effacer du cinéma de Mann comme élément de contemplation, comme motif singulier d’un univers.
De surcroît, il s’agit du premier opus du cinéaste où la visibilité retrouvée de l’horizon marin s’accompagne d’une phase de mouvement qui ne soit pas liée à une action professionnelle, mais personnelle, sentimentale, où le héros se retrouve à parcourir l’étendue liquide avec la femme qu’il convoite. À une position immobile sur le rivage, que le héros incarnait au début du film, se substitue une trajectoire sur l’espace sans limites de la pleine mer, image typiquement romantique où « l’eau sans rivages de l’océan constitue un espace ouvert, symbole de liberté » . D’une certaine manière, l’océan reprend la fonction du désert dans le cinéma moderne américain comme figure de l’immensité et opportunité définitive de l’échappée pour les personnages . Le seul mouvement pleinement réalisé du cinéma de Mann vers l’horizon a lieu dans ce film, à ceci près qu’il n’est plus le vecteur d’une quête d’absolu, mais seulement, comme nous allons le voir, une « parenthèse enchantée » au sein du récit.
Dans la séquence qui nous occupe, Sonny se retrouve aux commandes d’un horsbord, pour une escapade confidentielle avec Isabella, l’associée du trafiquant qu’il traque.
Ils viennent de décider, sur un coup de tête, d’aller boire un verre ensemble. Elle lui a proposé un bar situé à Cuba : ils s’y rendront donc par voie maritime. Dès le départ, cette rencontre se place sous le signe d’un effacement des frontières (que la surface insécable de l’océan ne fait que redoubler), mais aussi des distances : le monde est à disposition, littéralement ouvert à tous les horizons, et soumis à l’arbitraire du désir. En regard du reste de la filmographie de Mann, le mouvement du couple est rendu singulier, puisqu’il est à la fois motivé (il y a un lieu bien précis à atteindre) et improvisé (la décision est soudaine, spontanée). Pour filmer le trajet, le cinéaste varie les distances d’approche, et organise son découpage en deux temps : pour commencer, des plans à l’intérieur du bolide lors d’une phase de dialogue, et ensuite, une série de plans plus larges donnant à voir la course du navire sur l’eau. Après un premier plan large évitant soigneusement d’intégrer l’horizon dans le cadre (la séquence étant ainsi, d’emblée, marquée par le sceau d’une impossibilité) s’instaure une suite de champs/contrechamps sur les deux protagonistes. Ceux-ci s’accaparent une moitié du cadre, tandis que l’horizon, en fond, occupe l’autre moitié
À la faveur d’un plan d’ensemble aérien, la surface marine paraît s’étendre à l’infini – monde sans frontières où, comme dans un désert, l’horizon se déploie à 360 degrés. Au début du plan, l’horizon occupe la partie supérieure du cadre. Progressivement, la caméra descend vers le bateau, rétablissant dans le même temps un certain équilibre de la composition via la ligne d’horizon, qui se rapproche du centre du cadre. Pourtant, elle entame simultanément un mouvement de pivotement, jusqu’à filmer le profil du horsbord : l’horizon, quoique visible et recentré, n’est désormais plus sur la trajectoire du bateau. À partir du plan suivant, la mise en scène joue sur des effets de rupture et de confusion qui ne sont pas sans prendre en charge l’impossibilité d’un mouvement et d’un horizon réconciliés. Venant du fond de la composition, le hors-bord se dirige à toute vitesse vers les premiers plans. Ce mouvement d’approche, qui voit le bolide prendre progressivement de l’importance dans le cadre, est cependant indissociable d’une impasse visuelle : l’horizon est désormais relégué derrière les personnages. À la faveur d’un zoom brutal, l’attention se resserre ensuite sur le bateau, éliminant alors définitivement la ligne d’horizon du cadre.
Le dernier plan débute sur une vue de profil, avant de pivoter autour du navire, jusqu’à arriver sur le profil opposé. La caméra se stabilise alors, et le hors-bord quitte le champ par la droite, ne laissant subsister alors dans le cadre vidé de présence qu’une trace du passage des protagonistes – légère perturbation condamnée à disparaître au sein de ce paysage immuable. Ainsi, en trois plans, Michael Mann exprime une perte irrémédiable : de prime abord face aux personnages, l’horizon, quand il ne disparaît pas tout simplement du cadre, est relégué à n’être que sur les côtés, ou derrière, mais à aucun moment sur la trajectoire du hors-bord. Par cette rupture visuelle subtile, le mouvement et l’action sont traités comme une impasse : les personnages, bien qu’ancrés dans le paysage, ne l’habitent pas, et sont paradoxalement coupés de toute perspective alors même que les lointains s’étendent de tous côtés.
Les étranges changements d’axe de caméra opérés par le cinéaste rendent le mouvement visualisé tout à fait confus. Bien qu’ayant une direction explicitée par les personnages au cours de leur conversation (La Havane), le bolide est filmé précisément comme s’il n’en avait pas. En outre, il est impossible de compter sur l’horizon pour jouer son rôle de cible pour le regard, de guide pour la trajectoire : comment pourrait-il être le moteur d’un mouvement dirigé au sein d’un environnement où il est visible de toutes parts ? Finalement, Mann s’intéresse davantage au trajet en soi, indépendamment de l’intention qui le porte . Or, malgré la vitesse ne subsiste aucune impression de progression sur cette surface lisse et uniforme de l’océan : « C’est le passage, écrit Hartmunt Rosa, d’un mouvement perçu comme dirigé à une dynamisation privée de direction qui suscite l’impression d’immobilité » . Le hors-bord s’inscrit dans un mouvement d’avancée effective, sans que celui-ci soit ressenti comme tel, puisque le paysage et l’horizon restent identiques à eux mêmes, sous un mode paradoxal – à la fois partout présents, et toujours absents, car toujours en train d’être effacés, puis reconstitués.
Déplacement horizontal dans un espace horizontal et sans limites, cette trajectoire d’ouverture semble donc se produire littéralement « à perte ». Dans son ouvrage matrice, Michel Collot explique en quoi c’est par la vitesse que l’horizon mue en puissance d’asservissement : « L’impression de dépossession est telle, pour l’imaginaire, que la machine paraît mue, non par le pouvoir de propulsion de son moteur, mais par un pouvoir d’attraction exercé par l’horizon, comme par un aimant ou par un appel d’air (…) “Folle” est la vitesse qui aliène l’homme à une force étrangère, qui l’appelle vers ce lieu de l’Autre qu’est l’horizon » . Le voyageur « ne traverse pas l’espace de lui-même, il est “chassé” par l’horizon, son mouvement est une fuite » : alors qu’elle entend postuler l’idéal d’un rapprochement de l’horizon pour celui qui se déplace, la vitesse ne fait en réalité que l’en éloigner toujours plus rapidement.
La séquence à l’étude de Miami Vice se situe au carrefour des contraires : le sentiment de liberté totale qui s’y exprime, par son imagerie et sa dynamique propres, traduit dans le même temps sa propre impossibilité. Si le temps du trajet est traversé par un sentiment d’absolu, la mise en scène dit pleinement cette impasse dont les protagonistes finiront par prendre conscience d’eux-mêmes. Or, cet échec d’une relation nouée avec l’horizon est avant tout, nous venons de le voir, celui du principe même du mouvement et de la vitesse.

L’horizon à l’épreuve du mouvement perpétuel : Public Enemieset Hacker

Chez Mann, la visualisation de l’horizon, liée à un désir qu’elle révèle ou actualise, entraîne une volonté de mouvement, cependant mise en échec dans sa réalisation concrète – l’action apparaissant comme le vecteur d’une quête impossible. Souvent, les héros courent après une idée (de liberté) qui, en s’incarnant, aboutit sur une impasse. L’absolu qu’ils poursuivent, et l’horizon paysager qui leur permet de le formuler, apparaissent tous deux comme impossibles à rejoindre, car ils restent proprement insituables dans le réel :pour reprendre la formule de Michel Collot, ce sont des « lieu[x] qui [sont des] nonlieu[x] » – l’un est une représentation mentale, l’autre un phénomène de perception. La seule solution serait d’accepter, non sans une certaine amertume mélancolique, les choses telles qu’elles sont, et leur caractère intrinsèquement éphémère, à l’image de Sonny et Isabella dans Miami Vice. Si la volonté d’imposer un mouvement contraire est voué à l’impasse, c’est parce qu’elle postule une croyance qui se heurte toujours à la réalité du monde. Dès lors, le rapport le plus effectif des personnages de Mann à l’horizon ne doit pas s’envisager en terme de déplacement et d’exploration du paysage, comme dans le western ou le road-movie, mais plutôt de position, de point de vue, de pose contemplative, autrement dit d’immobilité – la fin du paysage comme puissance de l’imaginaire, comme guide intérieur, ayant trait « moins au départ qu’au rêve de départ » . À l’encontre de toute une conception véhiculée par le cinéma américain, l’horizon apparaît ainsi comme une ligne vouée à ne plus se déplacer, à rester figée dans une position rêveuse.
Cette volonté de Mann d’avoir toujours le personnage (qu’il soit entier, réduit au visage ou à une simple amorce) présent dans le plan de paysage est donc une récurrence dans son cinéma. Cela n’est pas sans avoir des répercussions en terme d’esthétique du regard. Dans le cas d’un protagoniste qui contemple le paysage, le traditionnel raccord regard est, en un sens, pris en charge au sein même du plan, celui-ci donnant à voir ensemble les deux éléments – champ et contre-champ étant alors contenus dans un cadre unique. La construction est la plupart du temps invariable : à un plan sur un personnage regardant hors-champ succède, en lieu et place du raccord attendu sur l’objet du regard, un plan-synthèse où sujet et objet se partagent le cadre – comme si le personnage était à la fois « à l’intérieur et à l’extérieur de ce qu’il voit » . De fait, le paysage n’accapare pas à lui seul le cadre. Si la filmographie de Mann semble néanmoins intégrer quelques exceptions, celles-ci restent chargées de sens. Dans les deux derniers films du cinéaste, l’unique moment contemplatif est ainsi traité de manière plus traditionnelle. Dans Public Enemies déjà, sous la forme d’un raccord regard classique où, à un plan sur Dillinger observant le hors-champ, succède un plan autonome du paysage regardé. Idem dans Hacker, où Nicholas Hathaway (Chris Hemsworth), tout juste sorti de prison pour aider les autorités à résoudre une affaire de piratage informatique, contemple l’espace qui s’étend devant lui, sur le tarmac d’un aéroport.
Les deux héros se retrouvent bel et bien dans un état de suspension et d’observation, qui diffère cependant de nature avec celui de leurs homologues des films précédents de Mann. L’autonomie retrouvée du paysage devient le lieu d’une fracture, d’une béance entre le personnage et l’horizon – non pas tant pour signifier quelque espoir ou idéal condamné d’avance, mais parce que, précisément, le héros n’a ni projet ni idéal. Avant de rencontrer Billie, le public enemy John Dillinger est un être sans aspiration, qui vit dans l’instant : son parcours n’est qu’une fuite en avant, sans but. Quant au protagoniste d’Hacker, sa psychologie semble très sommaire : l’action qui requiert ses compétences est à ce point frénétique qu’il n’a plus le temps d’avoir de projet ou d’idéal (en tout cas aucun n’est formulé au cours du film). Cette immobilité contemplative qui le saisit face à l’espace qui se trouve devant lui paraît uniquement justifiée par son parcours : il sort à peine de prison, et ne fait que retrouver l’expérience d’une étendue, d’un regard qui, enfin, peut se porter à nouveau sur les lointains. Dès lors, il n’y a plus cette connexion intime et mentale avec l’horizon : celui-ci n’est plus l’objet d’une vision, d’une conscience qui se projette, mais d’un simple regard. D’où l’exclusion par la mise en scène de deux espaces – intériorité et extériorité – devenus imperméables l’un à l’autre : à une scission narrative répond une rupture plastique. On peut aussi retrouver, au fil des œuvres antérieures de Mann, de rares exemples de cette autonomisation du paysage. Pour autant, cela reste toujours cohérent avec la vision du cinéaste. S’il y a bien, au début du Sixième Sens, un plan autonome de l’horizon marin, celui-ci se justifie par le fait que le héros est sur le point de quitter les lieux, donc de se séparer de son idéal (l’atmosphère de crépuscule ne faisant que renforcer cette idée d’abandon).

Effets de liaison / déliaison entre figure et fond

Dans ce cadre, deux types de figures émergent : celles qui relient, envisageant l’image comme un tout, et celles qui séparent, provoquant une césure au sein du plan. Le premier plan de la scène finale du Dernier des Mohicans, comme celui qui ouvre la scène d’Heat où Neil et Eady boivent un verre sur le balcon donnant sur l’étendue urbaine, trouve dans la figure du panoramique un moyen de liaison privilégié. Le plan commence sur un paysage autonome, qu’il balaie assez longuement du regard, avant d’intégrer en bout de course les personnages du récit. Ainsi, c’est par un travail du cadre dans le mouvement que ceux-ci s’intègrent après un temps dans le cadre paysager qui les entoure.
Si Mann tend à suggérer, par ce décalage, que l’homme ne fait que s’inscrire dans une totalité qui le dépasse, le terme du panoramique rétablit in fine une forme d’harmonie entre figure et fond, personnage et horizon.
Il arrive aussi que ce soit l’irruption du ou des personnages dans le cadre qui provoque la bascule de mise au point. Celle-ci peut s’effectuer de manière brutale, comme à deux reprises dans Le Solitaire, ou avec une grande fluidité, comme dans la séquence entre Neil et Eady sur le balcon dans Heat. Dans ce cas précis, Mann reprend le principe du panoramique, en y combinant le travail du flou. Le début du plan présente un panorama urbain net, puis, dès que le mouvement vient à inclure les personnages dans le cadre, le fond s’opacifie progressivement – les lumières scintillent plus grossièrement, et l’aspect immatériel de la ville s’en trouve considérablement renforcé. Le travail du flou, qu’il soit transparent ou manifeste, limpide ou heurté, traduit un réseau de résonance sous le mode de l’échange instable : « le réel y oscille entre présence géométrique enserrante et nappe diffuse lorsqu’un avant-plan massif reste flou, ou qu’un arrière-plan estompé hérite de la méditation muette des visages » . Pourtant, le dessein premier qui lui est associé reste, en sa qualité de disjonction optique, une rupture de la continuité – personnage et horizon coexistant toujours dans le plan selon une logique d’inadéquation : quand l’un est flou, l’autre ne peut qu’être net.
Afin d’exprimer de manière encore plus littérale cette désunion, Mann a parfois recours à une composition symbolique qui voit le héros tourner le dos à l’horizon. En témoigne le plan final d’Heat, où, au terme du duel qui les fait s’affronter, Vincent abat Neil. Le policier, à droite, est debout, face à l’horizon, tandis que le bandit, à gauche, meurt en lui tournant le dos. Par un travail visuel remarquable, le cinéaste joue des contrastes entre la position respective des deux protagonistes, et le fond qui leur est associé. Neil, avachi, comme échoué sur un élément du décor, se trouve affilié à des lumières qui s’éloignent progressivement dans la perspective, de sorte à esquisser une pente déclinante, tandis que du côté de Vincent, elles se déploient rigoureusement à l’horizontal. D’un côté, le personnage qui rêve d’ailleurs, de changement, et ne trouve que la mort en bout de course ; de l’autre, celui, inflexible, qui ne vit que pour son travail. D’un côté, une ligne lumineuse en forme de chute ; de l’autre, un trait implacable, sans variation.
La mort vient mettre un terme à la promesse d’un horizon ouvert chez Neil, tandis que Vincent fait face à sa condition, son enfermement dans une obsession professionnelle qui le fait négliger jusqu’à ses proches. Le plan d’ouverture du Sixième Sens s’inscrit dans le même principe de composition. Deux personnages, et l’horizon : l’un lui tourne le dos, l’autre lui fait face. Encore une fois, ce choix est chargé de sens. Si Will (à gauche) tourne le dos à l’horizon, c’est bien parce qu’il s’apprête à quitter ce home idyllique, pour aller mener une enquête à la demande d’un ancien collègue (le personnage à droite). On remarquera que le héros cherche un ancrage pour le regard dans le hors-champ, mais la portée symbolique du plan est sans appel : d’emblée, le film se place sous l’égide de la rupture vis-à-vis d’un lieu qu’il s’agira de retrouver.

La vitre comme substance synthétique

Outre un élément plastique fondateur, le motif de la vitre dans le cinéma de Michael Mann constitue un moyen privilégié d’ouverture pour des personnages confinés dans un habitat, et qui ressentent le besoin de rétablir un regard sur le paysage extérieur, ses lointains, son horizon. Dans Heat, la première chose que fait Neil McCauley en rentrant chez lui à la nuit tombée, c’est d’aller observer la mer et l’horizon à travers les baies vitrées de sa villa. En dépit du caractère impersonnel de la portion de pièce donnée à voir, et d’une certaine froideur de l’architecture en verre, le matériau transparent établit une forme d’intimité entre le personnage et le paysage. Les baies vitrées rendent possible une ouverture vers le fond du plan, dans l’infinité bleue du paysage qui s’étend à l’horizon. De fait, par son principe de transparence, la vitre « assure une liaison visuelle, ou vue, avec le paysage extérieur ou le contexte urbain » , c’est-à-dire une continuité du regard entre intérieur et extérieur, qui tend à effacer la frontière entre les deux espaces. Matière liante et unifiante, le verre est omniprésent chez Michael Mann à travers immeubles et autres villas ornés d’immenses baies vitrées occupant la totalité des façades.

Un milieu urbain réfractaire aux lointains

La vitre comme écran

Si le verre est, nous l’avons vu, une matière transparente qui laisse filtrer le regard et l’esprit au détriment du corps, il n’est pas sans ouvrir de nouvelles perspectives d’analyse par sa fonction d’écran. De fait, les vitres qui prolifèrent dans le cinéma de Michael Mann ne sanctionnent pas seulement l’impossibilité d’un échange entre sujet et objet, elles transforment la nature même de ce qui est vu. A contrario de Collateral, qui démultiplie à l’envi les effets de réflexion, la majorité des films du cinéaste s’efforce de présenter les vitres comme des surfaces parfaitement lisses et sans aspérités. Un tel choix de mise en scène n’est pas sans faire écho au travail d’Edward Hopper, la vitre étant ramené à un état de présence absente : pour le peintre américain, la fenêtre n’existait (…) qu’en tant que béance : un vide plat révélant un monde sans relief.
Une vacance : comme si ces ouvertures (et tout ce qu’elles laissaient voir) étaient factices.
On quittait ainsi le domaine enchanteur de l’illusion pour celui de l’illusoire, de l’aseptisé, du sans saveur, ou plutôt des sensations perdues, d’où une impression de mélancolie, de solitude obligée, de marasme, de débâcle inéluctable. D’ennui aussi. Le verre manquait, expression d’un regret métaphysique.
Chez Mann, il apparaît comme la figure privilégiée d’un vide que les héros cherchent à remplir. Les films du cinéaste accumulent les lieux rendus impersonnels par la froideur d’une architecture de verre qui, exacerbée en plein jour comme dans Miami Vice, ne trompe plus : le paysage marin et l’horizon, tout à fait lisible dans le fond du plan, paraissent tout aussi aseptisés que l’habitat dans lequel se meuvent les personnages. De fait, la vitre immobilise, pétrifie, fige le paysage et l’horizon dans un état glacé, sans vie.
Dans le travail des plans larges, la visualisation de l’ossature des fenêtres redouble cette tendance : l’enveloppe de verre, qui était censée « supprimer la rupture visuelle entre intérieur et extérieur », se charge aussi simultanément « d’encadrer les échappées visuelles » . Cette série de mises en cadre, qu’elle soit renforcée par la frontalité du point de vue (Heat) ou l’extension exceptionnelle de la baie vitrée (Miami Vice), participe d’une volonté de maîtrise de l’homme sur la nature en la ramenant à son échelle, d’une ouverture niée précisément parce qu’elle est contrôlée, cloisonnée, où le paysage résulte d’un agencement en « vues » multiples et conjointes . Le vitrage obéit donc à un double mouvement : ouvrir l’intérieur sur l’extérieur et, ce faisant, cadrer, maîtriser, enfermer l’extérieur dans l’intérieur. Et Baudrillard de souligner : les “maisons de verre” modernes ne sont pas ouvertes sur l’extérieur : c’est le monde extérieur, la nature, le paysage qui viennent au contraire, grâce au verre et à l’abstraction du verre, transparaître dans l’intimité, dans le domaine privé, et y “jouer librement” à titre d’élément d’ambiance. Le monde entier réintégré dans l’univers domestique comme spectacle.
Cette objectivisation fonctionnelle, cette mise en spectacle d’un monde rendu disponible au regard, mais auquel les personnages n’adhèrent plus, autorise un nouveau renversement : le verre, en tant que paroi séparatrice, réaffirme in fine son inéluctabilité matérielle, tandis que le monde, devenu littéralement hors de portée, se trouve affecté de dématérialisation.

Du paysage comme surface : vers une expérience désincarnée

Dans les films de Mann, le verre semble constituer pour les personnages la substance même d’un rapport au monde, effectif même en l’absence de cette matière lisse qui fait obstacle. Ainsi l’océan, ce motif obsessionnel qui traverse l’intégralité de la filmographie du cinéaste jusqu’à Miami Vice, n’est pas traité autrement que comme une étendue sans profondeur, une surface lisse, qui ne « fait pas de vagues ». Chez Mann, l’océan apparaît rarement agité : de fait, il ne se fait pas l’expression de l’intériorité tourmentée d’un personnage, mais plutôt le lieu d’une impassibilité distanciée qui concentre pourtant tous les fantasmes. C’est un milieu que l’on contemple (Le Solitaire, Le Sixième Sens, Heat, Révélations) ou sur lequel on glisse (la séquence du hors-bord de Miami Vice), mais dans lequel on ne s’immerge pas . Cette volonté d’abstraction, de désincarnation du paysage témoigne d’un échange devenu impossible entre un sujet et son environnement : pris malgré eux dans un contexte urbain inconsistant et désaffecté, les personnages ne font résolument pas partie des paysages naturels qu’ils viennent à contempler. De fait, cette figure visuelle déjà étudiée, caractéristique du style de Mann, où l’horizon cohabite avec un visage en amorce dans le plan, relaie l’impression d’un paysage qui se déploie devant les personnages, telle une image. Il n’y a pas l’implication d’un corps qui arpenterait un espace naturel englobant , mais des figures immobiles, témoignant d’un rapport distancié à un monde auquel ils ne font que face, et duquel ils sont nécessairement exclus, puisqu’« un monde n’est jamais devant moi, ou bien il est un autre monde que le mien ».

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Table des matières

L’horizon dans le cinéma de Michael Mann, un enjeu de subsistance
Introduction 
Topographie pour un retour de l’horizon 
1.1. Un milieu urbain réfractaire aux lointains
1.1.1. Des atmosphères régies par la proximité : la ville, la nuit
1.1.2. Plan zénithal, plan vide : contracter l’espace jusqu’à l’abstraction
1.1.3. Un monde de la mobilité généralisée : la ville comme tout englobant ?
1.2. Retrouver l’horizon (I) : une configuration verticale
1.2.1. Pour un horizon dans la ville : prendre de la hauteur
1.2.2. Un horizon entre ciel et ville, entre jour et nuit
1.2.3. Un point de vue déréalisant ?
1.3. Retrouver l’horizon (II) : une configuration horizontale
1.3.1. Le rivage : un horizon tourné vers la nature
1.3.2. Ville et rivage, deux espaces hermétiques
1.3.3. Un paysage plurisensoriel : le cas d’une aveugle face à l’horizon dans Le Sixième Sens
Sujet mannien et paysage : les spécificités d’un échange 
2.1. De la contemplation…
2.1.1. Ouverture au vide et suspension de l’action
2.1.2. Croyance et désir : l’horizon comme promesse d’ouverture
2.1.3. Home et dimension intime : l’horizon comme clôture protectrice
2.2. … à l’action
2.2.1. Imposer un mouvement contraire
2.2.2. L’échappée en hors-bord de Miami Vice, entre paysage immuable et progression statique
2.2.3. L’horizon à l’épreuve du mouvement perpétuel : Public Enemieset Hacker
2.3. Personnage et paysage : les enjeux visuels d’une cohabitation
2.3.1. Le paysage non-autonome : vers un partage systématique du cadre ?
2.3.2. Effets de liaison / déliaison entre figure et fond
2.3.3. La vitre comme motif paradigmatique : un obstacle invisible
Entre monde des images et images du monde : vers un horizon en trompe-l’œil ? 
3.1. Prolifération des images et distanciation
3.1.1. La vitre comme écran
3.1.2. Du paysage comme surface : vers une expérience désincarnée
3.1.3. Peintures, fresques, cartes postales en lieux confinés : échappatoire ou aliénation ?
3.2. L’horizon à l’épreuve de sa représentation
3.2.1. Une image sous l’image : archéologie d’un plan sous influence dans Heat
3.2.2. Le Sixième Senset Le Dernier des Mohicans : le plan-tableau, une conclusion de simulacre
3.2.3. Horizon et médium cinématographique : le cinéma de Mann comme mise en abîme ?
Conclusion

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