L’histoire précoloniale du Burundi et les conséquences de la colonisation européenne

Il y a quinze ans, un numéro spécial de la revue Le Débat proposait de retracer «l’aventure des idées » en France depuis le début des années 1950, en tentant de les replacer dans leur contexte historique, particulièrement marqué par la guerre froide. Ce numéro constatait l’emprise prédominante chez les intellectuels des années 60 et 70, des diverses interprétations du marxisme, fortement influencées par l’expérience de l’Union soviétique. Mais les différentes contributions relevaient également, peu de temps avant la dislocation de l’URSS, le très net recul des idées marxistes ; Marcel Gauchet s’interrogeait alors sur l’avènement d’un nouveau «paradigme en sciences sociales ».

Pour Marcel Gauchet la fin des « théories de l’aliénation », qui faisaient de l’individu un être dont les actions sont soumises à des forces et à l’emprise d’idéologies extérieures à lui et dont il n’a pas conscience, a permis d’étudier le rôle des idées et des représentations dans le devenir historique. Selon lui, « sans aller jusqu’à prêter aux agents l’appréciation rationnelle de leurs intérêts, on s’accorde au moins pour refuser désormais de les enclore dans la mystification et l’ignorance relativement aux motifs qui les meuvent » . De sorte qu’il redevient possible, sans pour autant réhabiliter une vision idéaliste de l’histoire contre le matérialisme, de replacer l’évolution des idées dans le processus historique, en montrant le rôle « de la part réfléchie de l’action humaine, des philosophies les plus élaborées aux systèmes de représentation les plus diffus » . Tandis qu’un « marxiste » comme Louis Althusser affirmait qu’il n’y a pas de pratique qui ne soit sous-tendue par l’idéologie, laquelle ne serait qu’une « représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » , Marcel Gauchet insiste sur le rôle propre des idées et des représentations dans le cheminement réel de l’histoire. Contre une vision schématique qui oppose la réalité des faits matériels à l’illusion représentée par l’idéologie, il cherche à dégager un « troisième niveau » de l’analyse historique, qui intègre l’étude des représentations et des symboles comme opérateurs du réel, et non simple vision déformée de celui-ci.

Représentations sociales et idéologies : des cadres d’interprétation du réel mais aussi des facteurs de transformation de celui-ci

En 1961, le psychosociologue Serge Moscovici a tenté de réactualiser le concept de représentation sociale. Mais il s’agissait alors d’une tentative isolée. À partir des années 70 en revanche, ce concept fut utilisé dans un nombre croissant de recherches, souvent au détriment de la notion d’idéologie telle qu’elle avait été élaborée dans les années 60.

Utilisation et efficacité du concept de représentation sociale, dans de nombreux champs des sciences humaines

Dans un texte qui introduit le concept de représentation sociale, Denise Jodelet en propose une définition « sur laquelle s’accorde la communauté scientifique. C’est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. » . Si Denise Jodelet précise que de vifs débats opposent certains chercheurs à propos de l’élaboration de ce concept, tous pensent que les représentations sont produites par un ensemble social, et qu’elles agissent sur le réel. Autrement dit, les systèmes de représentations sociales ne constituent pas uniquement un mode de compréhension du monde, mais également un facteur qui le modifie.

D’autre part, la communication est le vecteur des représentations sociales, ainsi que leur condition de possibilité. Comme l’écrit Denise Jodelet, la communication « est le vecteur du langage, lui-même porteur de représentations » . L’étude des lexiques et des répertoires employés dans une communication particulière, dans un discours politique, une émission de radio ou des articles de presse par exemple, constitue donc un outil essentiel de l’analyse des représentations sociales. Pour le chercheur britannique Rom Harré, « les mots sont utilisés comme des outils pour réaliser des objectifs à l’intérieur d’activités humaines relativement complexes, et une description de ces activités doit être intégrée dans notre examen de ces mots ». Des recherches sont ainsi consacrées à l’analyse des discours, perçus comme vecteurs de représentations sociales qui agissent elles-mêmes, dans une certaine mesure, sur le monde matériel. Dans le domaine de la sociolinguistique, nous pouvons évoquer par exemple les travaux de l’universitaire suisse Uli Windisch, qui a étudié les ressorts du langage xénophobe ainsi que la structure du discours antiraciste. Ce faisant, il a cherché à décrire les processus qui sous-tendent la perception sociale de la réalité dans ces deux types de discours.

Dans différents domaines des sciences humaines se développe donc l’étude des représentations sociales, de leur production et des moyens par lesquels elles deviennent opérantes, et se matérialisent en quelque sorte en devenant des facteurs parfois déterminants de transformation du réel. Nous avons vu comment un historien tel que Marcel Gauchet définissait ce nouveau champ de la recherche historique, et évoquait l’importance prise par l’étude des représentations sociales dans les domaines de la sociologie, de la sociolinguistique, ou de la psychologie sociale. Notre travail s’inscrit dans cette démarche d’analyse des modes de production de représentations de l’histoire et de la société qui fondent, dans certaines circonstances, le comportement des acteurs, et influencent les événements politiques et sociaux.

Représentation sociale et idéologie : opposition ou complémentarité ?

Si certains chercheurs, comme Serge Moscovici, ont tenté de construire le concept de représentation sociale en l’opposant à celui d’idéologie, d’autres estiment qu’une utilisation combinée de ces deux notions se révèle plus efficiente. De nouveau, il nous faut rappeler le contexte dans lequel Serge Moscovici tenta le premier de réhabiliter le concept de représentation sociale. Au début des années 60, le champ intellectuel français se trouvait dominé par les théories se réclamant de diverses interprétations du marxisme, et notamment par des théories de l’idéologie qui poussèrent si loin la notion d’ « idéologie de classe », qu’elles la menèrent parfois jusqu’à la caricature. Lorsqu’un technicien agricole promu biologiste et premier agronome de l’URSS, T. Lyssenko, affirma à partir de 1935 la supériorité de la science prolétarienne sur la science bourgeoise qui ne serait qu’idéologie, il se trouva en France des intellectuels pour s’approprier une telle conception. Or, bien que ces intellectuels se soient réclamés du marxisme, l’abîme semble béant entre leurs conceptions qui dénient aux scientifiques « bourgeois » toute capacité d’aboutir à des vérités scientifiques universelles et à l’application efficace de celles-ci, et la description que fait Marx des bouleversements scientifiques et techniques que la bourgeoisie a apportés, et qui ont, selon lui, fait progressé l’humanité davantage en un siècle que lors des millénaires précédents.

Face aux conceptions de l’idéologie qui dominaient dans les années 60, les critiques virulentes de Serge Moscovici à l’encontre de cette notion ne peuvent donc guère surprendre. Dans une contribution au colloque intitulé « La fin des représentations sociales ? », celui-ci admet dans un premier temps qu’à ses débuts, formulé par Marx et Engels, le concept d’idéologie était utile et efficace pour combattre la religion et les différentes formes de pensée séparées du réel. Mais il ajoute que le concept est rapidement devenu stérile, au point d’aboutir à une certaine forme d’obscurantisme, issue du rejet de la vérité scientifique, qualifiée dans certains cas d’idéologique comme nous venons de l’évoquer. En effet, si le concept d’idéologie signifie que la position sociale d’un individu et son inscription dans un contexte historique particulier introduisent mécaniquement une source d’erreur dans la connaissance qu’il produit, alors il faut renoncer à la notion même de science, à la possibilité d’aboutir à des faits validés scientifiquement. Car personne ne peut échapper totalement à la société dans laquelle il vit, ni s’élever au-dessus de celle-ci. Poussé à l’extrême, le concept d’idéologie devient tautologique et interdit l’accès à la scientificité. Serge Moscovici résume ainsi son analyse : « (…) l’idéologie autorise deux obscurantismes : l’un mène à la dénonciation de la vérité, l’autre fait retour au sens commun, à la somptueuse platitude des consensus préparés » .

L’utilisation parfois caricaturale du concept d’idéologie, ne doit cependant pas forcément conduire à l’abandonner tout à fait. Certains chercheurs, tel l’universitaire français E. Marc Lipiansky, estiment ainsi que ce concept, combiné avec celui de représentation sociale, peut s’avérer utile pour la recherche scientifique, même si cette double référence demeure plutôt rare. E. M. Lipiansky définit l’idéologie comme un ensemble qui structure des représentations sociales et favorise la cohésion d’un groupe autour d’une identité commune : « Les idéologies instituent des liens et des rapports logiques entre un ensemble épars de représentations sociales. (…) Au niveau social, l’idéologie tend d’abord à instaurer une identité (à la fois dans le sens d’une spécification et d’une unification) et une intégration groupale ». Idéologies et représentations sociales exercent par ailleurs, selon lui, une fonction cognitive commune, parce qu’elles permettent à l’individu de conceptualiser et de comprendre son environnement, avec cette différence que « l’idéologie a, en plus, une visée tendanciellement globalisante, fondée sur la croyance, et combine étroitement informations et valeurs (par rapport à la connaissance scientifique qui s’efforce de produire des connaissances sectorielles, validées et axiologiquement neutres) ».

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Table des matières

INTRODUCTION
1- Représentations sociales et idéologies : des cadres d’interprétation du réel mais aussi des facteurs de transformation de celui-ci
1-1- Utilisation et efficacité du concept de représentation sociale, dans de nombreux champs des sciences humaines
1-2- Représentation sociale et idéologie : opposition ou complémentarité ?
1-3- Un exemple célèbre d’analyse de la « production de l’idéologie dominante »
2 – L’Afrique des Grands Lacs : un exemple édifiant de reconstruction idéologique de l’histoire
2-1- La région des Grands Lacs africains, lieu privilégié de projection des fantasmes européens sur l’Afrique
2-2- Le Rwanda et le Burundi, exemples de la terrible efficacité d’une reconstruction idéologique de l’histoire
2-3- Une rapide évocation de la crise de 1993 au Burundi
2-4- Quelques éléments sur la crise d’août 1988 au Burundi
2-5- Le génocide de 1972 au Burundi et l’ancrage de pratiques génocidaires dans la région des Grands Lacs
3 – Un acteur central dans la production et la diffusion de représentations des crises étudiées : la presse
3-1- Une évocation du rôle de la guerre froide dans l’analyse des événements internationaux par la presse
3-2- Le rôle des enjeux économiques et commerciaux dans le traitement de l’information par la presse
3-3- « Mondialisation » apparente et maintien d’un « point de vue national de l’information »
CHAPITRE 1 : LES REPRÉSENTATIONS DU CONTINENT AFRICAIN EN EUROPE, DES DÉBUTS DE LA CONQUÊTE COLONIALE AUX ANNÉES 1990
1 – La « mission civilisatrice » ou la construction d’une certaine image de l’Afrique sur fond d’idéologie coloniale
1-1- L’image de l’Afrique à travers les récits des premiers explorateurs
1-2- Universalisme républicain et idéologie coloniale
1-3- Idéologie missionnaire et conquête coloniale
1-4- Les colonies : un débouché nécessaire pour une industrie en pleine expansion
1-5- L’anthropologie comme outil de légitimation de la conquête coloniale
2- Les enjeux économiques et politiques de l’expansion coloniale
2-1- L’empire colonial, marché protégé et pourvoyeur de matières premières
2-2- Colonisation et capitalisme français : des relations paradoxales
3 – La période des indépendances et la politique mise en œuvre par les métropoles pour conserver leur influence
3-1- La politique belge au Rwanda et au Zaïre
3-2- Les stratégies de la France pour conserver son influence en Afrique
3-3- L’image de l’Afrique dans les manuels scolaires, au lendemain des indépendances
4 – La « politique africaine de la France », de De Gaulle à Mitterrand
4-1- Le rôle des « réseaux » dans la politique française en Afrique
4-2- Le rôle des médias et des intellectuels dans la diffusion de représentations particulières de l’Afrique
4-3- La continuité de la politique française en Afrique
4-4- Les grands groupes de presse, entre intérêts économiques et déontologie journalistique
5 – La fin de la guerre froide et l’imposition croissante d’un discours humanitaire sur les crises africaines
5-1- Les conséquences de la fin de la guerre froide en Afrique
5-2- La prédominance d’une lecture humanitaire des crises africaines
Conclusion : La permanence de représentations particulières de l’Afrique malgré l’évolution du contexte international
CHAPITRE 2 : EXPOSÉ ET CONFRONTATION DES DIFFÉRENTES ANALYSES DE L’HISTOIRE RWANDAISE ET DU GÉNOCIDE DE 1994
1- Des conceptions divergentes de l’histoire précoloniale du Rwanda
1-1- Bernard Lugan et la défense de la « thèse hamitique »
1-2- La remise en cause des thèses des « anthropologues de la première période » par Claudine Vidal
1-3- Les enquêtes de terrain de Catharine Newbury et Lydia Meschi : une infirmation des thèses coloniales
1-4- Les conceptions historiques de Jean-Pierre Chrétien
2- Les divergences d’analyse des causes du génocide de 1994 chez les « africanistes » belges
2-1- La « nécessaire périodisation » de l’histoire rwandaise, selon Filip Reyntjens
2-2- Le point de vue d’un autre universitaire belge : Jean-Claude Willame
2-3- Les divisions de l’africanisme belge face au drame rwandais et leur interprétation chez Gauthier De Villers
3- Le point de vue de plusieurs universitaires français
3-1- L’équilibre du « Rwanda ancien » brisé par la « révolution » de 1959. L’analyse de Bernard Lugan
3-2- La constitution de la république rwandaise sur des bases « ethnistes », comme origine lointaine du génocide. L’analyse de Jean-Pierre Chrétien
3-3- Le rôle de la « quatrième ethnie » dans la politisation du clivage ethnique, selon Claudine Vidal
3-4- Le clivage ethnique : un héritage colonial jamais remis en cause par le pouvoir rwandais, selon André Guichaoua
Conclusion : Divergences et éléments de consensus parmi les spécialistes du Rwanda
CHAPITRE 3 : EXPOSÉ ET CONFRONTATION DES PRINCIPALES ANALYSES DE L’HISTOIRE BURUNDAISE ET DU GÉNOCIDE DE 1972
1- L’histoire précoloniale du Burundi et les conséquences de la colonisation européenne
1-1- Le clivage ethnique comme produit de la politique coloniale, dans l’analyse de Joseph Gahama
1-2- La « féodalisation du pouvoir » sous le Mandat belge, selon Jean-Pierre Chrétien
1-3- Raphaël Ntibazonkiza et la remise en cause de « l’école historique burundo-française »
1-4- Un royaume féodal dominé par une aristocratie tutsi, selon Jean Ziegler
2- Les interprétations de la première décennie de l’indépendance et de la crise de 1972
2-1- Le « génocide sélectif » de l’élite hutu. L’analyse de René Lemarchand
2-2- Les stratégies de justification de la répression du gouvernement burundais, analysées par Jeremy Greenland
2-3- « Extrémisme tutsi » et « institutionnalisation étatique du tribalisme ». L’analyse de Raphaël Ntibazonkiza
2-4- L’imbrication des crises rwandaise et burundaise, au centre de l’analyse de Jean Ziegler
2-5- Montée de « l’extrémisme » hutu et désorganisation du pouvoir. Le point de vue contesté de JeanPierre Chrétien
2-6- Les événements vus au travers des télégrammes confidentiels de l’ambassade américaine de Bujumbura, en mai 1972
Conclusion : De multiples enjeux idéologiques qui rendent difficile l’analyse objective des événements
CONCLUSION

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