L’Histoire face à l’histoire vivante

« Voilà qui serait fameusement commode pour un historien. On pourrait retourner en arrière et vérifier par exemple les récits qu’on nous donne de la bataille de Hastings. – Ne pensez-vous pas que vous attireriez l’attention ? Nos ancêtres ne toléraient guère l’anachronisme. »H. G. Wells, La machine à explorer le temps, 1895.

Le voyage dans le temps est un des grands thèmes de la science-fiction et, au-delà, un des fantasmes modernes de l’homme. La perception linéaire du temps, dans lequel celui-ci avance de manière inexorable, suscite l’attrait pour les époques appartenant désormais à l’histoire. Pour l’historien et l’archéologue, ne serait-il pas des plus commodes – et sans doute des plus déstabilisants – de pouvoir visiter ces temps anciens ? Si le voyage rétrograde dans le temps reste du domaine de la fiction, des passionnés de plus en plus nombreux n’hésitent pas à provoquer la résurgence du passé dans le présent sous des formes vivantes : une pratique au cœur de ce travail consacré à la reconstitution historique du Moyen Âge.

C’est à l’été 2014, à l’occasion d’un stage au château de Crèvecœur-en-Auge (Calvados), que j’ai découvert la reconstitution historique en ayant en charge une partie de l’organisation des Médiévales de Crèvecœur. Des formes vivantes du passé, j’avais avant tout la représentation des « fêtes médiévales » : des événements célébrant un patrimoine local avec une coloration médiévale folklorique, voire fantastique, dans lesquels chevaliers et princesses côtoient malandrins et jongleurs en « festoyant » ou « ripaillant » autour d’un banquet fait d’hydromel et de cochonnailles à la broche. Ce Moyen Âge festif et nostalgique, dans lequel l’histoire n’avait somme toute que peu de choses à voir, se trouvait proche de la conception de « médiévalgie », selon le néologisme énoncé par Joseph Morsel . Au contact des passionnés intervenants à Crèvecœur, j’ai été surpris de découvrir la pratique de la reconstitution comme le versant historiciste d’un phénomène plus large ressortant du médiévalisme. D’une part, tout élément d’inspiration fantastique se trouvait théoriquement exclu de l’événement. D’autre part, ces bénévoles étaient, pour certains, capables de justifier par la mention de «sources » – iconographies, pièces archéologiques et publications de chercheurs – les choix effectués pour la réalisation ou l’achat de leur matériel. Leurs connaissances du contexte matériel évoqué, en l’occurrence la seconde moitié du XVe siècle français, dépassaient les acquis d’un ancien étudiant en histoire, habitué à raisonner sur un cadre d’analyse théorique, mais relativement ignorant du quotidien matériel d’un contexte aussi précis. À cette occasion, j’ai pu avoir l’aperçu de l’existence d’un véritable monde de la reconstitution avec ses différents courants, ses enjeux et ses conceptions divergentes de l’activité. Certaines failles apparaissant toutefois, je m’interrogeais sur l’étendue de cette re-création de contextes historiques ainsi que sur son potentiel et ses limites. Il semblait notamment étrange que, les reconstituteurs mettant en avant l’aspect expérimental et la volonté de médiation de leur activité, cette dernière n’ait jamais fait l’objet d’une analyse de fond de la part des universitaires, ni même le sujet d’un enseignement sur les usages publics de l’histoire. Ces interrogations ont mené à une seconde mission en tant que volontaire en Service civique auprès de la Fondation Musée Schlumberger pour la réalisation d’une exposition consacrée à la reconstitution. Intitulée « L’Histoire reconstituée » et inaugurée en juin 2015, cette exposition retraçait les grandes lignes de l’évolution de cette pratique depuis ses origines, avant de s’intéresser à ses principes et à diverses réalisations.

UNE ABSENCE DE DÉFINITION ? 

Pour permettre une lecture globale du sujet, la définition de la reconstitution historique devrait être présentée ici. Pourtant cette définition elle-même ne relève d’aucun consensus, ni de la part des reconstituteurs, ni de celle des différents chercheurs ayant abordé le sujet. La recherche de cette définition fera donc l’objet d’un chapitre entier. Les traits les plus communs de l’activité doivent toutefois être présentés. Telle qu’elle existe aujourd’hui, la reconstitution historique consiste en l’incarnation de personnages, fictifs ou réels, issus du passé. Pour cela, ses pratiquants que l’on nomme « reconstituteurs », ou parfois « reconstitueurs », s’appuient sur du matériel « re-créant » le passé : costumes, armes et accessoires du quotidien, mais également mobilier, équipements techniques et parfois mêmes bâtiments. Ce matériel peut faire l’objet de réalisations personnelles ou bien d’achats auprès des vendeurs spécialisés. Dans l’idéal qui est défendu par les reconstituteurs, le choix de ce matériel est justifié par une documentation précise, iconographique, archéologique ou textuelle. Le terme de « source » adopté par les reconstituteurs se fait donc synonyme de la notion de « trace » que Marc Bloch définit comme « la matière perceptible au sens qu’a laissé un phénomène lui même impossible à saisir » . Pour autant, il n’inclut pas systématiquement la nécessité de leur « confrontation » . Par cette démarche documentée, les reconstituteurs entendent différencier leur pratique d’autres formes vivantes de l’histoire, tournées vers des représentations plus fantasmées et parfois qualifiées par eux d’« évocations » historiques.

NAISSANCE ET HISTOIRE DE LA RECONSTITUTION HISTORIQUE 

Pour aborder pleinement le phénomène de la reconstitution historique, il est nécessaire de revenir sur la naissance et l’évolution de cette activité en France. Cette tâche a déjà en partie été effectuée par Olivier Renaudeau, qui est aujourd’hui conservateur au département « armes anciennes » au musée de l’Armée. Ayant été durant de nombreuses années un des reconstituteurs de la Confrérie facétieuse, association qui s’est d’ailleurs avérée centrale dans le développement de la reconstitution historique à Crèvecœur-en-Auge, celui-ci a retracé une évolution dont il a été en partie témoin. La synthèse qui suit est donc en partie tributaire des éléments présentés dans son article publié en 2009. Bien avant que la re-création d’événements historiques devienne un loisir populaire, la reconstitution trouve ses origines dans les manifestations commémoratives destinées à célébrer des victoires militaires. Olivier Renaudeau souligne ainsi que les jeux du cirque romain pouvaient être mis en scène pour évoquer des guerres anciennes. Malgré eux, les combattants se faisaient acteurs d’une représentation des guerres de Marius contre les Cimbres ou de Trajan contre les Germains. Le plus célèbre de ces spectacles reste sans doute la naumachie organisée par Auguste en l’an 2 de notre ère, et évoquant de la bataille de Salamine qui avait opposé, cinq siècles plus tôt, la flotte grecque à la celle de Xerxès. Dans une logique similaire, François Ier fait organiser par Léonard de Vinci au château d’Amboise une représentation de la bataille de Marignan en mai 1518, à l’occasion des festivités en l’honneur du baptême du dauphin et du mariage de la cousine du roi avec Laurent II de Médicis. Plusieurs milliers de participants donnèrent l’assaut à un château de bois et de tissu, afin de célébrer la victoire du roi de France survenue trois ans auparavant . D’autres initiatives ont suivi ce modèle au cours de la période moderne puis contemporaine, avec notamment une reconstitution de la bataille de Waterloo donnée en public au Astley’s Amphitheatre en 1824. La célébration et la commémoration constituent alors la dynamique principale de leur organisation. En 1913, la Great Reunion célèbre aux États-Unis le cinquantenaire de la bataille de Gettysburg, événement le plus meurtrier de la Guerre de Sécession et considérée comme le tournant du conflit. Plus de 50 000 vétérans des deux camps assistèrent, voire participèrent, à cet événement qui relève d’une fonction « cathartique », comme l’a suggéré Randal Allred.

UNE PRATIQUE AU CONFLUENT D’ENJEUX MULTIPLES 

La reconstitution historique est confrontée à de nombreux enjeux. Dans une perspective historique et archéologique, le premier se trouve bien sûr être la représentation même de l’histoire qui est donnée à voir au public, au niveau des éléments « re-créés » et (re)présentés. II comprend la démarche en amont de la reconstitution – le choix et la documentation des éléments – et en aval de celle-ci, c’est-à-dire la lecture qui est donnée au public à partir de ces éléments. Cet aspect de la reconstitution historique médiévale est le point de départ de ce travail de doctorat, motivé par le faible intérêt qu’il a suscité jusqu’alors au profit du second : l’aspect mémoriel. En tant que représentation du passé, cette activité présente une dimension patrimoniale évidente, rejoignant les fondations définissant l’identité collective, selon la définition de Brigitte Munier qui, elle-même, s’inscrit dans la suite de Maurice Halbwachs . En tant qu’expression vivante du patrimoine, de l’héritage construisant cette identité, la reconstitution opère un lien avec la mémoire au niveau individuel comme au niveau sociétal. Elle présente enfin un fort enjeu épistémologique dans l’objectif d’historicité qu’elle revendique, poussant à considérer la sortie du discours historique des cadres académiques.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
Une absence de définition ?
Naissance et histoire de la reconstitution historique
Une pratique au confluent d’enjeux multiples
La domination de la question mémorielle
L’« invention » du médiévalisme
De la réeffectuation à la reconstitution : aborder la subjectivité du discours historique
Quelle place pour la matérialité ?
L’histoire face à l’histoire vivante
CHAPITRE I – FACE AU VIVANT : LA MISE EN PLACE D’UNE MÉTHODOLOGIE INTERDISCIPLINAIRE
1 – DRESSER UN ÉTAT DES LIEUX
1.1 – Approche des données et mise en place du référencement
1.2 – Résultats et limites du référencement
2 – COMPRENDRE LA DIVERSITÉ DE LA PRATIQUE
2.1 – L’enquête au service de la recherche
2.2 – L’observation directe et participante : une démarche nécessaire à la restitution complexe
2.2.1 – Une approche légitimée par le sujet
2.2.2 – L’enquête « à découvert »
2.2.3 – L’observation participative et la place non-déterminante de l’enquêteur sur le terrain
2.3 – Les terrains d’observation
2.3.1 – Du « Moyen Âge » à trois thématiques chronologiques
2.3.2 – Présentation des terrains
2.3.3 – Saturation des données et limites des terrains d’enquêtes
3 – ÉTABLIR LE DIALOGUE
3.1 – Le questionnaire indirect et l’entretien directif : des démarches inappropriées ?
3.2 – Le recours à l’entretien semi-directif
3.3 – L’entretien à l’épreuve du réel : évolution de la grille et entretiens nonconcluants
3.4 – Présentation des entretiens et profils des enquêtes
3.5 – Exploiter les données : du regroupement quantitatif à l’orientation ethnographique
4 – QUESTIONNER LA DIMENSION MATÉRIELLE DE LA RECONSTITUTION HISTORIQUE : LA MISE EN PLACE D’UNE APPROCHE EMPIRIQUE ET HEURISTIQUE
4.1 – Du particulier au global et de l’artefact à sa représentation
4.2 – Sélection et présentation du corpus
4.3 – Réalisation des synthèses et définitions des protocoles d’étude
4.4 – Présentation et limites de l’enquête de terrain
5 – PRENDRE EN COMPTE LA DIMENSION DE MÉDIATION DE LA RECONSTITUTION HISTORIQUE
5.1 – Analyser des situations de médiation
5.2 – L’approche du public par différentes phases d’entretien
CONCLUSION DU CHAPITRE
CHAPITRE II – UN ÉTAT DES LIEUX DE LA PRATIQUE
1 – LA RECONSTITUTION FRANÇAISE EN CHIFFRES
1.1 – Une perspective nouvelle : l’état des lieux au 1er janvier 2019
1.2 – Une activité en effervescence
1.3 – Un milieu large, hétérogène et cloisonné
1.3.1 – Estimer le nombre de reconstituteurs français
1.3.2 – Des profils variés réunis autour d’un intérêt commun
1.3.3 – Des reconstitutions ?
1.4 – Répartition chronologique : la prédominance du Moyen Âge et des temps contemporains
1.5 – Dynamiques territoriales : deux espaces principaux
1.6 – Une activité majoritairement tournée vers le conflit
2 – QUEL MOYEN ÂGE ?
2.1 – Une croissance symbolique du renouveau médiéval
2.1.1 – La croissance en chiffre
2.1.2 – Un moment médiéval ?
2.1.3 – Des passionnés de plus en plus nombreux ?
2.1.4 – Une géographie générale de la reconstitution médiévale
2.1.5 – Mobilité des associations et culture itinérante
2.2 – Le Moyen Âge reconstitué en détail
2.2.1 – La prédominance du bas Moyen Âge et la « multisécularité »
2.2.2 – Une géographie du Moyen Âge français à travers la reconstitution ?
2.2.3 – Les thématiques d’un Moyen Âge reconstitué
3 – UNE PRATIQUE AUX CADRES VARIÉS
3.1 – Des oppositions de cadres à reconsidérer
3.1.1 – « Fresques locales » et « Médiévales »
3.1.2 – De la « fête médiévale » au « festival d’histoire vivante »
3.2 – Comment la reconstitution du Moyen Âge se donne-t-elle à voir ?
3.2.1 – La fête médiévale, schéma historique et traditionnel d’un Moyen Âge fantasmé
3.2.2 – Les manifestations de reconstitution historique : des cadres tournés vers la médiation et une volonté d’historicité
3.2.3 – Entre fêtes et reconstitution : des schémas intermédiaires
3.2.4 – La reconstitution historique scénarisée
3.2.5 – La reconstitution de batailles
3.2.6 – La reconstitution comme médiation entière
3.3 – Le monument au cœur de la reconstitution historique ?
3.3.1 – Le patrimoine-prétexte
3.3.2 – Faire (re)vivre le monument
3.3.3 – En dehors des sentiers battus : l’histoire sans patrimoine
3.4 – La reconstitution historique du Moyen Âge en Normandie
3.4.1 – Une dynamique médiévale particulière
3.4.2 – Une institutionnalisation de la mémoire médiévale
3.4.3 – Le Moyen Âge comme ancrage traditionnel des nouveaux territoires périurbains
CONCLUSION DU CHAPITRE
CHAPITRE III – NORMES ET VARIATIONS D’UNE PRATIQUE : DÉFINIR LA RECONSTITUTION HISTORIQUE DU MOYEN ÂGE
1 – QU’EST-CE QUE « RECONSTITUER » ?
1.1 – Un terme plurisémantique ?
1.1.1 – Étymologie et double sens
1.1.2 – Un terme signifiant pour l’archéologie ?
1.1.3 – La reconstitution « historique » : une célébration évoquant le passé
1.1.4 – De reenactment à « reconstitution historique »
1.1.5 – … et de living history à « histoire vivante »
1.2 – Reconstitution et histoire vivante : des définitions universitaires en évolution
1.2.1 – Une dimension historiciste en question : la reconstitution entre célébration, vie quotidienne et composition d’un « milieu matériel »
1.2.2 – L’approche du reenactment outre-Atlantique
1.2.3 – Reconstitution historique et médiévalisme, un rendez-vous raté ?
1.2.4 – Entre « reconstitution » et « histoire vivante » : une première proposition concrète
2 – LA RECONSTITUTION EN QUESTION : LA PAROLE DES RECONSTITUTEURS
2.1 – Définitions de la reconstitution à travers les déclarations et descriptions d’associations
2.1.1 – Le but et l’objet de la reconstitution : un manque de définition
2.1.2 – L’« histoire vivante » : une expression minoritaire qui divise
2.1.3 – L’« évocation » entre définition en creux, équivalence et mise en perspective de la reconstitution
2.1.4 – L’« expérimentation (archéologique) » : démarche revendiquée ou glissement sémantique ?
2.2 – Un milieu qui se construit autour de notions et de valeurs communes
2.2.1 – Le vocabulaire de la reconstitution
2.2.2 – Une activité inscrite dans un objectif d’historicité
2.2.3 – Un intérêt porté à la « vie » et au « quotidien » du passé : entre thématiques guerrières, civiles et artisanales
2.2.4 – Une dimension publique entre héritage des fêtes historiques et justification par la médiation
2.2.5 – Entre désir d’une vérité historique et conscience des limites : une pratique scindée sur sa portée
2.2.6 – Un loisir qui fait sens pour des passionnés
2.2.7 – « Héritage », « ancêtre », « mémoire » : des concepts absents ?
2.3 – Autant de « reconstitutions » que de reconstituteurs ?
2.3.1 – « Quelle est votre définition de la reconstitution historique ? »
2.3.2 – Une définition en creux : l’usage de l’« évocation » dans le discours des enquêtés
2.3.3 – Une activité qui se définit par ses limites ?
2.3.4 – « Et l’histoire vivante ? »
CONCLUSION DU CHAPITRE
CONCLUSION GÉNÉRALE

Lire le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *