L’histoire et la mémoire en débat
Il serait peut-être judicieux de procéder à une petite approche définitionnelle de nos deux concepts, pour mieux lire leur lien. S’agissant de la mémoire, le dictionnaire Larousse la définit comme étant :
Une activité biologique et psychique qui permet de retenir les expériences antérieures vécues, c’est la faculté de conserver et de rappeler des sentiments éprouvés, des connaissances antérieurement acquises, on parle par exemple de « posséder la mémoire des dates », c’est le souvenir que l’on garde de quelqu’un ou de quelque chose, on parle à cet effet de la « mémoire du génocide ».
La mémoire est donc une relation à des faits ou des événements particuliers que l’on conserve. C’est le souvenir de ce qui a été, de ce qui a eu lieu et ce qui de cet événement ou de cette personne restera dans la psyché des Hommes. De son côté, l’histoire est : « connaissance et récit des événements du passé, » elle implique une connaissance « des faits relatifs à l’évolution de l’humanité (d’un groupe social, d’une activité humaine), qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire ; les événements, les faits ainsi relatés. » Le dernier terme de la définition du Robert révèle une relation entre histoire et mémoire. L’histoire contribue à répertorier, recenser, retranscrire les faits qui invitent à la remémoration. Avec les travaux du sociologue Maurice Halbwachs on commence à établir une distinction, voire une opposition entre la mémoire et l’histoire en insérant l’idée d’une « mémoire collective » différente de « la mémoire historique. » La première est partagée par un groupe d’individu où les souvenirs de chacun nourriraient ceux des autres. La mémoire collective « enveloppe les mémoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles » ; alors que « la mémoire historique » de son côté, concerne le cadre ou le moment, le moment où ont lieu les événements, mais dont l’individu ou même le groupe pourrait ne pas garder de souvenirs précis. La mémoire historique relève de l’abstrait : « dans les livres, enseignés et appris dans les écoles, les événements passés sont choisis, rapprochés et classés, suivant des nécessités ou des règles qui ne s’imposaient pas aux cercles d’hommes qui en ont gardé longtemps le dépôt vivant . » Halbwachs relève dès lors la dépendance de l’histoire à la mémoire : elle permet de fixer les souvenirs qui s’effritent pour empêcher leur disparition, et souligne leur opposition, car elle procède par découpage et ne tient pas compte du caractère continu de la mémoire collective qui s’étend jusqu’à atteindre « la mémoire du groupe dont elle est composée . » C’est sans doute parce que l’historien a négligé cet aspect continu et vivant de la mémoire des groupes, qu’il y a eu, en France un réveil quasi soudain de ces mémoires qui demandaient à être reconnues. Or « à la suite de Maurice Halbwachs, Aleida Assmann pense que la mémoire ne fait pas revivre le passé, mais elle le reconstruit. La mémoire de l’individu est marquée par ses souvenirs personnels, mais comme élément de la société aucun individu n’est isolé dans ses souvenirs . » C’est donc la mise ensemble des souvenirs personnels qui donne lieu à un histoire autre, parce que, quelque part, ce qui importe au discours mémoriel, c’est d‘abord de sauver l’événement de l’oubli.
Philippe Joutard situe « l’invasion mémorielle en France » à partir des années 1970. Selon l’auteur, la relation entre histoire et mémoire sera discutée à partir de cette période en références aux travaux de Pierre Nora qui soutenait à cette époque que « l’analyse des mémoires collectives peut et doit devenir le fer de lance d’une histoire qui se veut contemporaine . » L’historien faisait alors de la mémoire un élément essentiel à l’écriture de l’histoire au présent. S’en suivra dans cette période, sur la scène française, un morcèlement de la mémoire, le passé est convoqué devant le tribunal du présent et sert de tremplin aux questions identitaires. Ainsi, les questions liées à la mémoire des conflits et des violences historiques vont prendre de plus en plus d’importance dans les cultures occidentales. Celles-ci seront bien souvent introduites par des groupes faisant partie intégrante de la nation, mais qui ont subi des préjudices de la part de l’État ̶à l’exemple des juifs français déportés par le gouvernement de Vichy ; des ultramarins descendants d’esclaves ̶et feront en sorte que la mémoire se constitue en un véritable paradigme.
Ces revendications mémorielles sont en fait le fruit des modifications sociales, puisqu’au fur et à mesure que la composition d’un pays change et que de nouvelles générations arrivent, le contenu de la mémoire évolue. C’est par exemple le cas de la France , où éclatent depuis quelque temps déjà, des « guerres de mémoires » entre les négationnistes et les intellectuels socialistes de gauche sur un certain nombre de faits relatifs aux colonisations, aux guerres de décolonisation ou encore à la collaboration de l’État avec l’occupant nazi à propos de la déportation des Français-Juifs. À partir de là, de nouvelles revendications, auparavant refoulées, referont surface, car, les sociétés dites multiculturelles engendrent des questionnements qui vont dans le sens d’une quête de reconnaissance de ses différentes composantes.
Nous tenons à préciser d’emblée que la thèse que nous défendons ici n’est partisane ni de l’histoire ni de la mémoire, mais se situe plutôt dans une forme de complémentarité ou de conjonction entre les deux usages. Car tel que nous essaierons de le démontrer par la suite, selon les fins et les usages que l’on attribue à l’histoire ou à la mémoire dans une société, les résultats ne sont pas toujours en opposition radicale. Si ces deux notions ne sauraient être des synonymes , nous ne les pensons pas non plus totalement antinomiques. Nous pensons que la mémoire, quoiqu’éclatée, ne saurait être plus périlleuse à l’harmonie d’une nation que ne le serait un récit historique tronqué. Pour une meilleure évolution de cette analyse, il paraît également opportun de souligner le type de mémoire à laquelle se rapporte notre réflexion. Dans son ouvrage Histoire et mémoire, Jacques Le Goff dit de la mémoire qu’elle est une :
propriété de conservation de certaines informations [et ] renvoie d’abord à un ensemble de fonctions psychiques, grâce auxquelles l’homme peut actualiser des impressions ou des informations passées qu’il se représente comme passées. De ce point de vue, l’étude de la mémoire relève de la psychologie, de la psychophysiologie, de la neurologie, de la biologie et […] de la psychiatrie .
La mémoire qui nous intéresse dans la présente étude est la mémoire sociale et historique définie comme étant le souvenir partagé d’un groupe ou des communautés d’individus, et comme la trace d’un passé qui subsiste. Bien entendu, parce que cette mémoire sociale et historique est liée selon Halbwachs, aux mémoires individuelles, les autres champs disciplinaires seront également convoqués. C’est par sa caractéristique de « notion-carrefour » que la matière mémoire apparaît comme un matériau difficile à manipuler, car bien qu’elle se dise au singulier, elle se veut aussi collective, soulevant une série d’interrogations telles que son rapport à l’oubli et aux souvenirs ; ou son rôle dans la restitution de l’Histoire et la configuration des identités, de même que le lien entre mémoire individuelle et mémoire collective.
Il semblerait donc que traiter des questions mémorielles peut permettre d’unifier ou pacifier les communautés tout comme déboucher sur la segmentation des groupes concernés. C’est dans cette optique que de nombreux États craignant des conflits, ou n’étant pas capables d’assumer les crimes commis sous étendards, encouragent des récits historiques tronqués ou mettent en place des politiques mémorielles qui tendent souvent à produire une mémoire officielle sélective, on parle alors de « mémoire manipulée » ou « empêchée ».
|
Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
a) Justification du sujet et du corpus
b) Approche méthodologique choisie
c) Hypothèses et organisation du travail
PREMIÈRE PARTIE : FEMMES EN ÉCRITURE : LA MÉMOIRE ET L’HISTOIRE DANS LES THÉORIES POSTCOLONIALES
CHAPITRE 1 : L’histoire et la mémoire en débat
1.1 ) Histoire et mémoire coloniales au sein de l’ancien empire
1.2 ) Entre subjectivité et objectivité pour une re-construction du passé
1.3 ) Discours mémoriel et discours historiographique : lieux communs ?
CHAPITRE 2 : Histoire et mémoire dans les théories postcoloniales
2.1) La première vague postcoloniale et l’ère du soupçon
4.3.1 ) La lecture en contrepoint saïdienne
4.3.2 ) Remise en question de la linéarité de l’Histoire chez Glissant
2.2) La seconde vague postcoloniale et la relation au passé
CHAPITRE 3 :Les femmes de la post-colonie
3.1) Regard sur la condition des Algériennes et des Camerounaises, et leur émergence dans la littérature
3.1.1) Les Algériennes, le père, le colon et le frère
3.1.2) Les Camerounaises et le poids des traditions
3.2) Les femmes du Sud dans l’écriture : le cas des Algériennes et des Camerounaises
3.3) Filles, femmes et mères dans les guerres de Libération
3.1) Le féminisme occidental ou universaliste et l’écriture des Africaines : entre rejet et transfert
Conclusion
DEUXIÈME PARTIE : SCENOGRAPHIE, MÉMOIRES ET FIGURES FEMININES CHEZ ASSIA DJEBAR ET DE LÉONORA MIANO
CHAPITRE 4 : Scénographie, mémoire polyphonique et collective dans BA, AF, AN, TAE, SO, ET AE
4.1) Polyphonie et scénographie dans les romans djebariens et mianoiens
4.1.1) La structure des romans : une construction hétérogène
4.1.2) Narration imprécise : la vocalité dans les romans de Djebar et de Miano
4.2) La scénographie des œuvres : hybridité, quête et enquête
4.2.1) Hors texte et transgénéricité à l’étude
4.2.2) Écrivaines-enquêtrices et maîtrise de la scène d’énonciation
4.2.3) Une scénographie hétérogène : espace en crise et à forte mobilité
4.3) Temporalité, métadiscours et intertextualité dans la narration djebarienne et mianoienne
4.3.1 ) Le fonctionnement du temps et l’ordre narratif dans les œuvres
4.3.2 ) Enjeux métadiscursif dans AF, BA, TAE et AE
4.3.3 ) L’intertextualité opératoire dans AF, BA et TAE
CHAPITRE 5 : De l’individuel au collectif pour un traitement de l’oubli et du deuil chez Miano et Djebar
5.1) La mémoire individuelle, familiale et l’Histoire collective
5.2) Le dédoublement du « Je » : le singulier et collectif dans AF, AN, TAE, SO
5.3) L’oubli-manipulation : La culture du silence et de l’effacement dans AF, AN, SO et AE
5.4) L’oubli-refoulement et l’oubli omission
5.5) L’impossible deuil et la question de la mélancolie dans BA, SO, AN et TAE
CHAPITRE 6 : Mémoire, honte et culpabilité dans BA, AF, AN, TAE, SO et AE
6.1) La honte collective dans les récits djebariens : la torture et la mémoire du viol
6.2) Honte et culpabilité collective : la mémoire de la capture et la violence en héritage dans les récits mianoiens
6.3) La mise en mots des silences dans AF, AN, TAE et SO
6.3.1) L’indicible dans les récits djebariens et mianoiens
6.3.2) L’inénarrable dans AN, TAE et SO
CHAPITRE 7 : Mémoires en conflit : corps, voix et portraits de femmes chez Djebar et chez Miano
7.1) La mémoire fragmentée et écorchée des personnages dans TAE, SO et AN, AF– 260
7.2) La quête de la mémoire heureuse chez les personnages féminins
7.3) Mémoire des corps dans les textes de Djebar et de Miano
7.4) Voix et portraits de femmes : les conteuses et les prêtresses
7.4.1) Les rebelles et les conteuses dans les récits djébariens
7.4.2) Les prêtresses et prêcheuses chez Miano
7.4.3) La femme-Afrique
7.5) Héroïsation du féminin chez Djebar et chez Miano : les enjeux
7.5.1) Assia Djebar : engagement féminin et féminisme ?
7.5.2) Miano : afroféminisme ou africana womanism ?
Conclusion
TROISIÈME PARTIE : RECONSTRUCTION MÉMORIELLE ET TRACES HISTORIQUES DANS L’OEUVRE D’ASSIA DJEBAR ET LÉONORA MIANO
CHAPITRE 8 : Les modalités d’une reconstruction de l’histoire par la fiction
8.1) La fictionnalisation de l’histoire chez Miano et Djebar : entrecroisement entre réel et imaginaire
8.1.1 La fiction et le réel historique chez Djebar
8.2) Combler les blancs de l’histoire par l’imagination : les fictions de méthode
8.3) La désacralisation des archives et la révision des discours dans les fictions de Djebar et de Miano
8.3.1) Le démontage des archives dans L’Amour, la fantasia et Le blanc de l’Algérie
8.3.2) La révision des discours dans La Saison de l’ombre et Les aubes écarlates
CHAPITRE 9 : Héritage historique : mobilités et identités en question
9.1) La perte du lieu : entre conquête et résilience chez les personnages mianoiens
9-2) Écrire et dire l’entre-deux exilique chez Djebar
9-3) L’être et le lieu : Identités relationnelles et identités narratives chez Djebar et Miano.
9.3.1) L’identité d’exclusion et de cohésion chez Djebar
9.3.2) L’Algérianité dans l’écriture djebarienne
9.3.3) L’être et la couleur : le questionnement des discours identitaires chez Miano 380
9.3.3.1) Afrocentricité : une pensée marginale chez Miano ?
9.3.3.2) Pour une conscience panafricaine
Conclusion
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
INDEX