L’histoire d’un « ensemblier » de l’ingénierie en aménagement, urbanisme et environnement et de son « approche globale »
Avant de devenir le cœur d’une thèse CIFRE, « l’approche globale » jouit d’une histoire qui a trait, selon les plus anciens salariés de l’entreprise, à l’identité originelle de Gamma. Je propose ici de restituer ce récit tel que différents salariés me l’ont raconté lors d’entretiens, ce qui permet en même temps de comprendre l’histoire de cette entreprise dans le monde de l’aménagement. À mon arrivée dans l’entreprise en 2014, j’ai en effet interrogé seize responsables pour connaître leur vision de l’approche globale, mais aussi son origine et son contexte d’apparition.
Le mythe fondateur et les premières missions « à 10 000 francs »
Pour les salariés interrogés, l’histoire de l’entreprise c’est aussi l’histoire d’un homme, Pierre M.. L’actuel président de Gamma est identifié pour sa qualité de visionnaire et l’originalité de sa proposition fondatrice, « c’est lié à [Pierre M.], ça tout le monde va le dire quand on présente les choses, on sait … la société où elle en est, c’est grâce à [Pierre] » . Certains évoquent en particulier sa formation en environnement à l’université, jugée déjà « globale ». De formation initiale en génie civil, il a en effet suivi ensuite un cursus de maîtrise en environnement (Maîtrise en Sciences et Techniques « Aménagement et mise en valeur des régions »), formation de maîtrise qu’il partage d’ailleurs avec plusieurs des tout premiers salariés de Gamma. Cette culture commune considérée comme transversale autour de l’écologie serait au principe de l’originalité de la société.
Après de courtes expériences du côté de l’État dans une DDE et dans une chambre d’agriculture, Pierre M. aurait créé l’entreprise Gamma à partir de trois domaines de compétences complémentaires, environnement, infrastructures et urbanisme : « parce qu’il a toujours voulu intégrer des notions d’environnement, lier l’environnement à l’ingénierie, lier l’architecture, l’urbanisme à l’ingénierie. Et depuis le départ Gamma existe par la confrontation » . Il aurait alors anticipé les injonctions à venir de l’aménagement (au premier chef le développement durable) et le retrait de l’État de l’ingénierie territoriale. Un responsable récemment arrivé décrit cette « vraie volonté historique » en ces termes :
« Clairement quand ils ont créé Gamma, ils ont démarré tout petit au départ. Ils viennent plus de l’environnement que de l’infrastructure ces gens-là. Ils ont vraiment toujours eu comme moteur effectivement de faire de l’aménagement maîtrisé en termes d’impact sur l’environnement, dès le départ. Dès le départ, alors [Gilles B.], il est plus là, tu le verras pas. C’est [Jean-Claude R., André L., Pierre M.], cette triplette-là qui sont toujours là eux. Ils viennent tous de la [même] fac. Ils sortent plus de la fac que de l’ingénierie, des écoles d’ingénieurs. C’est tous des formations de fac, mais avec un incontournable qu’est l’environnement. Et aujourd’hui c’est les précurseurs finalement. Ils ont compris que tôt ou tard on y passerait et aujourd’hui c’est un incontournable. ».
Selon les dires de Pierre M. , cette « success-story nantaise » a ainsi commencé à cinq personnes dans une commune dans la périphérie de l’agglomération d’une grande ville française « avec 10 000 francs de contrats ». À l’origine, les prémisses de Gamma se retrouvent dans une rencontre au tournant des années 80 entre Pierre M. et le cabinet Micheteau et Savary, une entreprise de géomètres depuis 1968 qui « se sont intéressés assez rapidement à faire autre chose que le métier de géomètre classique », d’après un responsable . Adossé à ce cabinet, Pierre M. fonde en 1981 la société Gamma entouré d’une poignée d’autres salariés. Ils travaillent de concert avec chacun leur compétence : environnement, infrastructure et urbanisme. Gamma concentre alors la compétence qui touche à l’environnement et au cadre de vie. Cette séparation de l’ingénierie environnementale des géomètres demeure cependant uniquement une scission juridique : les deux entreprises travaillent dans les mêmes bureaux et collaborent sur de nombreux projets communs. Gamma travaille en particulier avec l’ingénierie d’infrastructures demeurée au sein du cabinet de géomètre.
Les premières missions de Gamma : études environnementales, projets routiers, assainissement et plans d’aménagement (1983-2001)
Un bref regard dans quelques archives lacunaires fournies par la documentaliste de Gamma donne quelques informations sur les premières missions de la toute jeune société Gamma (aucune donnée sur le contenu effectif de la mission, son budget et les partenaires impliqués). Si souvent seuls les intitulés subsistent, ils renseignent cependant sur la prise de commande et les clients.
Dans les années 1983-1990 figurent des promoteurs immobiliers et tout particulièrement le groupe CIF pour des missions d’aménagement de lotissements (coordination et maîtrise d’œuvre sans doute), EDF, la DDA et la DDE pour des études ou des notices d’impacts d’aménagements (par exemple remembrements, usines d’incinération et surtout des projets routiers). Des conseils généraux apparaissent ponctuellement pour des projets routiers. Des mairies sont également très rarement présentes pour des plans de référence, des notices d’impact de POS. À partir de 1986, les premières missions sur l’assainissement pour des syndicats intercommunaux ou des mairies apparaissent.
Dans les années 1990, la commande municipale prend de l’importance dans le carnet de commandes Gamma, en particulier sur les questions d’aménagement (POS, ZAC…) et d’assainissement, alors que les projets routiers demeurent une part importante (étude de faisabilité, d’aménagement, mais surtout études environnementales et paysagères pour le compte de la DDE et de plus en plus pour les conseils généraux). La SEM gestionnaire du réseau de transport de l’agglomération proche et de son tramway, fait appel à Gamma pour la première fois en 1990 pour une mission intitulée « plaquette tramway ligne nord » et lui fournit quelques mandats de maîtrise d’œuvre quasiment chaque année de cette décennie. Les missions sur l’environnement lié à l’agriculture pour la DDA se réduisent et les missions pour des lotisseurs privés disparaissent quasiment au profit des plans de zones aménagées par les communes. Les sociétés d’économie mixte apparaissent dans ce cadre pour des études liées aux aménagements de ZAC. Les communautés de communes apparaissent aussi naturellement à la toute fin des années 90. Enfin EDF continue de faire appel à Gamma pour des études environnementales liées à l’aménagement de son réseau de lignes électriques. Dans les années 1990, la commande est ainsi en grande partie publique.
Concernant la zone géographique d’intervention, elle demeure essentiellement régionale (et s’étend aussi aux régions limitrophes), en tout cas jusqu’en 2001. En définitive, l’activité de Gamma entre 1983 à 2001 reste concentrée sur ses quelques métiers principaux infrastructures (routières et urbaines), études environnementales, assainissement et plan d’urbanisme (POS et ZAC).
De l’âge d’or à une croissance qui cloisonne : le boom du marché face au retrait de l’État
Cette proximité spatiale d’une petite équipe de salariés dans les mêmes bureaux permettait d’entretenir un dialogue efficace entre les diverses compétences. Ce dialogue aisé et ce fonctionnement pluridisciplinaire justifient que « l’approche globale » soit considérée comme présente dans « les gènes » ou dans « l’ADN » de l’entreprise, constituant même selon son président, sa « marque de fabrique ».
« Quand on est arrivé, quand Pierre M. s’est occupé d’environnement dans le Groupe LNK, il y avait de l’autre côté l’ingénierie technique qui était pas Gamma. Donc il y avait l’ingénierie, Michel B. qui faisait les projets routiers, et Pierre M. qui se lançait sur le marché de l’environnement, et donc il fallait croiser les deux. Et donc comme ils avaient du bon sens tous les deux, ils se sont dit qu’il fallait bien… Mais ils ont commencé comme ça par faire des projets sans diag’ environnement, mais c’était du bon sens de dire « on fait le lien entre l’environnement et le projet dans le bon sens ». Parce que, un, dans la formation d’origine il y avait un peu ça et surtout le contexte faisait que c’était dans la même boîte où il y avait l’ingénieur et… Enfin c’était pas la même société, mais ils étaient dans le bureau l’un à côté de l’autre. Ils mangeaient ensemble à midi tout le temps. Il y en a un qui faisait l’environnement. Donc ils échangeaient, ils discutaient. Et comme ils avaient du bon sens tous les deux, ils sont partis dans cette direction-là. Donc c’est pour ça que cette approche globale on la faisait depuis le début. Mais on le faisait beaucoup moins bien parce qu’il y avait pas les textes qui allaient. Et les textes se sont renforcés et il y a eu des obligations ensuite de faire un état initial, de prendre en compte l’environnement, de justifier… mais ça c’est bien après. Mais au début on le faisait pas bien non plus. C’était cette idée au début qu’il fallait faire plutôt comme ça, mais on le faisait pas toujours comme ça. C’était le bon sens à l’époque qui faisait qu’on se rapprochait de ça. » .
« Tout ça c’est depuis le départ un monde qui cohabite. C’est pour ça que je dis que c’est la culture. Depuis le départ c’est une vraie volonté. C’est pas un affichage, c’est des équipes avec des philosophies différentes, avec des métiers différents, mais qui se côtoient qui discutent ensemble. » .
« L’histoire interne [de l’approche globale] je pense qu’elle est liée à la structure de la société qui dès le départ a mis côte à côte des architectes-urbanistes, des gens de l’environnement et des techniciens. Pas beaucoup de structures à leur création en 82 avaient toutes ces compétences réunies et qui sont des compétences nécessaires pour une approche globale des projets. Donc, avoir un noyau de personnes parce qu’au début ils étaient à peine une dizaine qui se parlent et avec des métiers aussi divers et font des projets ensemble. Je pense que c’était des ingrédients pour mettre en œuvre dès le départ une approche globale des projets. Et ce qui a perduré pendant longtemps. » .
Gamma se développe ensuite rapidement sur des thématiques environnementales variées, par exemple sur l’impact de l’agriculture, puis sur les domaines de l’eau (gestion de l’eau, qualité de l’eau et préservation de la ressource en eau). En 1987, Micheteau et Savary, Gamma et Dimtec (société d’informatique) se rassemblent sous la bannière du groupe Intop (ingénierie, topographie et informatique) et déménagent en 1988 dans de nouveaux locaux. La synergie de Gamma avec l’ingénierie en infrastructures du géomètre fonctionne si bien qu’autour de 1993, la décision est prise selon un responsable actuel de l’activité infrastructures d’intégrer la partie infrastructures au sein de Gamma pour plus de « cohérence » (il évoque aussi des « intérêts financiers »).
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Du terrain ethnographique au cadre de la sociologie pragmatique : l’ingénierie à l’épreuve de « l’approche globale »
1. Le terrain de l’enquête ou l’énigme de « l’approche globale »
1.1. L’histoire d’un « ensemblier » de l’ingénierie en aménagement, urbanisme et environnement et de son « approche globale »
1.2. Un premier sujet pour mener un changement des pratiques : initialement une recherche « pour » l’urbanisme
2. Une recherche « sur » l’urbanisme : la sociologie pragmatique des épreuves pour analyser l’activité de l’ingénierie
2.1. La sociologie pragmatique pour prendre au sérieux le discours professionnel sur « l’approche globale » et ses effets
2.2. La méthode de l’enquête : les outils de la sociologie pragmatique pour étudier les « épreuves » de l’ingénierie
Quelques conventions de rédaction
3. « L’approche globale » en mode pragmatique, la cité par projets contre la cité industrielle
3.1. « L’approche globale », un discours issu de la cité par projets
3.2. Le déclin de la cité industrielle par sa critique
Conclusion : investiguer l’ingénierie, un changement normatif et ses effets
Chapitre 2 : L’organisation de l’ingénierie en compromis avec la cité par projets : matrice, logique compétence et comptabilité analytique
1. « L’approche globale » pour asseoir un nouveau modèle matriciel sur la critique de l’organisation « industrielle »
1.1. La critique d’une organisation « industrielle » : la croissance bureaucratique d’une entreprise « domestique »
1.2. « L’approche globale » pour asseoir un nouveau modèle organisationnel à double entrée : l’organisation matricielle
2. La traduction inaboutie de « l’approche globale » dans les épreuves de la « logique de compétence »
2.1. Une « approche globale » des salariés évalués dans une « logique de compétence »
2.2. L’évaluation problématique des « savoir-être »
2.3. Une évaluation révélatrice du flou du travail prescrit : entre rentabilité, technicité et savoirêtre
3. Le compromis par la comptabilité analytique : le temps et ses indicateurs comme « Alpha » et « Oméga »
3.1. La transversalité peut-elle s’incarner dans un outil de gestion ?
3.2. Les limites de l’outil de gestion comptable dans l’organisation matricielle : le décalage entre le travail affiché et le travail réel
4. Rehiérarchisation des salariés dans le nouveau compromis organisationnel : la relégation des experts ?
4.1. « C’est des pièces anciennes du système » : le renouvellement des experts promus pour appuyer le changement connexionniste
4.2. Valorisation relative du chef de projet et désaffection de la filière « expert »
Conclusion : le chef de projet et l’expert dans les nouvelles épreuves du travail de l’ingénierie privée
Chapitre 3 : La mise en discussion au péril de l’expertise dans les nouvelles épreuves collectives du travail
1. Une mise en conflit permanente : les épreuves de coordination relocalisées
1.1. Une mise en négociation permanente du travail et du temps par la matrice
1.2. Le chef de projet : un manager au pouvoir restreint dans la négociation
1.3. Une organisation peu lisible, qui doit fonctionner par l’autocontrôle et la confiance
2. La figure de l’expert au péril du travail organisé par projet
2.1. La « guerre de clochers » ou la mise en concurrence des expertises organisées par métier
2.2. L’expertise discutée par la négociation permanente
2.3. La gestionnarisation de la discussion dans les projets : la qualité de l’expert vs la rentabilité du manager
3. Le travail sous pression de l’organisation matricielle : la faiblesse de l’expertise face à l’urgence des projets
3.1. Le déclin de l’expertise « en plan » sous le règne de l’urgence
3.2. Une inflation peu rétribuée de la gestion de projet au détriment de l’expertise
Conclusion : le déclin du travail de l’expertise et la pression du chef de projet
Chapitre 4 : La montée de l’ingénierie vers le conseil ou la critique de la division du travail avec le client
1. Les épreuves du client : l’ingénierie comme relation de service
1.1. Le cahier des charges au cœur des dispositifs de la délégation d’expertise dans l’action publique locale
1.2. L’ingénierie comme service : une relation fondée sur l’incertitude
2. La critique des dispositifs de l’épreuve du client : un déplacement vers l’épreuve processuelle
2.1. La critique de l’appel d’offres dans l’épreuve marchande du client
2.2. La remise en cause de l’appel d’offres, pour une relation voulue durable avec le client
3. La montée de l’ingénierie vers le « conseil », un engagement pour le client à l’appui de la cité par projets
3.1. Un « partenariat » avec le client : reformuler le besoin pour « faire aboutir »
3.2. Comment bien vendre le « conseil » ? Le problème de la tangibilité des prestations
4. L’ingénierie en compromis, à mi-chemin vers le « conseil »
4.1. Une posture de « conseil » en compromis avec d’autres modes de coordination avec le client
4.2. Les deux modèles de l’ingénierie : le déclin du modèle expert comme appui normatif face au client
Conclusion : la revalorisation de l’ingénierie par le « conseil »
Conclusion