Les théoriciens français
Au XIXe siècle plusieurs critiques se sont penchées sur les origines de la Chanson de Roland. Ainsi, ces discussions autour des événements, de l’auteur et de la date du massacre de l’arrière-garde ont donné plusieurs versions dites théories des origines. En effet, cette critique fort ingénieuse s’évertuait à retrouver le passer historique enseveli, et fort bien enfoui en vérité de Roland. Mais on ne doit pas s’y tromper la genèse de l’œuvre n’est pas de ce fait expliquée, elle est dans les confusions, dans les discussions et dans les surcharges. D’abord, Léon Gautier qui, dans son Introduction à la traduction du poème affirme que la légende de Roland s’est développée immédiatement après la bataille du 15 août et s’est modifiée en sept étapes au fil des siècles pour aboutir aux quelques manuscrits qui nous sont parvenus. La théorie de L. Gautier consiste en deux hypothèses : une première relative aux chants épiques, poèmes longs qui auraient été récités par les gens de métier tels les jongleurs et les trouvères, et une seconde, établissant un lien entre les cantilènes et les chansons de geste, les premières chantées par les gens du peuple. Donc, l’épopée ne serait que peu inspirée des cantilènes, car leur structure était plus courte et plus simple. Toujours selon Gautier, l’auteur de la Chanson de Roland ne pouvait être un savant si l’on considère la simplicité du style et l’absence d’effets littéraires dans le poème. Léon Gautier ne trouve pas surprenant que l’auteur connaissait la Bible, mais : « notre auteur n’est pas un théologien, et, s’il faut dire ici toute ma pensée, je ne crois même pas qu’il ait été un clerc. Il ne sait guère que le catéchisme de son temps, il a vu les vitraux ou les bas-reliefs des portails, et c’est par eux sans doute qu’il connait les Histoires de l’Ancien Testament.» Puis Gaston Paris, l’un des disciples de Léon Gautier qui, définitivement surpassa son maitre et se forgea une brillante carrière dès son jeune âge. De son mentor il conserva la théorie des origines anciennes et populaires des chansons de geste, mais la modifia pour l’appeler davantage la « théorie des cantilènes ». Selon G. Paris « au commencement était les cantilènes » pour expliquer la genèse de la Chanson de Roland, il soutient que les cantilènes sont les racines littéraires du poème et elles se définissent comme une poésie lyrico-épique primitive qui naît sous l’impulsion d’une forte impression suite à un événement saisissant. Ces cantilènes sont succinctes et parsemées d’éléments captivants. Elles n’ont pas de prétentions littéraires, mais elles agissent sur l’émotivité populaire et l’inspirent. Par exemple, nombreuses des cantilènes sur Charlemagne furent chantées par les jongleurs qui voulaient célébrer la gloire des héros. Les jongleurs, ces aèdes du Moyen Age comme les appelle G.Paris dans ses Légendes du Moyen Age, les auraient rattachées et retravaillées pour en faire des poèmes plus longs et plus développés. Gaston Paris va encore plus loin dans son souci de précision. Il va jusqu’à dater les cantilènes qu’il situe du VIIIe à la fin du Xe siècle, et les épopées du Xe à la fin du XIIe siècle. Quant à la Chanson de Roland, il en explique la genèse par la présence d’un poète inconnu à la défaite de Roncevaux, lequel n’aurait sans doute pas participé au combat, mais aurait très probablement était le triste témoin de la défaite sanglante de guerriers de Charlemagne. Il aurait chanté la glorieuse mort des héros dans un chant qui se transmit de génération en génération. Au fil du temps plusieurs poètes se sont succédé, chantant le poème, remodelant la trame de la Chanson de Roland selon leur inspiration, et permettant au public du XIIe siècle d’apprécier le récit du comte Roland. G. Paris suppose donc une longue tradition à la Chanson de Roland et le travail de plusieurs auteurs, d’où le caractère collectif de l’œuvre. Toutefois Gaston Paris affirma : « Ce doit être une règle de critique que, quand un récit est en lui-même invraisemblable, il a besoin de plus de garanties qu’un autre, de preuves plus contemporaines et plus concordantes, pour se faire accepter comme vrai. Puis, c’est un procédé dangereux, qui n’a presque jamais donné de bons résultats, que celui qui consiste à conserver d’un récit, dont rien d’ailleurs n’atteste l’authenticité, et où il y’a des erreurs manifestes, ce qui n’est pas absolument démontré faux ; cela rappelle les errements de l’ancien rationalisme, qui, prenant un récit miraculeux, en retranchait le merveilleux et n’avait aucune existence au dehors. On n’a pas le droit d’ajouter foi à ce qu’on ne peut vérifier dans une narration où tout ce qu’on veut vérifier est faux. » Les légendes localisées c’est-à-dire de chercher en quels lieux, quels hommes pouvaient avoir, aux temps de ces romans, donc du XIe au XIIIe des raisons d’imaginer ces légendes ou de les répéter et de propager donc il est nécessaire de recenser des lieux qui hantèrent les héros. Les routes de pèlerinage : l’idée de repérer ces routes qui ont servi des lieux aux chansons de geste amène Gaston Paris, dans son traditionalisme poste romantique en exposant comment au cours d’une première période, du VIIIe au Xe siècle, ont existé des cantilènes sur Charlemagne. Elles avaient été composées par des guerriers eux-mêmes, par des contemporains des évènements. D’ailleurs, ces champs lyriques ou lyrico-épiques, nés dans une époque bilingue, étaient composés aussi bien dans la langue des francs que dans la langue romane. Ainsi, ces champs nationaux disparaissent à la fin du Xe siècle. Les auteurs en sont les jongleurs, à la fois poètes et chanteurs ambulants, qui se substituent aux guerriers de l’époque antérieure, eux aussi chanteurs et poètes ; mais les jongleurs réalisent une œuvre plus vaste, car ils fondent ensemble les champs antiques et leurs confèrent une unité en les ordonnant autour d’une idée générale (pp.11-12). Les poèmes des jongleurs conservent leur popularité, car les jongleurs les remanient de siècle en siècle afin de les adapter aux conceptions et aux goûts des nouvelles générations (p.23). Cette vie des thèmes épiques met en jeu deux traditions d’origine distinctes : d’abord la tradition nationale, à l’âge des cantilènes ; ensuite la tradition littéraire, à l’âge de l’épopée, à partir du Xe siècle. Ensuite, vint la théorie individualiste de Bédier qui soutient que le célèbre poème, et non comme la nécessaire évolution des légendes, ou comme le fatal aboutissement des lois naturelles ; c’est ainsi qu’avec lui, et avec les poèmes du cycle de Guillaume, est née au XIe siècle, l’épopée française. C’est dans ce même sens que se dirigent son œuvre monumentale qui a fait époque dans ces études des origines, les quatre livres, Les Légendes épiques, publiées à Paris de 1908 à 1913. En effet, dans cette œuvre Bédier rejette toute idée de la tradition, car une œuvre poétique ne peut s’expliquer, à l’en croire, en faisant intervenir des « forces collectives, inconscientes, anonymes, à la place de l’individu »11. Partant de ce principe Bédier explique la naissance de la Chanson de Roland au tome III de ses légendes épiques. L’évangile de Bédier s’ouvre sur des paroles sacramentelles : « Au commencement était la route, jalonnée de sanctuaires. Avant la chanson de geste, la légende : légende locale, légende d’église ». Il prétend qu’avant fût écrite la plus ancienne Chanson de Roland sans cesse conservée, qu’on peut imaginer des environs de 1100, les pèlerins de Saint Jacques de Compostelle voyaient, à Saint-Romain de Blaye, la tombe de Roland, et à Saint-Seurin de Bordeaux l’olifant du héros. Telles sont les indications que nous fournit le plus ancien poème, dans la laisse 267. D’après ces hypothèses dit Bédier ; les clercs de ces deux sanctuaires, qui jalonnaient la route de Saint-Jacques de Galice, ont lu la page de La Vita Karoli d’Eginhard, où la mort de Roland est contée. Mieux, ils ont inventé des reliques rolandiennes afin de pouvoir les montrer aux pèlerins, pour le plus grand honneur de leurs églises respectives, en même temps qu’ils rapportaient le récit de La Vita (p.373). Il s’est trouvé que l’un de ces pèlerins était un poète génial : grâce aux souvenirs de Blaye et de Bordeaux, et à quelques autres de mêmes nature qu’il a pu recueillir dans la région pyrénéenne, ce poète voyageur a conçu le poème (p.377). Tout autre principe d’explication est inutile, puisqu’on trouve dans une seule page de La Vita Karoli tout l’élément historique contenu dans le poème (p.376). « Il ne faut plus parler davantage de chants épiques contemporains de Charlemagne ou de Clovis, ni d’une poésie populaire, spontanée, anonyme, née des évènements, jaillie de l’âme de tout un peuple ; il est temps de substituer au mystique héritage des Grimm d’autres notions plus concrètes, d’autres explications plus explicites ». Ainsi, se trouve radicalement supprimée l’époque primitive que les romantiques avaient supposé et que Rajna découvrait dans les textes historiques, hagiographiques et poétiques des premiers siècles médiévaux. Pour Bédier, l’épopée française commence avec les premières chansons de gestes connues, dès la fin du XIe siècle ou de très antérieure à celle que nous connaissons ; mais, si elle a existé, elle n’a pu être qu’un mauvais et grossier mélodrame. Il affirme ensuite que le Roland d’Oxford, l’œuvre maitresse est une création entièrement personnelle, écrite au commencement jusqu’à la fin par Turoldus, trois siècles après le désastre de Roncevaux, sans qu’il y’ait lieu d’imaginer, entre l’évènement et le poème, des « cantilènes » ou d’autres textes intermédiaires. Dès lors, comme l’explique l’auteur, de la même manière que le Roland, les principales autres chansons de geste : toutes sont nées de « légendes d’églises ». Pour rompre tout lien en l’épopée germanique et la romane, Bédier s’efforce de saper par la base tous les témoignages allégués par la critique du XIXe siècle et d’en rabaisser la date autant qu’il est possible ; l’encombrant « Fragment de la Haye », communément daté, avant lui, du Xe par lui en 1040 plus tôt, or suivant une opinion nouvelle ; or, postérieurement, la plus minutieuse des études paléographiques consacrées à ce fragment l’a situé entre 980 et 103015. Enfin, l’auteur clôt les quatre volumes Des Légendes épiques, en 1913, sur de brèves « conclusion », où, dans cinq paragraphes successifs, il répète cinq fois, à la manière d’un refrain strophique, cette affirmation catégorique : « Les chansons de geste sont nées au XIe siècle seulement » ; ce qui revenait à dire qu’elles étaient nées longtemps après les évènements qu’elles se rapportent. Il termine en disant : « Fixer cette date, ce fut mon principal objet et le résultat essentiel de ce livre est de l’avoir fixée. Les chansons de geste sont nées au XIe siècle seulement : c’est une vérité que plusieurs contesteront encore demain, que bientôt tous reconnaitront ; c’est une vérité ; c’est pourquoi, ayant donné sept ans de ma vie, et plus, pour l’établir, je dirai à mon tour la fière parole : Je ne regrette rien 16 ». Même si il répudie « l’héritage mystique des Grimm », Bédier fut toutefois attiré et comme subjuguait par cette phrase de Wilhelm Grimm17 qui exprime une aversion religieuse à l’égard quiconque assigne à la légende des Nibelungen une origine scythique et non germanique à l’épopée française, il lui semblerait livrer aux germains la Chanson de Roland. En effet, s’il fallait attribuer à l’épopée française, elle serait de même souche française plus ancienne. D’après Bédier, le plus ancien manuscrit que nous possédons de la Chanson de Roland fut écrite approximativement dans la seconde moitié du XIe et du début XIIe siècle. Bédier poursuit en affirmant qu’il ne faisait nul doute que la Chanson de Roland, genre épique, tirait son origine des routes de pèlerinage. Selon Bédier l’épopée véritable populaire spontanée n’est jamais née et ne peut naître qu’à une époque sincèrement primitive, à un moment où le sens historique n’existe pas encore, où la légende règne, et règne sans rivale. Joseph Bédier pour sa part, après avoir fait quelques allusions dans ses Légendes épiques à des sources latines éventuelles de l’épopée française, revient sur cette hypothèse dans ses Commentaires du Roland, publié en 1927. Ceux qui s’étaient consacrés à la recherche de telles sources n’avaient prêté attention qu’à la littérature poétique. Bédier porte son attention et ses investigations du côté de la prose et il est en quête d’une tradition littéraire savante qui puisse supplier, au besoin la prétendue tradition légendaire en langue vulgaire, si on le refusait décidément à l’admettre. C’est en ce sens que Bédier allègue la légende biblique de Jodas Macchabée, les historiens romains, les vies des saints, l’Iliade latina, l’Eneide, la Thébaïde, Elmold le Noir, Abbon. Bédier voulut se livrer à une comparaison minutieuse des trois poèmes latins avec la Chanson de geste française. Devant ce résultat négatif, le théoricien de l’individualisme ne peut dissimuler un certain embarras : s’il faut à une tradition littéraire savante, en sera-t-on réduit à envisager « l’inexcusable » c’est-à-dire une tradition poétique en langue vulgaire ? Bédier admet à ce moment que, si la Chanson Roland n’a rien imité de précis chez les latins, il a hérité d’autres chanteurs de geste plus anciens l’essentiel de ces procédés narratifs, de sa rhétorique et de sa poétique. En revanche, il développa très peu la question de l’identité du « poète rolandien ». Fut-il un théologien ? Un clerc ? Cela semble possible pour J. Bédier, puisque les moines avaient accès aux Annales carolingiennes et à une multitude de documents sur lesquels les fidèles n’avaient pas de droit. Ainsi, cette théorie des origines récentes a été de belle manière résumée par Italo Siciliano : « Les légendes vont par les routes et donc par monts et par vaux, elles vivent surtout en s’attachant à des ruines et à des moments, elles s’arrêtent et même se forment dans les sanctuaires, et c’est là qu’elles se conservent et peut-être s’altèrent19 ». En outre, parmi les successeurs de Bédier figure Albert Pauphilet, qui étudiant en 1924 la Chanson de Gormond et Isambert qu’il nomme simplement Chanson d’Isambert, car ce personnage, du fait qu’il semble purement fabuleux, fournit un bon argument contre la théorie traditionaliste. En revanche, Pauphilet eut à rejeter tout le travail ecclésiastique d’élaboration légendaire supposé par Bédier : « le poème naît d’un seul coup, par la grâce souveraine de l’art » sans qu’il soit besoin de faits historiques, de sanctuaires, de légendes. La formule « Au commencement était la route », inventé par Bédier, Pauphilet la remplace par « Au commencement était le poète ». A l’en croire, il en fait un commentaire : « Je ne me dissimule pas que cette manière d’expliquer une chanson de geste est assez insolite ; celle de Bédier, malgré sa nouveauté, reste plus voisine de l’ancienne école, puisqu’elle admettait l’existence des traditions locales… ». Evidemment ces expressions révèlent une très particulière et personnelle prédilection pour « l’insolite » tandis qu’est dénoncé comme un défaut évident le fait de garder une parenté quelconque avec l’ancienne école. L’atmosphère de l’individualisme critique qui consiste à placer l’originalité au-dessus de tout, s’épaissit de plus en plus. Par conséquent, Albert Pauphilet, dans un article Sur la Chanson de Roland, paru en 1933, s’attache à combattre le principe : « Au commencement était la route jalonnée de sanctuaires ». Il croit que le Roland n’est pas issu des vagues souvenirs épars le long de la route des pèlerinages. Les tombes de Blaye, que l’on présentait comme celles des héros tombés à Roncevaux, ne sont pas à l’origine de la Chanson : elles sont nées de la Chanson. Et puisque ces tombes sont citées à la laisse 267 du manuscrit d’Oxford, Pauphilet doit confesser que le Roland d’Oxford n’est pas la forme la plus ancienne du poème, mais qu’il y’a eu un poème antérieur, qui a donné lieu à des localisations légendaires. Ainsi, donc il y’a eu d’autres chansons de Roland, antérieures à celle que nous connaissons, fait qu’avaient déjà constaté et admis Bédier et Wilmotte. Pauphilet accorde aussi un rôle aux poètes latins de l’époque carolingienne. Il existe une légende savante de Charlemagne, crée par ces vieux poètes depuis le début du IXe siècle, tandis qu’il n’y a aucune légende populaire de Roland jusqu’au jour où un poète tira, de la légende carolingienne de Charlemagne, la première Chanson de Roland. Cette Chanson primitive, qui selon Pauphilet, se terminait dorés et déjà par l’épisode de Baligant, n’était pas à proprement parler une Chanson de Roland, mais une Chanson de Charlemagne. Plus tard, Pauphilet émettra l’opinion que le premier fut « composé dans la première moitié du XIe siècle sous une forme très voisine de celle d’Oxford ».Il se fondera sur le fait que le poème très voisin ne connait pas encore Barbastre, alors que cette ville forte fut, après la fameuse croisade de 1064, très souvent citée dans les chansons (Aliscans, Enfances Vivien, Aimeri de Narbonne, les Narbonnais, etc…). Par ailleurs, Ferdinand Lot qui défend la tradition ininterrompue. Ce grand médiéviste et ami de Bédier, fut son adversaire le plus résolu et le mieux armé. Au cours des trois années, de 1926-1929, il publia cinq articles sous le titre d’ensemble : Etudes sur Les légendes épiques françaises. Il nie tout argument l’explication de l’élément historique de ces chansons par les routes de pèlerinages et par l’intérêt que les clercs de certaines églises auraient pu avoir à honorer le héros du poème. Les sanctuaires du midi de la France ont sans doute influé sur la formation de certains poèmes du cycle de Guillaume ou d’Aymeri, puisque les jongleurs, gens du Nord, y font état de certains poèmes de certains détails précis de la topographie et les cultes des sanctuaires. D’autres églises de pèlerinage ont pu fournir des renseignements complémentaires sur tel ou tel personnage déjà célèbre. Mais tout cela se constate en des versions tardives, et non dans les poèmes les plus proches des origines. « J’admets, dit Lot, que toutes les chansons du cycle de Guillaume s’expliquent par la voie regardante, par Gellone… etc…sauf une, la plus ancienne, l’ancêtre, la chanson de Guillaume. J’admets que toutes les chansons qui placent l’action en Espagne connaissent- et admirablement- la voie qui mène à Compostelle, sauf une, la plus ancienne, la Chanson de Roland, qui ne sait rien du chemin de SaintJacques ». Alors, puisqu’il faut renoncer à faire des légendes d’église le principe générateur des épopées : « il ne reste plus d’autres chemins que de revenir à la vielle théorie de la transmission de siècle en siècle nul autre moyen de rendre compte des éléments historiques que renferme chaque chanson de geste ». Gormont et Isambert, qui se rapporte à la victoire de Louis III sur les Normands à Saucourt, en 881, n’est pas le développement poétique, infidèle et incohérent, d’annales monastiques ; ce poème procède plutôt d’une « saga nomade », passé sur le moment à la fin du IXe ou au Xe siècle27. Girart de Vienne suppose la chanson d’un jongleur contemporain des évènements survenus à Vienne vers les années 870-871. Sur la nature exacte de ces chansons primitives, Lot s’exprime en traitant de Raoul de Cambrai. La version conservée de cette chanson cite un certain Bertolai, combattant à la bataille d’Origny en 1043, comme l’auteur de la première chanson sur les faits d’armes qui furent accomplis. Lot se demande si Bertolai a composé simplement une brève « complainte », élégie ou romance, sur la mort prématurée de Raoul au cours de cette bataille, ou s’il a composé un poème où, déjà, figuraient les sept ou huit personnages historiques qui jouent un rôle dans la rédaction conservée29. Mais cette hésitation nous semble pouvoir être levée par cette remarque : si Bertolai n’avait pas mentionné ces passages historiques, comment auraient-ils pris place par la suite dans le poème aujourd’hui conservé ? Précisément, le point faible et vulnérable de l’explication de Bédier est de n’avoir pu trouver aucune conjecture valable pour rendre compte de plusieurs noms historiques qui se trouvent dans le poème. Et si Bertolai a narré « tous les plus beaux faits » survenus à la bataille d’Origny, s’il « a fait d’eux une chanson telle qu’il n’y en a pas de meilleure », il a dû nommer un grand nombre de bons combattants, ce qui suppose une composition de caractère narratif et non lyrico-épique. Néanmoins, Ferdinand Lot incline à croire que la chanson originelle a dû être mi- lyrique, mi- narrative, « une « complainte », comme celles qu’on attendait naguère encore dans les villages de France sur des meurtres ou d’autres évènements. Lot montre encore la vanité des efforts opiniâtres de Bédier pour rajeunir les dates des chansons de geste et les témoignages relatifs à ces dates. Lot rétablit la haute antiquité du fragment de la Haye, que Bédier avait traité avec dédain et ramené aux alentours de l’an 1040, au plus tôt.30. De même il juge digne de foi le récit suivant la Chanson de Roland avait été chanté à la bataille d’Hastings en 106631. Dans le même sens il découvre l’existence de deux frères appelés Olivier et Roland en 1096 ; c’est une preuve du fait que, longtemps avant cette date, la Chanson de Roland était déjà célèbre, malgré qu’en aient ceux qui la croient pas antérieure à la première croisade. Lot signale un singulier archaïsme dans le texte du poème : La France, qui le Roland appelle ainsi en un sens restreint, aux vers 1428-1429, de la Chanson de Roland, est la petite francia de la fin du Xe siècle, particulièrement chère aux derniers carolingiens. Les études sur Les Légendes épiques, n’ont pas encore eu le retentissement qu’avaient eu Les Légendes épiques. La cause est sans doute qu’elles ne traitent pas le sujet avec le même luxe de développement et qu’elles sont rédigées dans un style moins brillant, qui affaiblit même et atténue la force des arguments les plus favorables, à l’opposé de l’assurance hardie de Bédier. La cause en est, plus encore, que ces études furent écrites à l’heure de l’individualisme triomphant
La conquête des nouvelles terres
Il est évident de montrer que les conquêtes de Charles sont purement religieux mais un autre motif s’y colle : la conquête des nouvelles terres. En effet face à l’avancée Sarrasine, il fallut une riposte contre l’étranger. Ce succès dont la France ne devait pas évincé à savoir cet esprit de nouvelles terres. Certes disons Roland n’a pas trahi l’esprit de la féodalité puisque cette idée de terres revient de temps en autre. Ainsi cette tradition des Francs qui cherchaient à continuer vers l’étranger risque d’être anéantie par cette bande sarrasine. Dès lors, comme on le verra antérieurement elle continua cette expédition territoriale en Espagne, chevaliers du voyage vers des victoires incertaines pour agrandir cette « douce France ». Puisque Charles n’avait rien à faire : la Saxe était tranquille et l’Italie ne l’inquiétait pas. En revanche, le mobile premier était traversé les Pyrénées, étendre les limites de la « douce France » à coup de sabre et ne laissaient point de limites tant qu’il y’avait de la terre devant eux. La France ! Il n’a que ce mot à la bouche de cet amour au cœur, et voici quelques mots qui sont le résumé de son âme : « Terre de France, vous êtes doux pays ». C’est à la gloire de cette France belle et tendre que ses chevaliers combattent. D’emblée c’est ce type héroïque qu’est résume dans la Chanson de Roland. A l’en croire quels chevaliers, quels barons, quel patriotisme de ces héros épiques. Etant donné que Roland le réclame et selon le patriote, le monde entier ne parut plus qu’un champ de bataille immense où combattaient, la lance au poing, les champions et les ennemis de la « douce France ». En effet, embuscade et sièges, messages insolents, combats singuliers et batailles rangées c’est la série d’actions qui se suivent. Cette infatigable gente franque n’arrête jamais. Par conséquent, le roi Charles repasse les monts, franchit les mers, décidé à reconquérir des sols occupés par les forces musulmanes. Ainsi, la France envoyait sur tous les champs de bataille le « francorum exercitus » car il avait besoin d’un maximum de terres avec toutefois, l’idée de défense de son territoire. Certains récits se mettent à énumérer les différentes grandes villes qui sont tombées sous le joug des francs. En effet, dans la Chanson de Roland d’Oxford apparaisse une pluralité de conquêtes réalisées en Espagne, en Europe et en Afrique et aussi contre les Saxons, les Goths. En un siècle où le résultat de cette expansion ne pas sans précédent et en plus jusqu’à la cet essor n’avait était continu ailleurs et les conquérants se battaient contre leurs propres voisins avant de se lancer vers la conquête des terres sarrasines. Juste. Vers l’Espagne musulmane qu’auront lieu les prochaines évasions. Par ces opérations Charles cherche à conquérir des terres. Ainsi, ils multiplièrent les conquêtes en Espagne dans les grandes villes telles Cordoue, Saragosse, Pampelune, etc… Ce désir de poursuite est affirmé d’avance dès le prologue de la Chanson de Roland : Calrles li reis, nostre emperere magnes, Set anz tuz pleins ad est et en Espaigne… (Bédier, v. 1-2) Ainsi de ces « set anz tuz pleins », Charlemagne vient attaquer les Sarrasins d’Espagne à la tête d’une armée puissante pour étendre son territoire. La dimension de cette quête s’accroit car l’intérêt qui se présente c’est de raser toutes les terres d’où l’ennemi se présente. Le caractère politique va pousser Charles vers la direction d’Espagne, il bouscule les Saxons, il dégage toutes les villes qui s’opposent à cette expédition. D’ailleurs, il donna des terres à son neveu parce que les terres des vaincus sont confisquées et départagées aux chevaliers. Toutefois, si cette conquête fut rapide, elle se fait avec de la résistance des autres peuples puisque cette campagne de longue durée fut toujours accompagnée d’une résistance de l’ennemi. Plutôt que de laisser les troupes de Charles conquérir bon grés mal grés des révoltes naissent pour barrer la route aux envahisseurs. Charles avait sans doute ce mobile territorial parce que chaque conquête victorieuse Charles s’y installe dans cet espace conquis une autorité. Voulant le maximum de terre les troupes de franques ne s’arrêtent plus : elles atteignent beaucoup de villes espagnoles, leur chevauchée ne connait aucun frein et, après les batailles l’armée franque atteigne Saragosse. Eginhard souligne que tranquillisé par la soumission apparente des Saxons, il ne laissant devant eux qu’un écran de protection. Ce qui explique l’effondrement qui se produira lorsque le roi se rend en Espagne. Si le chef de la marche de Bretagne Roland a péri à Roncevaux, c’est aussi que Charles a dégarni la défense face aux Bretons. Et il avait incorporé à son armée de contingents de pays très récemment ou mal soumis : Bavarois, Septamaniens et Lombards. C’est donc un rassemblement aussi vaste que possible, mais hétéroclite, des forces de son royaume qu’opère Charles, et si l’on pense au temps qu’il a fallu pour concentrer aux besoins matériels des troupes et leur ravitaillement venues de 1000 km de distance et parfois de près de 2000 km jusqu’aux frontières méridionales, il n’y a pas de doute que le souverain entreprend ici un grand dessein, même si une arrière garde de l’armée carolingienne ne rassemble jamais des effectifs considérables. Ainsi demeura la campagne d’Espagne avec deux corps. L’un des corps, composé de gens du Nord et de l’Est (Austrasie, Bourgogne, Bavière, Lombardie, Provence, Septimanie), traverse le Bas – Languedoc, passe les Pyrénées par le col du Perthus et gagne Barcelone. L’autre, formée de Neustriens et d’Aquitains, avec Charles lui-même qu’à Pâques se trouvait à Poitou, au palais de Chasseneuil où il a laissé la reine alors enceinte, descend sur Pampelune. En effet, la jonction de deux corps d’après le témoignage des Annales de Metz « l’Espagne trembla » s’exécuta selon le plan prévu, devant la cité de Saragosse « On compte, postérieurement à 821, plusieurs autres expéditions. L’une est dirigée contre les terres de Lérida, en 822. Une autre traverse les funestes Pyrénées de Pampelune, en 824 91» En plus, dans la marche de l’Espagne, défendue alors par Bernard de Septimanie, marquis de Gothie, la révolte du Goth Aizon, soutenue par Abderrahman II est d’ordre politique. D’entrée de jeu dans la Chanson de Roland le poète commence à raconter les expéditions de Charlemagne et dans la Chanson, Roland s’adressant à son épée Durendal rappelle les terres qu’il a conquises pour Charlemagne. Dès lors, le héros épique cite les dixhuit pays d’Europe qui sont tombés sous la belliqueuse franque (Bédier, laisse 172). En outre, le roi Charles est content d’avoir conquise des villes espagnoles comme le montre ces vers : « L’empereur se fait joyeux ; il est en belle humeur : Cordres, il l’a prise. Il en a broyé les murailles, et de ses pierriers abattu les tours. 92». Puis dans d’autres passages le poète nous montre : « Charlemagne a ravagé l’Espagne, pris les châteaux, violé les cités. Sa guerre, dit-il, est achevée. ». Ces mêmes conquêtes sont présentes en Afrique. De surcroit, quand Charles pleurait devant le corps de Roland, il redoutait la révolte des peuples que son neveu avait conquis pour lui. Il les énumère tous :
« Encuntre mei revelerunt li Seisne
« Hungre e Bugre e tante gente averse,
Romain, Puillain e tuit cil de Palerme,
« E cil d’Affrik e cil de Califerne,
Par ailleurs, les guerres d’Espagne, énumérées dans les premières scènes de la version de Turoldus se référent tous à des noms géographiques. La conquête d’Espagne par Charles est vaguement affirmée car le Roland français liste beaucoup de villes. Par ailleurs, les messagers de Marsile avaient trouvé Charlemagne et sa troupe dans des cités dont il avait déjà s’emparées (Oxford. l. l5 et 8). Plus tard quand Charles doit accepter l’or offert et rentrer à Aix-La-Chapelle expose son opinion : il faut assiéger Saragosse. Il rappelle aussi qu’il a conquis Noples, Commibles, Valterne, la terre de Pine, Balasguexd, Tuele, Sezilie (Oxford. l.14). Lorsque Ganelon revient de son ambassade avec l’or de Saragosse, Charles n’est plus à Cordes, mais à la cité de Galnes, que Roland avait prise en d’autres temps et détruite (Oxford, l.53). Il faut comprendre que toutes les conquêtes de Charlemagne ne sont qu’une quête de nouvelles terres qui animaient les esprits des français du XIe siècle à savoir comment faire pour avoir un maximum de terre. Sans poursuivre plus loin, on peut affirmer que les conquêtes de Charles sont purement politiques. Lorsque l’ambassade de Marsile se présentait devant le roi pour manifester leur soumission aux forces franques, Charles se trouvait sur des terres déjà conquises : « Que vous l’y suivrez à la fête de Saint-Michel ; que vous y recevrez la loi des chrétiens ; 95» C’est le jour de la Saint Michel que Charles donne une grande fête, à l’occasion de la soumission de Marsile et de la fin de la guerre (v. 37 et 53). Enfin, au moment où Roland va mourir, un tremblement de terre agite le sol de toute la France, et le poète nous indique les quatre points dont Saint-Michel de Péril (v.1428). De toute façon Saint-Michel de Péril joue un rôle important dans la Chanson de Roland car même Roland mourant Saint-Michel de Péril apparait auprès de lui.
La soumission des vaincus
Nous allons adopter l’idée de conversion comme soumission étant donné que les conquêtes de Charles en terre ennemie furent chaque fois accompagnées d’une conversion spatiale ou religieuse. Ce sont ces différents types de conversion que nous allons tenter d’énumérer. Evidemment ces peuples vaincus par la force du fer seront toutefois convertis à la loi chrétienne car selon Raymond Menendez Pidal, le véritable Charlemagne de l’histoire, baptisait les vaincus. Ainsi, les Saxons, soumis en 776 et 777, reçoivent le baptême par milliers117. Après sa soumission, en785, Witikind est baptisé ; il a pour parrain Charles lui même. Ce dernier manifeste pour la conversion de son ennemi le même intérêt personnel que celui dont témoigne Charlemagne vainqueur de Baligant, à l’égard de la conversion de la reine Bramidoine. Pour les Annales l’expression « Widikinus convertitur »119 équivaut à dire : « Widikind se soumet » ; déclarer que les Saxons, en 776, donnent des otages pour garantir qu’ils se feront Chrétiens, c’est dire qu’ils promettent la soumission120. Ecrire que les Saxons en 792, abandonnent le christianisme et reviennent au paganisme, ou bien qu’ils promettent à nouveau, en 794, de se convertir121, c’est indiquer qu’ils se révoltent ou qu’ils se soumettent à nouveau. Toujours d’après Raymond Menèndez Pidal, on tient le même langage à propos des Avars ou Huns ; lorsque leur chef, Thodan, se rend, en 795, avec ses comptes, à Aix-La-Chapelle pour capituler, Charles leur fait recevoir le baptême : « eum baptizari iursit et eos qui cum eo venerunt »122 . Evidemment l’Eglise ne cessait d’exalter la valeur religieuse de ces guerres. En effet, dans une lettre, de 796, Alcuin félicite le roi, il lui annonce la gloire qu’il obtiendra de Dieu pour avoir soumis les peuples idolâtres des Saxons et des Huns, les initiant à la connaissance du Christ sauveur. Au mois d’aout de l’an 800, Alcuin congratule à nouveau le roi pour les triomphes imposant le joug très doux de la foi chrétienne123. Toutefois, Charles ne conçoit pas la soumission du vaincu sans conversion au christianisme. Par ailleurs, depuis ses débuts, avant d’être empereur, il fait la guerre pour restaurer l’idée impériale romaine qui se réalise pleinement avec le couronnement de l’an 800. Ainsi, le Charlemagne historique ne pouvait songer à soumettre les Sarrasins sans vouloir aussi les convertir. Il ignorait ce que savaient bien les croisées du XIe siècle, que l’Islam était une force spirituelle dressée face au Christianisme, incomparablement plus puissante que le paganisme des Saxons et des Avars ; une force spirituelle de cette qualité ne se prête pas à la fiction des conversions en masse. En revanche, dans la Chanson de Roland force est de constater que l’idée religieuse est primordiale. Etant donné que le roi Charles baptisait tous les rois soumis au Christianisme puisque Roland telle les autres chansons de geste, exprime « une idéologie épique » dont l’un des éléments majeurs est le thème de la conversion de l’ennemi. A cet titre, la Chanson de Roland esquisse plusieurs types de conversions que les chansons postérieures vont reprendre. En effet, c’est sur des conversions purificatrices que s’ouvre et se clôt l’œuvre. L’intrigue de l’œuvre montre la menace de mort qui pèse sur les Sarrasins. Ainsi, l’empereur après la prise de Cordres, a toutes les raisons d’être satisfait : « Dans la cité il n’est resté de païen qui ne soit devenu mort ou chrétien ». L’épisode final, la prise de Saragosse, se solde par la purification religieuse de la ville débrasée des cultes non-chrétiens qui sont considérés comme impurs. La conversion de l’espace urbain est opérée par la destruction des images et des lieux de culte des ennemis : « L’empereur a pris Saragosse : à mille Français ont fait fouiller la ville, les synagogues et les mosquées ; avec en mains des maillets de fer et des cognées, ils brisent les statues et toutes les idoles : il ne resta ni sortilège ni fausse croyance 124». Elle est suivie du baptême des soldats et habitants, réunis dans une masse indistincte dont les velléités de refus sont anéanties par la mise à mort immédiate : « Le roi croit en Dieu, il veut faire son service et ses évêques bénissent les eaux : ils mènent les païens jusqu’au baptistère. S’il y’en a un qui veuille résister à Charles, il le fait prendre ou bruler ou tuer. Beaucoup plus de cent milles sont baptisés, en vrai chrétiens, hormis seulement la reine125 ». Ainsi, la destruction des idoles et des statues de Saragosse, à la fin de la Chanson de Roland, rejoue une fois encore l’éradication du paganisme antique persécuteur des premiers chrétiens, sur lesquels les chevaliers francs prennent leur revanche. La conversion de masse voir aussi soumission à la loi chrétienne réalisé instantanément la transformation des païens en « vrai chrétiens », sans qu’il soit besoin de les catéchiser. Elle accompagne la conquête, l’extermination des récalcitrants faisant place nette. De même, dans Anséis de Carthage, une chanson du premier tiers du XIIIe siècle sur la pacification de l’Espagne après la conquête, le refus du baptême entraine la décapitation immédiate. Ensuite, la soumission par vassalité qui scande l’intrigue de la Chanson de Roland, par le thème de la conversion du roi Marsile. Ce dernier, veut se délibérer de la propagande de l’armée franque et son vassal Blancandrin lui conseille d’envoyer à Charles une (fausse) soumission : « Vous le suivrez à la Saint-Michel et recevrez la loi des chrétiens : vous serez son homme en tout bien tout honneur127 ». Le message adressé par Marsile conjugue aussi promesse de conversion et promesse de fidélité vassalique : « J’embrasserai la loi chrétienne je serai son homme en toute amitié et loyauté 128». L’appel à la conversion du roi ennemi procède d’une croyance bien enracinée en la vertu pacificatrice de l’unité religieuse : l’acceptation de l’ordre chrétien est censée aplanir les conflits d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une soumission politique. S’ajoute aussi la soumission des chevaliers envers leurs seigneurs. Du coup le chevalier doit à son seigneur une soumission et obéissance, il lui sert comme vassal et le Seigneur lui doit en retour une protection et des fiefs. Les conversions des chevaliers vaincus deviennent effectives procédant d’évolutions spirituelles plus ou moins mises en lumière. Par exemple le païen Fierabras, héros éponyme d’une chanson de de la fin du XIIe siècle, composée dans l’orbite de l’abbaye de Saint-Denis, affronte Olivier en combat singulier. Cette fois, les exhortations à la conversion sont réciproques mais inversées, Olivier pressant Fierabras de renier Mahomet et de se faire baptiser sur les fonts baptismaux, Fierabras l’invitant au contraire à renier ces mêmes fonts mais aucun rite de passage vers l’islam ou le paganisme n’est précisé129. Ces offres sont assorties de conquêtes guerrières, ou pour Fierabras, du don de sa propre sœur Floripas en mariage : gravement blessé, Fierabras « Du Saint-Esprit a tout cœur illumine 130» et dans un même mouvement, se rend à Charles et accepte de devenir chrétien. Mais, la conversion de Corbaran constitue un cas limite131. Le personnage épique, présent dans les Gesta Francorum (v.1100) puis dans une série de chansons jusqu’à la fin du XIIIe siècle (Les Chétifs, La Prise d’Acre, La chrétienté Corbaran), est l’avatar d’un personnage historique le turc Karbuqâ ou Kerbogha qui fut le gouverneur de Mossoul à la fin du XIe siècle. Si le Karbuqâ historique est bien mort dans la foi islamique, le héros sarrasin, lui, connait une spectaculaire évolution d’une œuvre à l’autre, devenant d’abord un candidat à la conversion puis, dans la Chrétienté Corban, un convertit qui entraine son royaume païen précède sa mort ou la fin de la chanson de geste, celle de Corbaran lui ouvre au contraire une nouvelle carrière épique puisqu’il combat avec ardeur les païens, ses anciens frères d’armes. Enfin, nous avons la soumission de reine sarrasine qui fait exception à la soumission en masse. Dans la Chanson de Roland, Charles a d’autres projets pour Bramimonde, la veuve de Marsile : « En douce France elle sera emmenée captive : le roi veut qu’elle se convertisse par amour132 ». D’avance, en apprenant le massacre des païens par l’armée de l’empereur, la reine avait critiqué ouvertement les divinités de son propre camp, trompeuses et inefficaces : « Nos dieux ont commis une félonie en lui manquant ce matin dans la bataille133 », « Nos dieux que voici sont impuissants (…). Ils ont fait tués nos chevaliers134 », et elle s’était déclarée convaincue de la supériorité de Charles. Si elle avait invoqué de l’aide à Mahomet en assistant à la bataille elle avait aussitôt constaté la défaite des siens135. Elle semble donc être prête à se soumettre à la foi chrétienne. Après avoir massacré la gente sarrasine, Charles présente la reine aux évêques en les ordonnant de procéder à un baptême. Il s’agit, cette fois, d’une conversion présentée comme volontaire et précédée d’une longue instruction religieuse « Elle a tant entendu de sermons et de paraboles qu’elle veut croire en Dieu et devenir chrétienne136 ». La cérémonie est publique, le changement d’affiliation est marqué par l’adoption d’un nouveau prénom, Julienne, et le poète insiste pour une dernière fois sur caractère volontiers de la conversion137.Plus que la féminité de la reine, c’est son rang qui lui vaut ce traitement spécifique. Par ailleurs, elle est le seul personnage sarrasin qui accepte de soumettre et accepter à l’itinéraire de la conversion, refusé par Marsile et Baligant. Elle entre ainsi dans la société chrétienne, mais aussi dans un silence perpétuel puisque son baptême signe la fin de la Chanson de Roland. Toutefois, les soumissions féminines furent nombreuses dans les chansons de geste. Le cas général correspond plutôt au motif de la sarrasine qui accepte volontairement de se convertir par amour voir aussi par le désir d’éviter l’époux sarrasin prépara, l’attirance envers le noble étranger forme autant de motifs qui paraissent fort peu politiques, et l’on peut souligner sur ce point l’influence du roman qui se développe aux XIIe et XIIIe siècles. Entre les deux amants, la différence de religion constitue une barrière que la sarrasine surmonte pour entrer dans la société chrétienne, comme pour les chevaliers qui basculent d’une religion à une autre. Donc ce changement de religion des princesses accompagnent la formation d’un lien interpersonnel ici l’engagement matrimonial qui apparait comme l’équivalent féminin de la vassalité, et doit être volontaire. La soumission purificatrice, générale et violente, d’une population et d’un terroir, s’accordait avec l’idée d’une guerre contre les Sarrasins (surtout en Espagne) était une reconquête et qu’il fallait purifier de la souillure de l’idolâtrie, le territoire repris sur les usurpateurs. La conversion des chevaliers et princesses, auxquels il ne manquait que de recevoir le baptême pour s’intégrer dans la société féodale chrétienne par vassalité ou par l’union des deux amants, mariage, était le complément nécessaire de la reconnaissance d’un ordre politique. Par conséquent, dans cette France qui n’était pas une nation mais un ensemble de territoires très divers, la soumission de l’ennemi à la loi chrétienne (païen, infidèle) était une fiction mobilisatrice, capable de renforcer le sentiment de l’unité des Chrétiens ; elle fut aussi une utopie de compensation lorsque, avec les revers des Croisées en Terre Sainte, il s’avéra que le ré christianisation de l’Orient ne pouvait être réalisée.
|
Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : PRÉSENCES DE L’IDÉOLOGIE
I- L’énigme des origines
I-1- Les théoriciens français
I-2- Les autres théoriciens
II- LE CLIMAT POLITICO-RELIGIEUX
II-1- Le contexte des croisades
II-2- La conquête des nouvelles terres
III- La propagande des valeurs de la chrétienté
III-1- Les armes au service de la foi
III-2- La soumission des vaincus
DEUXIÈME PARTIE : L’HISTOIRE
I- Les événements préliminaires
I-1- Les rivalités entre Omeyyades et Abbassides
II- Les expéditions de Charlemagne en Espagne
II-1- D’après les sources latines
II-2- D’après les sources arabes
III- Le récit de la bataille
III-1-La bataille de Roncevaux
III-2- La vengeance
TROISIÈME PARTIE : LA CRÉATION ÉPIQUE
I- La récréation de l’histoire
I-1- Les positions de la défaite
I-2- Le « Silence des siècles »
II- Le récit des miracles
II-1- Le miracle astronomique
II-2- Le courage et la démesure de Roland
III- La forme et le style
III-1- La narration et la description
III-2- La laisse
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Télécharger le rapport complet