L’histoire contrefactuelle, un outil de la pensée historienne ?

Des origines de l’histoire contrefactuelle

                    Les origines du raisonnement contrefactuel ne sont pas récentes. On retrouve des traces de sa mise en œuvre dès l’Antiquité. Ainsi, l’historien athénien du Vème siècle avant Jésus-Christ, Thucydide, a recours à plusieurs reprises à l’histoire contrefactuelle dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse. Il s’en sert alors pour comprendre les raisons de la chute de l’empire d’Athènes en 404 (DELUERMOZ, SINGARAVELOU, 2016, p.20). L’historien de la Rome antique Tite-Live se livre, lui aussi, à cette expérience dans son œuvre, L’histoire de Rome. Il imagine ce qui se serait passé si Alexandre le Grand avait décidé de partir à la conquête vers l’ouest plutôt que vers l’Asie (MERCIER, 2016, p.94). Tite-Live tente alors de savoir si, in fine, l’hégémonie romaine aurait été possible si Rome avait dû faire face à l’armée macédonienne. Il opère donc une comparaison entre les forces macédoniennes et les légions romaines. Toutefois, ces premières traces d’histoire contrefactuelle apparaissent comme des digressions dans les textes des historiens antiques. L’histoire des possibles n’est pas donc encore utilisée comme une forme de raisonnement conscient permettant d’apporter à la connaissance du passé. Il s’agit, dans ces deux cas, d’orienter les résultats de cette expérience. Par exemple, Tite-Live cherche à magnifier la puissance romaine (DELUERMOZ, SINGARAVELOU, 2016, p.21). Au début du XXème siècle, le sociologue allemand Max Weber utilise aussi l’histoire des possibles dans ses Essais sur la théorie de la science. A partir de son expérience, il affirme qu’il faut assumer consciemment l’utilisation de ce raisonnement. Weber réfléchit au rôle joué par Bismarck dans le déclenchement de la guerre entre l’Autriche et la Prusse en 1866. Autrement dit, il se demande si la guerre aurait eu lieu à un moment ou à un autre sans la décision et le rôle joué par Bismarck (PROST, 1996, p.178). Lors de cette expérience contrefactuelle, il tente donc de pondérer les causalités, de peser le poids des différentes causes dans l’histoire. Sa théorie influencera les différents penseurs et utilisateurs de l’histoire contrefactuelle dans la seconde moitié du XXème siècle (DELUERMOZ, SINGARAVELOU, 2016, pp.31-32).

Des débats qui interrogent la frontière entre histoire et imagination

                     Ces débats parmi la communauté universitaire dépassent le simple cadre de l’histoire contrefactuelle et interroge la limite entre histoire et fiction et le statut de l’imagination en histoire. Avant les philosophes des Lumières, les savants opposaient l’histoire qui relate les faits et la poésie qui n’est que fiction. Ce paradigme connut un changement au cours du XVIIIème siècle car l’historien doit faire face à une réalité passée donc il doit « donner la fiction des faits passés » avec l’obligation d’apporter des preuves. (KOSELLECK, 1979, pp.292-293) A la base du travail de l’historien, il y a tout d’abord la reconstitution de faits. Toutefois, et comme le souligne l’historien Paul Veyne, l’historien n’a accès qu’à une partie de la réalité du passé. « Pour le reste, il doit boucher les trous. » (VEYNE, 1971, p.194) C’est que ce Paul Veyne appelle la « rétrodiction ». L’histoire n’est toujours qu’une connaissance lacunaire du passé. L’historien doit donc faire appel à l’imagination, à la fiction, pour reconstituer ce passé révolu. Le passé sur lequel travaille l’historien n’est toujours qu’un passé reconstruit par lui (RICOEUR, 1964, t.3, p.336-337). Le rôle de l’imagination en histoire est aussi souligné par Antoine Prost pour qui l’historien doit « se mettre à la place de ceux que l’on étudie. » (PROST, 1996, p.169) Pour cela, il faut faire appel à la fiction pour reconstituer des pans entiers perdus de la réalité du passé qu’il faut bien sûr rendre crédibles grâce à des preuves. Il ne peut donc s’agir que d’une « illusion contrôlée qui n’est pas destinée à plaire ou à distraire » mais à aider l’historien dans sa recherche (RICOEUR, 1964, t.3, p.341). Cette limite floue entre histoire et fiction amène donc à envisager avec sérieux la pertinence et le sérieux de la démarche contrefactuelle pour peu qu’elle suive une méthode empruntée à la pensée historienne. Si l’on peut considérer l’histoire des possibles comme un outil à la disposition de l’historien, qu’en est-il dans le cadre de l’histoire scolaire ? Peut-on faire de l’histoire contrefactuelle en classe ?

Un outil dans l’apprentissage de la causalité en histoire ?

              Si pour les historiens, il est acquis que l’histoire est la quête des chaînes de causalité afin de rendre intelligible le passé, ce n’est pas la représentation que l’élève a de l’histoire. Pour lui, l’histoire est un récit des faits du passé. Pourtant, l’histoire scolaire a l’ambition d’initier les élèves aux modes de pensée historienne dont la causalité fait partie (CARIOU, 2012, p.69). Avant même de tenter de travailler la causalité avec les élèves, l’histoire contrefactuelle doit leur permettre de prendre conscience que l’histoire en tant que science humaine cherche des raisons aux actes humains sans nécessairement arriver, comme en science naturelle, à une loi universelle qui définit pour chaque phénomène des causes fixes (COLLIOTTHELENE, 2004). L’histoire des possibles doit donc amener les élèves à interroger, à se poser des questions sur le passé. L’un des objectifs de ce raisonnement est, in fine, de modifier la représentation qu’ont les élèves de l’histoire afin qu’ils passent de « l’histoire raconte le passé » à « l’histoire tente d’expliquer le passé par la recherche de causalités ». Ensuite, cette expérience doit permettre à l’élève de s’initier à la recherche des chaînes de causalité d’un événement historique. C’est ce qu’il fait lorsqu’il tend à rendre crédible son scénario en allant chercher des causes dans le passé de l’acteur historique qu’il incarne. En justifiant son choix pour tel scénario qu’il considère comme étant plus crédible, il établit par lui-même des liens de causalité. L’histoire contrefactuelle est totalement basée sur cette recherche des causes pour développer des scénarios alternatifs possibles et crédibles. L’histoire contrefactuelle offre, en cela, un avantage. Plutôt que d’aller chercher dans les documents fournis par le professeur des causes à un événement, l’élève produit luimême une explication du passé. Il passe donc du récit à l’explication. Il ne faut pas perdre de vue que l’histoire des possibles n’est pertinente que si elle permet d’avancer dans le raisonnement de causalité de l’histoire réelle. Il ne s’agit pas de faire du révisionnisme. Cette expérience doit toujours être rattachée à l’histoire réelle et apporter dans l’explication de celle-ci. Pourquoi finalement ça s’est passé comme ça ? Pourquoi ces scénarios alternatifs n’ont-ils pas eu lieu ? Par jeu de miroirs, l’expérience contrefactuelle doit permettre de mettre en évidence le poids des causes d’un événement réel. C’est tout l’intérêt du moment de basculement dans l’expérience où l’élève quitte son scénario imaginaire pour revenir à l’histoire réelle. Cette étape est d’ailleurs la plus importante dans le protocole expérimental. Toute expérience d’histoire des possibles doit donc partir des objectifs de cours fixés par le professeur. L’enjeu est toujours de se demander en quoi ce passage par un raisonnement contrefactuel peut permettre d’approfondir la compréhension de tel phénomène historique par les élèves. L’avantage de l’histoire contrefactuelle est donc d’offrir une autre approche dans l’étude des causalités. Le fait d’envisager des scénarios différents peut permettre de pondérer ou au contraire, de révéler des causes jusque-là minorées (PROST, 1996, p.182). L’histoire des possibles peut donc permettre d’offrir une meilleure compréhension du passé. Si l’on s’en tient qu’aux traces visibles faisant apparaître clairement des causes à des événements, on en oublie certaines qui n’apparaissent pas d’emblée. Selon Paul Ricœur, il est donc nécessaire d’imaginer si cela s’était passé autrement pour comprendre ce qui s’est réellement passé (RICOEUR, 1964, t.1, pp.323-324). Si l’histoire des possibles est un moyen pour évaluer l’importance d’une cause par rapport à une autre dans le cadre d’un même événement, elle amène aussi à identifier différents types ou catégories de causes, théorisées par les historiens. Polybe, au IIème siècle avant JC, tentait d’identifier les causes des guerres puniques opposant Rome à Carthage. Il était alors parvenu à distinguer les causes particulières qu’il relie à l’intention des acteurs et les causes générales qui, elles, sont davantage structurelles. Ce travail de distinction des différentes causes entre elles s’apparente ce à ce que Paul Ricœur appelle la « causalité graduée » (RICOEUR, 1964, t.1, p.328). L’histoire des possibles doit aussi permettre aux élèves non seulement de comprendre que le raisonnement historique passe par la causalité mais aussi qu’il n’y a jamais une seule cause à un même événement. Comme le souligne Paul Veyne, il existe un faisceau de causes en histoire et non pas une cause unique (VEYNE, 1971, p.200). Dans le Futur passé, Reinhart Koselleck va même plus loin en insistant sur le fait que l’historien doit « évaluer différentes séries de preuves rendant perceptible tout un tissu de dépendances » (KOSELLECK, 1979, pp.306- 307). Selon lui, un même événement doit être expliqué à l’aide d’une chaîne causale où les différentes causes de ce même événement sont liées entre elles. Il s’agit d’éviter qu’un schéma déterministe s’installe dans la tête de l’élève qui en viendrait à la conclusion qu’une cause A amène inévitablement à un phénomène B. L’expérience contrefactuelle doit faire apparaître la complexité et l’impossible vérité absolue auxquelles l’histoire, en tant que science humaine, est confrontée. Ainsi, l’histoire des possibles pourrait permettre de faire progresser l’élève dans l’apprentissage de la causalité en histoire à bien des égards.

Le contexte de l’expérience

                  Avant de présenter concrètement la première expérience d’histoire contrefactuelle mise en place en classe, il est nécessaire de revenir succinctement sur les étapes qui m’ont amené à traiter de ce sujet en particulier. Ce projet de recherche autour de l’histoire des possibles et de son utilisation dans le cadre de la classe est né de diverses observations effectuées dès le début de cette année scolaire. Ma représentation de l’histoire, née de mon cursus universitaire et de mes recherches en Master, a alors rencontré les représentations de l’histoire des élèves qui sont différentes des miennes. A mes yeux, le discours historique est une tentative pour rendre intelligible des réalités passées que l’historien cherche à expliquer. Le passé ne doit pas être considéré comme tel mais doit faire l’objet d’interrogations, d’une enquête par les hommes du présent. Selon moi, le professeur d’histoire-géographie doit initier les élèves à ces modes de pensée historienne sans pour autant avoir la prétention d’en faire des historiens. C’est là un principe tenu pour vrai. La recherche de la causalité figure parmi ces codes du discours historique. En arrivant au lycée, je pensais trouver des élèves curieux de comprendre le passé de nos sociétés humaines. Dès les premières semaines, je me suis aperçu que la grande majorité des élèves considéraient le cours d’histoire comme un cours où ils vont apprendre des faits, des dates, des événements, des chiffres qu’ils doivent prendre en note scrupuleusement dans leurs cahiers et non comme un moment où ils se posent des questions sur le passé. Pour les élèves, l’histoire est une discipline où l’on apprend plus que l’on ne comprend. J’ai pu dresser ce constat lors du premier thème d’histoire de l’année en classe de Première portant sur l’industrialisation et la mutation des sociétés depuis 1850 jusqu’aux années 1980. Ce thème a été traité lors des premières semaines après la rentrée. Cette partie du programme invite à formuler des chaînes de causalité entre les évolutions dans la sphère économique depuis le XIXème siècle et les mutations observées dans les sociétés occidentales à la même époque afin de démontrer les connexions entre économie et société. Tout au long de la séquence, au travers des mises en activité comme des cours dialogués, il m’est apparu que les élèves ne questionnaient pas par eux-mêmes le passé mais restaient passifs face aux faits qui leur sont présentés. J’ai donc décidé de réfléchir, à partir de ce moment-là, à des procédés qui permettraient d’impliquer davantage l’élève dans une tâche productive où il pourrait développer une pensée historienne autour de la causalité et de la conscience historique. C’est à partir de ces observations ainsi que de ces réflexions que ce projet de recherche autour de l’histoire contrefactuelle est né. Afin de valider ou non les hypothèses formulées précédemment, j’ai mis en place une première expérience d’histoire des possibles en classe de Première au mois de novembre, après les vacances de la Toussaint. Il s’agit d’une classe mixte de 35 élèves composée d’élèves de filière littéraire et d’élèves de filière économique et social. Dès le début de l’année, l’ambiance de classe est sérieuse. La classe est plutôt dynamique et plusieurs élèves font preuve de curiosité en cours. Certains viennent également à la fin de la séance me poser des questions pour approfondir certains sujets abordés. J’ai décidé d’insérer cette première expérience d’histoire contrefactuelle dans le thème 2 consacré aux guerres du XXème siècle et plus particulièrement dans la question portant sur les guerres mondiales. Mon choix s’est aussitôt porté vers la Première Guerre mondiale qui doit être étudiée par le biais de l’expérience combattante tant des soldats que des civils dans le cadre d’une guerre totale . Le fait de devoir travailler sur les individus pendant la guerre permet de faire facilement le lien avec la volonté de mobiliser l’histoire contrefactuelle avec les élèves pour les initier à la conscience historique des acteurs du passé. Cette forme de raisonnement est même particulièrement propice pour traiter de l’expérience combattante. Ils ont été amenés à réfléchir aux différentes raisons du départ de plus de trois millions de Français pour le Front en août 1914. L’expérience était prévue, au départ, pour une séance de cinquante minutes. Elle est située au début de la séquence sur les guerres mondiales juste après une introduction sur le contexte d’entrée en guerre.

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Table des matières

Introduction
1. L’histoire contrefactuelle, un outil de la pensée historienne ? 
A) L’histoire des possibles, un objet de débat chez les historiens
1. Des origines de l’histoire contrefactuelle
2. Le retour de l’histoire des possibles à l’époque contemporaine : un usage discuté
3. Des débats qui interrogent la frontière entre histoire et imagination
B) L’histoire des possibles en classe 
1. L’histoire des possibles, un jeu sérieux ?
2. Un outil dans l’apprentissage de la causalité en histoire ?
3. Un outil pour développer la conscience historique chez les élèves ?
II – La mise en œuvre de l’histoire des possibles en classe de Première
A) Première expérience : Et si les hommes de 1914 avaient refusé de partir combattre ?
1. Le contexte de l’expérience
2. Les objectifs de l’expérience
3. Protocole expérimental mis en place
B) Seconde expérience : Et si Hitler avait été tué lors du complot du 8 novembre 1939 ?
1. Le contexte de l’expérience
2. Les objectifs de l’expérience
3. Le protocole expérimental mis en place
III – La mise à l’épreuve de l’histoire des possibles : l’analyse des données recueillies
A) Analyse du recueil de données de la première expérience d’histoire des possibles 
1. Les traces de l’activité recueillies
2. Usages et limites du raisonnement causal mis en œuvre par les élèves
3. Les élèves face à la conscience historique des Français de 1914
B) Analyse du recueil de données de la seconde expérience d’histoire des possibles
1. Les traces de l’activité recueillies
2. Usages et limites du raisonnement causal mis en œuvre par les élèves
3. Les élèves face aux multiples consciences historiques en 1939
Conclusion
Bibliographie
Annexes
4ème de couverture

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